Certains des commentaires à mon billet Aristote et nous font apparaître un personnage bien étrange – qui ne laisse apparemment pas indifférent – mais sans rapport aucun avec le philosophe du même nom dont je parle dans Comment la vérité et la réalité furent inventées, mon ouvrage à paraître. En espérant que ce qui suit permette de clarifier un peu les choses : le projet de quatrième de couverture.
Quelles notions nous sont-elles plus évidentes que la vérité et la réalité ? La vérité évoque les choses qui sont vraies tandis que la réalité nous parle de ce qui tout simplement existe.
Et pourtant, ces notions sont absentes de la culture Extrême-orientale classique, et elles sont récentes dans la nôtre. Leur histoire est bien documentée, ayant donné lieu à de nombreuses querelles. La vérité telle que nous l’entendons est née en Grèce antique et fit ses débuts comme argument polémique. Ce sont Platon et Aristote qui la firent émerger dans la bataille qu’ils menèrent conjointement contre les sophistes. La réalité (objective) est elle fille de la vérité aristotélicienne mais résulte sous sa forme moderne d’un coup de force pythagoricien opéré à la Renaissance par les jeunes Turcs de l’astronomie moderne naissante, lassés des interférences de l’Église dans la construction du savoir.
L’émergence de la vérité et de la réalité n’aurait pas été possible sans une particularité de la langue : la possibilité de rassembler deux idées, non seulement pour établir une certaine identité entre elles, mais aussi pour suggérer un rapport antisymétrique entre elles, comme l’inclusion de l’une dans l’autre ou le fait que l’une soit la cause de l’autre. Ce que produit une langue privée de cette relation antisymétrique, s’observe dans ces faits de « mentalité primitive » qui étonnèrent longtemps les anthropologues, comme quand les Nuer affirment que « les jumeaux sont des oiseaux ».
Le coup de force pythagoricien de la Renaissance supposait une assimilation de deux univers : le monde tel qu’il est en soi (par-delà les illusions « phénoménales ») et celui des objets mathématiques dont nous avons fait la méthode privilégiée de nos théories scientifiques visant à le représenter. Il en résulta une confusion dont la physique contemporaine est aujourd’hui la victime : la modélisation mathématique du monde suggère en retour de lui attribuer des propriétés qui ne sont rien d’autre que les particularités des nombres livrés à eux-mêmes. Les anomalies créées par ces artefacts font que les modèles en engendrent désormais d’autres sans retenue, chacun s’éloignant davantage du monde en soi dont il s’agissait pourtant de rendre compte le mieux possible.
L’œuvre d’Aristote constitua un sommet dans la pensée. L’enthousiasme brouillon des savants nous fit nous en écarter. Les rendements décroissants de leurs théories nous obligent aujourd’hui à débarrasser l’entreprise de construction de la connaissance du mysticisme mathématique dont ils avaient fait leur principale arme de guerre dans le combat qu’ils menèrent victorieusement contre l’Église. Un exemple de la tâche à entreprendre est offert par une analyse, à la lumière de l’analytique aristotélicienne, de la démonstration par Kurt Gödel de son théorème d’incomplétude de l’arithmétique : les a priori mystiques en sont soulignés ainsi que le caractère hétéroclite des types de preuve mobilisés, dont certains seraient considérés par Aristote comme tout juste passables dans le contexte de la conversation courante.
98 réponses à “Comment la vérité et la réalité furent inventées : 4e de couverture”
@ C. Je ne dis pas qu’elles sont évidentes, ce serait d’une prétention… je dis qu’elles sont affaires de convention. Je parle de quelque chose de beaucoup plus intime que le maniement de concepts ou l’évocation de figures historiques sympathiques. Je parle de notre rapport aux choses en tant que ces choses sont une partie, ou le tout, de la réalité ultime, comme si « vérité » et « réalité » avaient toujours été données, avaient toujours été là, et non pas à deux doigts d’être « découverts » par le chercheur (on ne « découvre » jamais rien). Il n’y a que la poésie, ou la méditation bouddhiste, qui peut donner cette qualité de présence à ce qui est. Je crois que c’est là toute la question (la « silencieuse coïncidence » dont parlent les moines Chang quand l’observateur ne fait plus qu’un avec les choses).
Oui, bien sûr, en fait c’est par le truchement du symbole que l’on peut espèrer parfois ouvrir quelque chose de ce mystère qui ne se donne jamais à voir directement, d’où l’intérêt essentiel des contes, des mythes, de la poésie, du surréalisme,etc…
Extrême et palpitante vibration de l’esprit humain qui vient résonner PARFOIS au carrefour, à l’entrecroisement de la vérité archétypielle et de la réalité ex-istentielle, deux dimensions aussi nécessaires l’une que l’autre.
Un homme qui est trop fixé sur la dimension du mystère vit dans une réelle illusion inflationniste de son « moi » me semble-t-il, tout en croyant le contraire bien sûr, seul un homme qui lie dans son vécu basique et quotidien le terrestre manifesté au non-terrestre murmuré,appelons-le ainsi, laisse s’accomplir en lui quelque chose d’amoureux, des épousailles en quelque sorte, ne trouvez-vous pas?
Amha !! En voila une quête qu’elle est belle !
D’un autre côté je ne comprends pas bien l’objet:
Sauf les mathématiques pour certains (mais pas pour d’autres ex: « Les mathématiques pures n’existent pas »: Didier Nordon lui même mathématicien … et bien d’autres), je ne crois pas que l’homme (en particulier le physicien) d’aujourd’hui ait la prétention de savoir quel est le fin mot de l’histoire en terme de réalité.
« Tais toi et calcule » disait Feynman quand on lui demandait de « sous-titrer » les opérateurs de la MQ.
Et la vérité se renégocie tous les jours dans les médias, l’homme ne l’a pas inventé il passe sa vie à la réinventer. (Bon, j’imagine que la teneur du bouquin sera un peu moins fumeuse que les sornettes que je débite)
Sinon, avec la demonstration de Cohen ds les années 60, peut importe les théorème de Gödel, l’homme ne peut pas décider le la continuité de R tel qu’il l’a construit et tel qu’il a définit la continuité.
Ce qui fait de la continuité de R une proposition non décidable. Un genre de poussin noir (pour ne pas plagier) suffisant à prouver que toutes les propositions ne sont pas décidables. Et ce n’est pas une démonstration par l’absurde mais par l’exhibition.
Mais je me connais, j’achéterais très vraisemblablement le livre 🙂
Vérité et réalité :
« la pomme est sur la table » : réalité et vérité
1 million d’années aprés, c’est encore vrai mais n’est plus la réalité…
(d’après Conte Sponville, il me semble)