La retranscription de cette conversation, le 14 mars, a un peu tardé. La voici enfin.
Paul Jorion : Pour moi, le motif de notre rencontre tient essentiellement à un intérêt ancien pour vos idées dont je sens qu’elles sont proches des miennes. Nous nous sommes rencontrés il y a pas mal de temps, je crois qu’il est important maintenant, dans cette période, pour tout le monde, de totale hésitation, que les gens qui ont des idées, et des idées qui sont conciliables entre elles, qui permettent de faire quelque chose où le tout est plus grand que l’ensemble des parties, se rencontrent. J’ai rencontré cette semaine et dans ce type de perspective, Susan George, et nous avons décidé de nous revoir immédiatement, pour continuer à réfléchir sur ce genre de choses.
Bernard Stiegler : Je me réjouis beaucoup moi aussi à l’idée de travailler ensemble dans un moment où l’opinion publique est tellement en attente de nouvelles perspectives : lorsque nous parlons, dans l’équipe qui anime Ars Industrialis, des quelques économistes (ou des universitaires qui parlent d’économie) qui travaillent sur les questions qui nous intéressent – et qui, pour le dire très sommairement, concernent la possibilité de changer de modèle industriel – , nous nous référons régulièrement à vous et à vos analyses.
La position que nous occupons et que nous défendons s’est construite à partir de thèses qui furent résumées dans notre premier manifeste, et qui posaient pour l’essentiel que la période du modèle industriel consumériste allait atteindre ses limites pour des raisons multiples – et cela, avant tout parce qu’elle aura fini par détruire le désir, le mental et le moral, et non seulement l’environnemental, la crise environnementale accentuant cette démoralisation aussi bien que les tensions et contradictions économiques et politiques qui en résultent.
Partant de ces thèses, nous avons peu à peu esquissé les traits caractéristiques de ce dont nous pensions qu’il peut et doit venir se substituer à ce modèle industriel caduc, tout comme celui-ci s’était substitué au modèle productiviste il y a un siècle.
Ce point de vue, qui est issu du travail collectif mené par l’association, qui a maintenant six ans, défend la nécessité de mettre en place une économie de la contribution. Ce point de vue s’est très vite imposé à partir d’idées, mais aussi à partir d’expériences. J’ai moi-même dirigé deux établissements, l’INA et l’IRCAM, dans lesquels j’ai découvert l’organisation du travail dans le logiciel libre, et le modèle économique tout à fait différent qui se développe autour de lui – et je dirige maintenant une petite structure, l’IRI, qui développe des technologies numériques dans les divers domaines de la vie de l’esprit, et qui est également tournée vers ce modèle.
Ce modèle, qui ne passe pas par la propriété industrielle au sens classique, produit une extraordinaire motivation de la part de ceux qui y contribuent. Il s’y développe un dynamisme très nouveau, et tout à fait frappant, facteur d’innovations, d’activités scientifiques et cognitives, de production de connaissances tout aussi bien que de modèles sociaux : l’innovation technologique y passe par l’innovation sociale, et ce réagencement entre développement technique et développement social est très précieux et fécond en un temps où la défiance règne partout ailleurs. La plupart des membres actifs d’Ars Industrialis ont un rapport plus ou moins proche avec de telles expériences, et avec les idées qui s’y développent.
Le modèle consumériste a été une façon de capter la libido des individus, et en la captant, de la détruire – comme on épuise les champs de pétrole ou les ressources en eau. Nous avions l’intuition que ce modèle de l’open source en général – au-delà du free software – était producteur d’une reconstruction de motivation, c’est à dire d’investissement. Aujourd’hui, et après avoir travaillé plus en profondeur la question sous divers angles et à travers trois groupes de travail, notre intuition est devenue une conviction.
L’investissement est pour nous la question fondamentale. C’est pourquoi avec Arnaud de l’Epine – un des économistes de l’association, qui a eu une activité bancaire pendant de nombreuses années –, nous avons rencontré Michel Aglietta, qui avait été chargé d’une étude par la caisse des dépôts et consignations. Nous voulions savoir ce qu’il retirait de son analyse, qui portait pour l’essentiel sur les fonds souverains – tel le fonds du pétrole norvégien, et sur les fonds de pension américains, etc. Ce que nous avons retenu pour l’essentiel de cette rencontre, c’est que ces fonds qui sont en principe voués à créer des ponts de solidarité pour viabiliser l’avenir en engageant des capitaux à long terme, spéculent, c’est à dire détruisent le long terme, et cela, parce qu’ils n’ont pas de projet : ils n’ont pas de vision, et ils sont incapables soit de créer du désir, soit d’investir dans un désir qui semble avoir disparu – et sans lequel il ne saurait y avoir de projet, c’est à dire d’avenir.
C’est la « révolution conservatrice » qui a précipité la chute du modèle consumériste tout en liquidant l’investissement, et en le remplaçant par la spéculation – mettant pour cela en place des organisations, des dispositifs, des discours idéologiques, des puissances médiatiques et des modèles réglementaires ou contractuels nouveaux (en lieu et place du droit de plus en plus souvent) en particulier dans les organisations internationales.
En 1979/1980, Thatcher et Reagan ont fait le deuil du capitalisme industriel et se sont totalement engagés dans l’instauration d’une hégémonie planétaire du capitalisme financier, ce contre quoi les Européens sont restés bras ballants – et profondément inconscients de ce qui se passait.
Ce devenir a consisté à court-circuiter les Etats, qui étaient alors les seules puissances capables d’organiser la projection du long terme, aussi bien dans la sphère publique, par exemple en investissant dans l’éducation et la santé, que dans la sphère privée, en investissant dans de grandes politiques industrielles – comme le fit longtemps en France le commissariat au Plan. L’idéologie de la « révolution conservatrice » a conduit à la liquidation de tous ces instruments de l’action publique au profit d’un développement de plus en plus spéculatif et court-termiste que l’on a appelé la mondialisation, et dont on voit aujourd’hui les conséquences littéralement calamiteuses.
Faisant ce constat, nous ne voulons pas dire qu’il faut reconstituer l’Etat-nation d’autrefois. Nous voulons dire qu’il faut reconstituer une véritable puissance publique – que nous appelons la Nouvelle Puissance Publique.
De nos jours, il n’y a plus aucune puissance publique, mais une impuissance publique – qui a été sciemment provoquée – et c’est ce que la déconfiture européenne rend évident ; mais c’est aussi le cas dans l’Amérique d’Obama. La seule puissance publique effective est peut-être le PC chinois – qui n’est certes pas un modèle pour nous…
Sous l’impulsion de l’école de Chicago et de son chef, Milton Friedman, qu’admirait tant Margaret Thatcher, la « révolution conservatrice » a consisté à donner les clés du devenir planétaire au marketing stratégique, qui s’est du coup substitué non seulement aux Etats, mais à l’entrepreneuriat : l’entrepreneur porteur et acteur d’un projet collectif qu’étudiait Weber a été remplacé par le manager aux ordres des actionnaires spéculatifs.
Tout cela a conduit à un capitalisme que nous considérons être structurellement pulsionnel : c’est un capitalisme de la réaction à très court terme, et non de l’action à moyen et long terme, qui repose sur la satisfaction de toute forme de pulsion tout de suite – celle du spéculateur aussi bien que celle du consommateur, car ces deux fonctions du consumérisme font évidemment système.
Nous soutenons que ce modèle consumériste ne peut plus tenir à la fois parce que les fondamentaux écologiques ne permettent plus, parce que la motivation n’existe plus et parce que ce court termisme allié avec une innovation permanente qui a conduit à une organisation systématique de l’obsolescence et de la jetabilité généralisées (marchandises, outils de production, cultures d’entreprise, hommes, structures sociales, savoirs, régions et pays même, etc.) est insoutenable : il a conduit à une contraction du temps qui fait qu’il n’y a plus de temps. Or le capitalisme ne peut pas marcher s’il n’a plus de temps précisément dans la mesure où il est fondé sur l’investissement.
Voilà en gros les positions que nous défendons.
Paul Jorion : Le point d’articulation que je vois entre ce que vous venez de dire et la réflexion que j’ai menée au cours des trois dernières années, la réflexion qui a été imposée par le début de la crise, par l’épisode que l’on peut véritablement appeler la crise des subprimes, c’est une réflexion de type essentiellement sociologique, et ceci du fait que le milieu de la finance a délibérément exercé une action prédatrice sur une certaine partie de la population aux États-Unis. Je parle essentiellement des gens qui maîtrisent mal l’américain du fait de leur origine, ou bien parce qu’ils ont été exclus d’une manière ou d’une autre du système éducatif.
Dans le cadre de la financiarisation de l’économie, liée là encore à une action prédatrice, cette fois dans une réécriture de la logique comptable, il y a eu formation d’une bulle immobilière et l’existence-même de cette bulle a permis que les organismes de crédit se tournent vers les couches les moins nanties de la population, à savoir des populations soit d’origine africaine, dont il faut souligner que c’est la part de la population des États-Unis qui n’est pas venue dans le pays de son plein gré, soit la population que l’on appelle « hispanique », et il faut bien le dire, cette population hispanique, c’est essentiellement la population autochtone, c’est-à-dire qu’il s’agit d’Amérindiens, non pas des Indiens des plaines d’origine sibérienne, comme ceux qui peuplaient le territoire de ce qui est devenu les États-Unis, mais des Indiens d’Amérique centrale, et surtout du Mexique, qui sont venus travailler aux États-Unis. C’est une population qui parle espagnol, ce qui permet de la qualifier sur une base linguistique d’« hispanique », plutôt que de la reconnaitre pour ce qu’elle est : « Native American », autochtone. Ces deux types de population, d’origine africaine et d’origine mexicaine essentiellement, ont été exploitées dans ce cadre-là, ce que l’on appelle les prêts prédateurs ou « rapaces ». Ce qui veut dire que l’on a utilisé un certain nombre de techniques de marketing brutales et sans scrupules pour alimenter la bulle de l’immobilier grâce à certaines populations qui seraient les victimes toutes désignées lorsque la bulle éclaterait. Ceci s’est passé, faut-il le souligner, sous l’œil bienveillant du régulateur. Mieux encore, lorsque certains des États américains ont voulu prendre des mesures contre ces pratiques, les organismes de prêt ont tenté de prouver à l’aide d’un lobbying intensif qu’une interdiction équivaudrait à de la discrimination raciale.
Ce qui m’apparaît comme un point d’articulation possible ou évident dans nos préoccupations respectives, c’est une réflexion à partir de la métapsychologie freudienne, d’un certain nombre de concepts qui ont été élaborés à ce niveau-là. L’angle par lequel j’ai essayé d’aborder cela, et en particulier dans Le capitalisme à l’agonie (2011), a consisté à réfléchir à l’institution de la propriété privée dans une perspective éclairée non seulement par la métapsychologie freudienne mais aussi par l’ensemble des contributions possibles de la philosophie sur ce sujet.
Ici, le point de départ de la réflexion, c’est cette réflexion dans les manuscrits de 1844 de Marx : « Le bénéficiaire du majorat, le fils premier-né, appartient à la terre. Elle en hérite ». C’est une phrase qui a été relevée également dans les années 80 par Pierre Bourdieu dans une perspective sociologique. Ce n’est pas de la maîtrise de l’homme sur les choses qu’il est question là, comme c’est généralement le cas, mais de l’inverse : de la manière dont les choses nous subordonnent à leur bon ordonnancement dans le rapport que nous avons avec elles, jusqu’à nous réduire en esclavage.
La richesse, Adam Smith avait très bien vu cela, nous donne, comme il le dit, un pouvoir de commandement : la richesse nous permet de commander, au sens de passer des commandes, elle nous permet aussi de commander autrui, de lui donner des ordres : d’avoir accès au travail d’autres personnes parce que nous avons la possibilité de payer quelqu’un d’autre pour qu’il travaille pour nous et qu’il subordonne l’usage de son temps à notre propre finalité, à nos propres buts.
Mais par ailleurs il y a un mouvement en sens inverse, dont Smith n’a pas parlé : la richesse qu’acquiert un homme subordonne désormais ses actions aux exigences que lui impose la gestion de cette richesse.
C’est une réalité qui s’était imposée à moi lorsque j’étais dans l’île de Houat où je faisais la pêche avec les pêcheurs et dans une perspective où je voulais expliquer comment se formait un rapport économique. Ce que j’ai trouvé, c’était des villageois subordonnés à une logique définie par les unités de production, c’est-à-dire que la vie des hommes et des femmes était subordonnée à l’existence du bateau dont les captures les faisaient tous vivre. Et la direction dans laquelle la causalité s’opérait n’était pas que eux avaient créé des équipages pour en vivre, c’était qu’ils étaient eux-mêmes redistribués et hérités au fil des générations à l’intérieur d’un système d’équipages qui leur permettaient effectivement de vivre, un système qui leur imposait à eux une certaine logique en ce qui concerne les choses, comme la taille de leur famille, comme la périodicité avec laquelle ils auraient ces enfants, le nombre respectif de garçons et de filles qu’ils auraient, parce que seuls les garçons seraient pêcheurs et constitueraient l’équipage.
Dans La transmission des savoirs (1984), Geneviève Delbos et moi, nous avons étudié aussi parallèlement d’autres contextes comme les unités ostréicoles, ou les marais salants, chacun imposant une certaine logique aux finalités des individus, aux actes que les individus vont poser.
Dans la mesure où nous vivons au sein d’un vaste système économique caractérisé par une politique de colonisation, colonisation au sens où nous appliquons le mot à des espèces animales, c’est-à-dire que nous avons une tendance à envahir notre environnement jusqu’à ce que celui-ci nous impose ses limites. L’anthropologue américain Marshall Sahlins appelle cela une stratégie de prédation. Mais ce n’est pas une stratégie de prédation, le mot a été mal choisi : c’est une stratégie de colonisation. Cette stratégie finit nécessairement par s’arrêter : elle s’arrête au moment où l’environnement a été totalement envahi et exploité. Par conséquent, à ce moment-là, soit la population disparaît, soit elle trouve le moyen de se déplacer ailleurs. La conquête des étoiles s’ouvre à nous, mais la question des limites se pose à nous alors que nous ne sommes pas véritablement prêts. Il faut impérativement que nous réfléchissions à ce qu’il faut faire maintenant.
Mais tant que nous n’aurons pas mis clairement sur le papier, tant que nous n’aurons pas une représentation claire non seulement de notre pouvoir sur les choses, mais aussi de la manière dont les choses nous imposent à nous, non pas seulement leurs contraintes, mais leur pouvoir à elle sur nous, nous ne pourrons pas avancer dans notre réflexion, et c’est là que j’essaie de marier d’une certaine manière Hegel et Freud. Ma réflexion vient d’une part de Hegel – une réflexion « top-down », qui part toujours d’en haut, et où il met d’abord le temps et l’espace, puis le Concept, puis l’État, ensuite les individus : Hegel a une approche purement sociologique, c’est-à-dire qu’il met en place les forces, et le pouvoir que peuvent avoir les individus sur les choses, ce n’est jamais que comme catalyseur, parce que les choses ont aussi leur propre volonté d’agir d’une certaine manière : il dit que la physique s’occupe des choses qui sont indifférentes les unes aux autres, deux rochers s’écraseront l’un sur l’autre, que la chimie s’occupe des choses qui s’attirent et se combineront, ou se repoussent, que la biologie s’occupe des choses qui anticipent les intentions des autres choses.
Hegel voit les structures sociales comme étant avant et au-dessus des hommes et réfléchit à partir de là et en même temps, comme une autre approche possible, ce que les hommes ressentent et pensent ce qu’ils font à l’intérieur de ces structures dont l’existence nous précède, dans une alternance de point de vue que les anthropologues appellent « structure et sentiment », une approche classique en anthropologie, où il faut à la fois expliquer les institutions et expliquer les individus à l’intérieur des institutions et les représentations qu’ont les individus du fait d’être à l’intérieur d’une structure. Ce qui fait sans doute un peu l’originalité de La crise du capitalisme américain (2007), c’est que je ne me contente pas d’annoncer une crise mais que je la présente à la fois comme ce que des structures imposent à des individus qui en bénéficient ou en souffrent, et comme les structures que les individus créent en retour par leurs comportements.
Dans cette perspective-là, j’ai essayé de mettre ensemble d’une part Hegel comme étant un point de vue « top-down », de la structure vers l’individu, et Freud comme étant le point de vue de l’individu qui remonte vers le haut, vers la structure. L’articulation entre les deux, c’est ce que Hegel a formulé – mais pas de cette manière-là, c’est Jean Hippolyte qui l’a formulé de cette manière – que nous vivons d’une manière telle que le bourgeois que nous sommes, c’est-à-dire celui qui justement est du côté de la pulsion, et le citoyen que nous essayons d’être, notre désir de faire fonctionner la structure pour le bien général, ce qu’Aristote appelle la « philia » et dont je parle beaucoup dans mon livre Le prix (2010), sont d’une certaine manière contradictoires et inconciliables, parce que ce qui vient d’en bas s’y heurte alors avec ce qui descend d’en haut.
Or, si nous voulons continuer à vivre sur cette planète dans un environnement que nous avons exploité dans une perspective d’« après moi, le déluge », avec une politique de la terre brûlée, il faut maintenant que nous arrivions à formuler la synthèse entre ce que nous voulons être en tant que bourgeois : « il est interdit d’interdire », et ce que nous exigeons de nous-même en tant que citoyen, c’est-à-dire comme personne responsable au sein d’une structure plus globale.
Bernard Stiegler : Je pensais en vous écoutant à Spinoza, et à ce que Frédéric Lordon en fait avec son concept très efficace de colinéarisation, qui n’est évidemment pas tout à fait le point de vue de Hegel, et je pensais aussi et surtout à Simondon, et à l’usage que j’en fais, si j’ose dire, et qui n’est pas strictement simondonien – notamment parce que je crois que Simondon n’a pas su tirer parti de la seconde théorie freudienne.
Vous avez parlé des choses. Or, finalement, il y a peu de gens qui s’intéressent aux choses, en tout cas dans les sciences humaines : les anthropologues s’y intéressent, ce sont les premiers à s’y être intéressés, ils ne pouvaient pas faire autrement sans doute, vu ce qu’ils devaient peut-être à l’archéologie, mais Freud s’est aussi intéressé aux choses – et à La Chose, Das Ding, le coeur de la pensée freudienne selon Lacan – , Winnicott surtout s’est intéressé aux choses et aux objets qu’il dit transitionnels, Simondon et Latour se sont intéressés aux choses.
Et pour revenir sur ce que vous disiez à propos de pêcheurs et des ostréiculteurs, il y a chez Simondon une théorie intégrée du social et du psychique qui est systémique, qui est passée par la cybernétique en la critiquant et en s’en détachant. Simondon formule en quelque sorte une philosophie des systèmes, extraordinairement féconde, et qui a le très gros avantage d’être capable d’articuler l’individu psychique de Freud et ce qu’il appelle l’individuation collective, c’est-à-dire le processus constituant l’individu hégélien – articulation qui passe cependant par l’individu technique, ce que lui-même appelle la technique, c’est-à-dire la chose, et ici Simondon lit évidemment Marx.
Chez Simondon, une chose est un objet technique : elle est inscrite dans un horizon de technicité, dans un horizon sociotechnique de savoir-faire et de savoir-vivre à l’intérieur duquel elle peut prendre sens et circuler. Vous êtes entré dans la question de la chose par la question de propriété pour laquelle aujourd’hui de nouveaux modèles sociotechniques sont à mettre en place, à inventer, pour que le bourgeois et le citoyen parviennent à se rendre compatibles et à se supporter – dans tous les sens du verbe supporter. Dans le langage de Simondon, on appellerait cela de nouveaux modèles d’individuation : d’individuation psychique et d’individuation collective, mais aussi d’individuation technique.
De ce point de vue-là, il serait certainement très intéressant de regarder ce modèle d’informaticiens qu’est le logiciel libre à partir de vos considérations sur l’aîné de la ferme dont la ferme hérite. Il y a là peut-être un nouveau modèle d’héritage qui se met là en place, une nouvelle structure, et qhui est productrice de responsabilité. Elle pose des problèmes d’économie très intéressants puisqu’elle invente de nouveaux modèles de production de valeur – si l’on reprend le langage de Yan Moulier Boutang, on parlera de valeur de pollinisation, laquelle pose des problèmes de propriété puisqu’un système comme cela ne peut pas marcher si la propriété n’est pas au moins éclatée.
Ce processus d’individuation est industriel, et il est très intéressant parce qu’il est à l’horizon immédiat de ces entreprises qui font exploser le modèle classique et que sont Google, les réseaux sociaux, etc. Il faudrait dans ces affaires analyser très précisément les dynamiques de désir à l’œuvre. Hegel après Spinoza, qui lui-même enchaînait sur Aristote mit le désir au cœur de la dynamique psychosociale. Chez Hegel, la mobilité du sujet, la substance devenant sujet, c’est la substance animée du désir. Ce que Frédéric Lordon appelle le désir n’est d’ailleurs pas vraiment le désir au sens que l’on peut, et que l’on doit je crois accorder à ce mot après le second Freud, c’est à dire en distinguant le désir et la pulsion.
Si j’insiste sur ce point, c’est parce que nous posons dans Ars Industrialis que le travail de transformation de la pulsion en désir, qui constitue ce que Freud appelle l’économie libidinale, suppose une socialisation des choses telle que celles-ci sont mises au service de savoirs qui permettent cette transformation de la pulsion en investissement d’objet, dont l’investissement au sens capitalistique est une modalité – mais non la spéculation, qui est pulsionnelle, précisément.
Or nous posons que la technologie contemporaine, passée sous le contrôle du capital devenant lui-même spéculatif, a conduit à la destruction de ce rôle individuant des choses (en tant que supports de savoirs) et en a fait tout au contraire un pouvoir de désindividuation, ce que Marx appelait la prolétarisation.
J’aimerais ici vous adresser une question : dans votre entretien avec Susan George, vous décrivez ce processus où l’on ne sait plus ce qui se passe dans les appareils, les dispositifs et les technologies financières, et d’ailleurs, Susan George remarque qu’« ils n’ont pas peur de mettre trois AAA » à un système si opaque. Je soulève ce point parce que je soutiens qu’au stade actuel de la destruction du désir, nous avons atteint la limite d’une hyper prolétarisation telle que « toutes les couches de la population » comme disaient Marx et Engels en 1848 « perdent leurs savoirs », y compris et peut-être même surtout les gens qui sont à la tête des organes de décision et de métadécision, telle la FED, et à cet égard, le discours tenu par Greenspan pour sa défense devant la chambre des représentants après la faillite de Lehman Brothers est très frappant, puisqu’il dit en substance « je ne savais pas ». Un homme qui ne sait pas et qui fait sans savoir, parce que le savoir est passé dans le dispositif technique dont il est devenu le servant, cela s’appelle depuis Marx un prolétaire.
Paul Jorion : Ce qui est intéressant à ce point de vue c’est que d’une part la complexité nous dépasse en nous fragilise tandis que d’autre part la connaissance se démocratise et nous rend plus forts. Il faut évoquer les deux parce que nous parlons aujourd’hui à un moment où une tragédie est en train de se dérouler au Japon, et la tragédie n’est pas simplement le fait que qu’il a des milliers de morts du fait d’un tsunami, mais de la menace que constitue la centrale nucléaire de Fukushima. J’ai entendu un blogueur là-bas dire qu’un tiers du pays est dévasté ou menacé. J’entendais cela et je me disais, imaginons la France, dont un tiers serait dévasté. C’est dans cette perspective-là que nous devons parler de ce qui est en train de se passer là-bas.
Cet aspect du Japon, de la crise nucléaire qui a lieu en ce moment, c’est une dimension que j’ai découverte également dans la finance, c’est-à-dire que nous avons accepté, grâce à l’automation, grâce à l’informatisation, de faire avec des objets dont la complexité nous dépasse, et nous avons perdu toute compréhension intuitive de ces objets là. Et nous avons quand même accepté de continuer à créer dans un cadre d’incompréhension.
Nous avons ainsi créé des produits financiers dont nous n’avons pas une compréhension suffisante : nous ne savons pas comment ils fonctionnent, nous ne pouvons pas les modéliser, et nous ignorons les dangers qui découlent du fait que nos modélisations sont inexistantes, incomplètes ou approximatives. Et il est possible que, dans le cadre nucléaire aussi, ce qui est apparu hier, soit exactement cela. On vient de l’entendre, il y a eu d’un côté des gens qui ont réfléchi à la possibilité de faire résister une centrale nucléaire à un tremblement de terre, et de l’autre, des gens qui ont réfléchi au fait de lui permettre de survivre à un tsunami, mais il n’y a pas personne qui a réfléchi à la possibilité que les deux puissent se passer simultanément.
Cela nous renvoie à une discussion dramatique qui a eu des conséquences extraordinaires pour l’économie et pour la finance du monde en général, à savoir, celle qui a eu lieu un dimanche de septembre 2008 aux États-Unis entre les responsables de la firme Lehman Brothers, Hank Paulson, le secrétaire au trésor, c’est-à-dire le ministre des finances, et le gratin des milieux financiers américains. Ils ont passé en revue tout l’après-midi les conséquences possibles de ce qui se passerait si on ne sauvait pas la banque, et dans cette liste – on le sait aujourd’hui – ne s’est pas trouvée la partie du secteur financier qui s’est effondrée les jours suivants : les « money markets », c’est-à-dire le marché des capitaux à très court terme. Il était impossible pour ces gens, qui connaissaient pourtant très bien la question, de couvrir entièrement le réseau des interconnexions, des chenaux de contagion qui existent à l’intérieur du système financier.
Nous n’avons plus la compréhension intuitive des choses qui sont en train de se passer, cela nous dépasse. La complexité de nos structures dépasse notre capacité non seulement de les maîtriser, mais déjà même de les comprendre. Et c’est peut-être ce qui explique cette apparente coïncidence de la disparition du communisme soviétique en 1989 et quelques années plus tard seulement une crise du même ordre à l’intérieur du système capitaliste. Est-ce que ce n’est pas simplement cette complexité là que les deux ont en commun ?
Or, à l’inverse, c’est l’existence de cette complexité qui permet aussi à chacun aujourd’hui de découvrir dans les réseaux sociaux la reconnaissance de tous par tous.
On parlait tout à l’heure du désir, or la reconnaissance, c’est ce que produit le désir du désir de l’autre, comme l’ont expliqué Hegel ou Kojève, puisque la compréhension que l’on a en France de Hegel, il n’est pas possible de l’extraire de la traduction ou la transposition qu’en a fait Kojève dans les années 30. Il y a Hyppolite bien sûr, dont je parlais tout à l’heure, mais c’est à travers le fil de Kojève que nous avons découvert Hegel.
Le désir mis en scène dans la logique du maître et de l’esclave, l’accent mis sur cette relation duelle, ou plutôt ternaire, du désir du désir d’un autre ou d’une autre envers nous, et qui nous oblige à le reconnaître, elle obtient une extrême satisfaction à l’intérieur des réseaux sociaux.
Andy Warhol avait dit que nous aurions tous droit à cinq minutes de célébrité, cinq minutes de reconnaissance universelle. Mais à l’intérieur de ces réseaux sociaux le moindre individu peut en trouver au moins vingt autres quelque part ailleurs qui trouveront extraordinaire ce qu’il fait, ce qu’il dit, et ceci quelle qu’en soit la qualité intrinsèque.
Tous ces éléments sont venus très vite, cela prend son départ au milieu des années 80. Cette révolution-là, nous somme pris dedans, elle nous emporte, il y a des aspects dramatiques, des aspects tragiques, nous sommes vécus par cette problématique, qui part dans toutes les directions, nous ne savons pas vraiment où cela va aller, mais nous avons quand même l’avantage de 2000 ans de réflexion sur ce que nous sommes en tant qu’êtres cognitifs, sentants, affectifs, etc. j’espère qu’en nous mettant tous ensemble nous allons quand même arriver à quelque chose de vraiment positif, de vraiment nouveau. Il faut aller vite parce que le processus de dégradation est extrêmement rapide. Cependant, nos aïeux– et on parlait de Spinoza, de Hegel, de Marx, de Freud, etc. – nous ont heureusement équipé d’une extraordinaire boîte à outils.
Bernard Stiegler : Je suis frustré : nous allons être obligés de nous arrêter, et j’aurais eu beaucoup de choses à dire à partir de vos analyses. Cette question des réseaux sociaux, de la reconnaissance, et de ce que je crois être la construction d’une réflexivité du milieu numérique, que nous appelons un milieu associé, qui diffère radicalement du milieu industriel précédent qui était dissocié et prolétarisant, c’est à dire désindividuant, ce milieu numérique qui fait apparaître de nouvelle formes d’individiaton mais aussi de déinsidividuation, et dont les réseaux sociaux sont un aspect, c’est le coeur des choses.
Nous posons que tout cela relève de ce que nous nommons une pharmacologie : le numérique est, comme l’écriture, un pharmakon, et cela veut dire qu’il faut en proposer des modèles thérapeutiques, ce que, depuis la Grèce ancienne, on appelle une politique, et en faire la base d’une nouvelle économie politique.
Ce que le logiciel libre préfigure est un nouveau processus de transinsindividuation extrêmement puissant par rapport auquel il faut des politiques publiques – des politiques d’État, des politiques européennes, des macros-politiques et des macro-économies qui doivent être négociées au niveau du réseau et avec le réseau, c’est à dire : au niveau planétaire.
Aujourd’hui le drame est que ces nouvelles formes restent au niveau de la micro-économie et de la micro-politique, cela ne remonte pas au niveau macro. Je crois qu’il y a là un sujet fondamental, et j’aimerais bien que l’on puisse y revenir ensemble bientôt.
118 réponses à “AU SOLEIL D’AUSTERLITZ. Une conversation entre Bernard Stiegler et Paul Jorion, le 14 mars 2011”
Sur la chose qui fait l’ego , ou l’ego qui fait la chose , j’ai exprimé mon opinion par une réponse à un commentateur sur le billet » appel à contributions » :
La « nature nous accouche , et tout autant , s’il y a un sens à notre existence , nous l’aidons à accoucher d’elle même « .
Sur la tentation de faire de « logiciel libre » , chef d’oeuvre de la conciliation entre Loi et Liberté , la clef de l’avenir possible ( « l’utopie réaliste » , autre chef d’oeuvre de la conciliation entre esprit-idéal et matérialité – réalité ) , je suis un peu dans l’insatisfaction .
Pour reprendre mes propres credos , le logiciel libre ne tente de marier que le présent et le « hors temps » .
Si c’est un des rares « trucs » qui prend en compte ce fameux » hors temps » trop souvent sacrifié , il manque cependant à l’appel ce que j’appelle le passé ( nourricier de l’empathie , du partage , de la philia) , et le futur proche ( porteur et inspirateur du courage , de la volonté efficace , de la prise de risques acceptés , et de la responsabilité ) .
Et qui manque encore , aussi peut être , à « l’utopie réaliste » , comme la tentative éventuelle de synthèse des contributions le montrera sans doute .
[…] Bernard Stiegler : Je me réjouis beaucoup moi aussi à l’idée de travailler ensemble dans un moment où l’opinion publique est tellement en attente de nouvelles perspectives : lorsque nous parlons, dans l’équipe qui anime Ars Industrialis, des quelques économistes (ou des universitaires qui parlent d’économie) qui travaillent sur les questions qui nous intéressent – et qui, pour le dire très sommairement, concernent la possibilité de changer de modèle industriel – , nous nous référons régulièrement à vous et à vos analyses. Paul Jorion : Pour moi, le motif de notre rencontre tient essentiellement à un intérêt ancien pour vos idées dont je sens qu’elles sont proches des miennes. Blog de Paul Jorion » AU SOLEIL D’AUSTERLITZ. Une conversation entre Bernard Stiegler et Paul Jor… […]
[…] Blog de Paul Jorion » AU SOLEIL D’AUSTERLITZ. Une conversation entre Bernard Stiegler et Paul Jor… Paul Jorion : Pour moi, le motif de notre rencontre tient essentiellement à un intérêt ancien pour vos idées dont je sens qu’elles sont proches des miennes. Nous nous sommes rencontrés il y a pas mal de temps, je crois qu’il est important maintenant, dans cette période, pour tout le monde, de totale hésitation, que les gens qui ont des idées, et des idées qui sont conciliables entre elles, qui permettent de faire quelque chose où le tout est plus grand que l’ensemble des parties, se rencontrent. J’ai rencontré cette semaine et dans ce type de perspective, Susan George, et nous avons décidé de nous revoir immédiatement, pour continuer à réfléchir sur ce genre de choses. […]
Je veux rappeler que le terme « individuation » est une invention de C. G. JUNG à la fois intuitive et conclusive, fondamentalement opposée à la pensée freudienne. C’est probablement là dessus que se fonde le hiatus qui sépara le faux maître du pseudo disciple.Elle est sensée, à ma compréhension, élargir d’un même effort la psyché humaine au transcendant, au plus profond de soi, et à l’immanent universel. Un peu de la contradiction que Paul voudrait résoudre…
[…] Bernard Stiegler : Je me réjouis beaucoup moi aussi à l’idée de travailler ensemble dans un moment où l’opinion publique est tellement en attente de nouvelles perspectives : lorsque nous parlons, dans l’équipe qui anime Ars Industrialis, des quelques économistes (ou des universitaires qui parlent d’économie) qui travaillent sur les questions qui nous intéressent – et qui, pour le dire très sommairement, concernent la possibilité de changer de modèle industriel – , nous nous référons régulièrement à vous et à vos analyses. Paul Jorion : Pour moi, le motif de notre rencontre tient essentiellement à un intérêt ancien pour vos idées dont je sens qu’elles sont proches des miennes. Blog de Paul Jorion » AU SOLEIL D’AUSTERLITZ. Une conversation entre Bernard Stiegler et Paul Jor… […]
[…] Blog de Paul Jorion » AU SOLEIL D’AUSTERLITZ. Une conversation entre Bernard Stiegler et Paul Jor… Bernard Stiegler : Je me réjouis beaucoup moi aussi à l’idée de travailler ensemble dans un moment où l’opinion publique est tellement en attente de nouvelles perspectives : lorsque nous parlons, dans l’équipe qui anime Ars Industrialis, des quelques économistes (ou des universitaires qui parlent d’économie) qui travaillent sur les questions qui nous intéressent – et qui, pour le dire très sommairement, concernent la possibilité de changer de modèle industriel – , nous nous référons régulièrement à vous et à vos analyses. Paul Jorion : Pour moi, le motif de notre rencontre tient essentiellement à un intérêt ancien pour vos idées dont je sens qu’elles sont proches des miennes. […]
[…] AU SOLEIL D’AUSTERLITZ. Une conversation entre Bernard Stiegler et Paul Jorion, le 14 mars 2011 […]