Billet invité
C’est en avril 2011 que Paul Jorion m’a sollicité à sa manière brève et directe ne m’écrivant : « avez-vous quelque chose à dire sur l’abusus dans la définition de la propriété privée ? ». Bien sûr, que j’avais quelque chose à dire, mais il me fallut finalement plusieurs mois pour parvenir au bout de mes réflexions sur un tel sujet, vaste même pour un juriste. Voici donc.
Le droit de propriété est défini juridiquement comme composé de trois droits fondamentaux : l’usus (le droit d’utiliser et de jouir d’une chose), le fructus (le droit de propriété sur les « fruits » de sa chose) et l’abusus (le droit d’en disposer, c’est-à-dire de la donner, de la vendre ou de la détruire comme bon lui semble).
On m’a toujours enseigné que l’origine de cette définition remontait à Rome, mais ce n’est pas le cas. En effet, aucun des textes juridiques de la Rome Antique ne comporte une telle définition, même si la notion d’abusus semble déjà présente dans le droit romain, dès la royauté.Il serait intéressant d’étudier en détail l’impact que le droit de propriété, et notamment de propriété foncière, va avoir sur l’histoire de Rome. La tension liée à cette question de propriété foncière va s’avérer décisive dans la fin de la République et dans l’Impérialisme romain.Mais ce n’est pas le propos.Il convient donc de relever que si la définition ternaire n’existe pas en droit romain, contrairement à ce que l’on affirme depuis toujours dans tous les ouvrages d’histoire du droit, l’abusus est déjà présente puisque les textes romains définissent le dominium comme étant composé du jus utendi (droit d’usage) et jus abutendi (droit d’en tirer les fruits et d’en disposer).
Dès cette époque, la notion d’abusus est donc distincte de celle du simple usage de la chose possédée. Mais dans cette notion, qui n’a rien à voir avec l’abus, il y a à la fois le fait de profiter des fruits de sa propriété, et le fait de pouvoir en disposer c’est à dire de pouvoir l’exploiter, la modifier ou la céder selon son libre choix.
Le dominium se distingue ainsi des autres droits d’exploitation et de possessions reconnus par les juristes romains, et se rapproche de notre notion de propriété privée.Il n’est pas inutile d’insister sur la nouveauté que représente cette notion d’abusus par rapport aux pratiques des autres peuples de l’Antiquité. Il s’agit d’une véritable rupture, en ce qu’elle reconnaît un droit de l’homme à disposer librement de ses possessions.Il est difficile de ne pas faire un lien entre cette évolution anthropologique qui instaure un droit nouveau et sans limite de l’homme sur les choses, et notamment les terres, et la domination de l’espace associée à l’Empire romain, domination remarquable du fait des moyens techniques de l’époque. Il semblerait en effet que les autres civilisations limitaient l’usage des choses par les hommes, même à titre privé, notamment par des interdits religieux. Tel n’est pas le cas des Romains, et c’est bien l’abusus qui marque cette spécificité, avec comme conséquence d’ouvrir la possibilité d’exploiter les espaces conquis sur les barbares et colonisés à des niveaux jamais connus jusqu’alors.
Nous n’aborderons pas ici les différents justifications données a posteriori par les auteurs, qu’ils soient économistes ou philosophes sur la légitimité de ce droit de propriété de l’homme sur la terre et les choses. La notion de propriété définie par les Romains n’a pas survécu aux invasions barbares, et il est intéressant de noter que le droit canon ne la reprend pas. Saint Thomas limite ainsi à deux composantes : jus disponendi et jus dispensandi (droits d’administrer et de dispenser).Les catholiques furent parmi les plus critiques à l’égard de la notion de propriété romaine, et notamment de l’abusus. Pour eux, la propriété est le droit « de jouir et de disposer de la façon la plus complète pourvu qu’on n’en fasse pas un usage qui soit en opposition avec les Lois de l’Etat, les vœux de la nature ou les desseins de Dieu ». Il limite donc grandement l’abusus.
Il est fréquent de présenter aujourd’hui la longue évolution qui à partir de la Renaissance va amener le renouveau de cette notion « absolue » de la propriété privée lors de la Révolution Française, comme l’aboutissement d’une lutte pour le pouvoir entre l’Aristocratie et la Bourgeoisie.
Pourtant, il convient de se rappeler à quel point les contemporains liaient les atteintes au droit de propriété et les aspects les plus tyranniques de la féodalité puis de la Monarchie absolue.
C’est pour cela que les révolutionnaires ne pouvaient instaurer un Etat de droit démocratique sans garantir parmi les droits les plus fondamentaux, celui des propriétaires, qui devaient être protégés contre les abus de pouvoirs des puissants.Il existe dans l’esprit des Lumières, un lien direct entre la liberté de chaque homme et la possibilité d’être propriétaire sans craindre une décision discrétionnaire du pouvoir politique. C’est ainsi que contre l’absolutisme royal qui s’était en France attaché à limiter le droit de propriété, la Révolution Française va proclamer dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen :
Article 2 : « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ».
Article 17 (ajouté au dernier moment le soir du 26 août, sans véritables débats) : « Les propriétés étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d‘une juste et préalable indemnité ».
La simple lecture de ces deux articles, dans leur forme originelle, montre bien à quel point, dans l’esprit des révolutionnaires, la propriété, ou plus exactement les différents droits de propriété qui coexistent depuis la féodalité, constituent un élément essentiel de la lutte contre l’arbitraire et la tyrannie.
On notera en revanche que si les droits de propriété sont des droits naturels et imprescriptibles, inviolables et sacrés, ils sont pluriels, et éloignés de l’abusus.
C’est après la réaction Thermidorienne que le glissement va se produire vers l’affirmation d’un droit unique et absolu, marquant le passage d’un propriétaire protégé de la Tyrannie à une propriété démiurge, dépositaire de la toute-puissance de l’homme sur la création.
La rédaction de l’article 544 du code civil, tel qu’il découle de la Loi du 27 janvier 1804 promulguée le 6 février 1804 est l’aboutissement sans équivoque de cette évolution : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. »
Arrêtons-nous sur cette formulation qui constitue de prime abord une erreur lexicale : un droit absolu ne peut être qualifié de « plus absolu ». Mais cette tournure incorrecte, employée de manière délibérée par les rédacteurs du Code civil, qui contrairement au législateur actuel savaient écrire des textes utiles, marque leur volonté d’accorder au droit de propriété le niveau le plus élevé de tous les droits. Il n’y a pas de droit plus grand que celui de propriété.Deux conséquences à cette formulation : d’abord, les atteintes à ce droit seront durement punies, y compris les critiques et écrits de ce droit, nonobstant la liberté de pensée et d’expression. Rappelons que la Convention a dès les 16-22 mars 1793 prescrit la peine de mort contre « quiconque proposera une loi agraire ou toute autre loi subversive des propriétés territoriales, commerciales et industrielles ». Il en sera de même lors de la Restauration et l’on ne compte plus les Lois instaurant un délit de presse spécifique pour ceux qui s’attaqueraient au droit de la propriété inviolable.Ensuite, la notion d’abusus devient donc essentielle, et sans limites autres que celles fixées par la Loi. C’est plus que le retour à un droit romain idéalisé, puisque la notion d’abusus devient distincte de celle de « fructus », c’est-à-dire que le droit de disposer comme bon nous semble de nos biens est un élément autonome du droit de propriété.
Le terme « abusus » fait au départ référence au droit de disposer de la chose (c’est-à-dire de la vendre, de la louer, de la léguer ou de la laisser inemployée, voire de la détruire). Ce terme recouvre désormais aussi la notion commune « d’abus », dans le sens de mésusage du bien. Les juristes rappellent donc que le propriétaire d’une chose peuvent la laisser périr, la conserver ou la détruire, en un mot d’en user en maître souverain qui ne doit des comptes à personne.
Une position classique de la doctrine est d’exposer que le propriétaire d’un domaine en est le maître. Il est donc libre d’en tirer une récolte ou d’en faire un terrain de chasse, sans tenir compte des exigences de la Société, et des intérêts ou des nécessités de la communauté à laquelle il appartient, qui peut donc souffrir de la manière dont il dispose de son bien. La notion d’abusus est donc intimement liée à « l’absolutisme » de la propriété, et implique avant tout l’idée de jouissance personnelle. Le propriétaire a le droit d’empêcher les autres, même placés dans la nécessité et disposés à payer une redevance, de cultiver les parties de son domaine qu’il ne veut pas ou qu’il ne peut pas cultiver lui-même.
Il ne peut donc y avoir « d’abus de droit de propriété », le propriétaire n’ayant aucun compte à rendre de l’usage qu’il fait de son bien, sous réserve de respecter les lois en vigueur.L’abusus, tel que nous venons de le définir, est fortement contesté par les catholiques comme les socialistes. S’il symbolise l’homme démiurge, il dénote aussi une conception profondément positiviste du rapport de l’homme à son environnement.Le propriétaire est ainsi autorisé à faire de son bien toutes les exploitations, toutes les innovations, toutes les expériences, sans limites. En instaurant ce droit « le plus absolu », la Révolution fait « table rase » de toutes les servitudes issues de la féodalité, qui grevaient les biens ou les domaines, et empêchaient le développement économique du pays.
Comme d’autres règles mises en place sous la Convention, il s’agit principalement de supprimer les contraintes et les verrous qui existaient sous l’Ancien Régime, et d’instaurer un cadre juridique propice à l’avènement des révolutions industrielles et à l’essor économique de l’Europe occidentale.
Toutefois, cette thèse encore proclamée aujourd’hui (rappelons que l’article 544 du code civil est toujours en vigueur en France en 2012) s’avère de plus en plus limitée dans les faits
(à suivre).
92 réponses à “RÉFLEXIONS SUR LA NOTION D’ABUSUS DANS LE DROIT DE PROPRIÉTÉ (Partie 1), par Cédric Mas”
La plus absolue, c’est du même style que celui du gamin menteur qui ajoute « et en plus c’est vrai », ce que confirme la restriction adjacente liée au museau de l’intérêt général qui pointe son nez.
Merci pour cet éclairage. Merci aussi à Nerima-kun pour le Japon.
Pas un arpent terrestre n’échappe à la dura lex sed lex romaine, désormais aussi incassable que le verre de cantine. TINA au droit romain.
Ce n’est pas rien que la fabrique sémantique de l’abus s’origine dans l’abusus quand bien même vous pistez que « la définition ternaire n’existe pas en droit romain » Ce qui est aussi énorme est votre ajout « contrairement à ce que l’on affirme depuis toujours dans tous les ouvrages d’histoire du droit » : confirmation d’un enseignement idéologique ?
Le Gaffiot me dit que Abutor est user jusqu’à disparition de l’objet, et pour certains objets ce n’est pas de l’abus mais leur destin, ce qui suffit à indiquer l’enjeu moral de la notion d’abus, et ouvrir le débat infini sur la tempérance.
Comme le rappelle via Foucault, Schizosophie, en filigrane de ces histoires, s’est constituée une certaine définition du sujet pas sans et passant l’objet jusqu’au nom propre comme Jorion l’a mis en valeur au prix fort dans une phrase de Marx. Notre fabrique de sujet lié aux objets (au sens le plus large) est maillée de deux millénaires de discours légaux qui nous instituent d’une toute autre façon que nos prédécesseurs, et on ne trouvera pas d’autres réponses au malaise ambiant qu’en détricotant-rétricotant autrement le maillage. Le fil « droit » est un parmi d’autres, qui tisse l’identité et la propriété sous un rapport certain.
Bonjour le blog,
j’ai une question à propos du classement de cet article dans les tags du blog.
Le sujet de la propriété a été abordé à de nombreuses reprises sur le blog. Voyant cet article, je souhaitais refaire un point en lecture diagonale (laborieuse, pfff) sur ce qui avait été dit sous d’autres approches que le droit sur ce blog.
Je cherche donc dans le nuage de Tags (dans la colonne de droite du blog) le mot « propriété » et là, ne le trouvant pas, je me tourne vers les tags de cet article, je trouve catégorie « droit » et Tag « abusus »… qui n’est pas présent dans le nuage de tags…
La catégorie droit m’amène à toute une série d’articles passionnants, mais qui ne traitent pas que de la propriété.
Je me demande comment les choix de tags sont réalisés sur le blog ?
Est-ce une démarche réfléchie pour apporter une manière de synthétiser, ou juste un classement parce qu’il en faut un ?
Y’aurait-il moyen de faire un travail collaboratif de reclassement ?
Un outil d’analyse de textes en recherche plein texte sur les articles et sur les commentaires qui produirait des nuages de tags sous différentes approches pourrait-il produire un résultat intéressant ? J’ai fait un petit essai sur cet article avec un outil en ligne qui produit des images de nuages de mots (pas de lien vers les textes donc) afin de voir ce que cela donne. Voici l’URL de sauvegarde : http://www.wordle.net/show/wrdl/4656614/Test_wordle
Est-ce que certainEs sur le blog auraient les compétences et l’intérêt pour étudier la question ?
Cela pour tenter de fournir un outil de navigation au blog qui va décidément de plus en plus vite, comme tout le reste d’ailleurs.
Bien vu Vincent. Pour être honnête, les tags dépendent beaucoup de celui qui met en ligne l’article. François n’en met presque plus. Paul met des tags factuels par rapport au contenu. Pour ma part, je pense surtout au référencement, et moins aux catégories.
Nous allons essayer de mettre en place un simple process pour que les articles soient mieux renseignés.
Chouette, si ça peut aider à suivre un peu plus facilement le blog et aussi moins chronophage, je suis preneur.
Si vous avez besoin de main d’oeuvre peu qualifiée, je me mets à votre disposition.
Il n’y aurait pas une petite erreur dans le texte:
« la plus complète pourvu qu’on n’en fasse pas un usage qui sont en » on devrait pas dire « qui soit en »?
Corrigé, merci.
Ne pas user d’un bien immobilier est-il un abus de droit ? La rétention immobilière peut-elle être considérée comme un abus du droit de propriété?
La question se pose, notamment sur les marchés immobiliers tendus, comme par exemple en région parisienne. Vous avez d’un côté des centaines de milliers de mètre carrés inutilisés et d’un autre côté des milliers de ménages qui n’arrivent pas à se loger. Certaines surfaces sont disponibles car en cours de commercialisation, d’autres le sont simplement parce que les propriétaires considèrent que les contraintes liées à la location sont trop fortes (risques d’impayés, difficulté à libérer les lieux en cas de besoin…) ou bien parient sur une meilleure plus-value dans les prochaines années.
Ces problèmes ont été mis en lumière par différents mouvements, le plus connu d’entre eux, étant le squat d’un hôtel particulier Place des Vosges par le collectif Jeudi Noir. Ce somptueux bâtiment de 2300 m² était inhabité depuis 1965.
Les pouvoirs publics, bien conscients de la problématique du logement en Ile de France, ont mis en place la taxe sur les logements vacants censées dissuader la rétention immobilière. Cette taxe semble avoir produit des effets mais ceux-ci restent limités. Il ne s’agit que d’une taxe, et en aucune façon d’une limite au droit de propriété.
Notre société considère que le droit de propriété est plus fort que le droit au logement. D’ailleurs, comme expliqué dans l’article, le droit de propriété est clairement codifié. Le droit au logement ne l’est pas.
Une solution pourrait être d’instaurer, un peu comme pour les droits de passage ou autres servitudes, une sorte de délai de prescription extinctive. Le droit de propriété disparaitrait, si le propriétaire ne pouvait justifier avoir fait valoir ses droits (usus, fructus, abusus) pendant une certaine période (15 ou 20 ans par exemple).