Dans une tribune publiée le 12 décembre dans le Wall Street Journal et intitulée
« The Roots of the Mortgage Crisis », Alan Greenspan, l’ancien président de la Federal Reserve explique les raisons selon lesquelles à son sens la crise des subprimes éclata. Son explication recoupe partiellement la mienne dans « Vers la crise du capitalisme américain ? » et dans mes billets ici, mais elle en diffère aussi significativement. Nous nous accordons, par exemple, sur le fait que les subprimes n’ont joué qu’un rôle de déclencheur sans avoir été nécessairement l’origine inévitable de la crise, nous différons cependant sur le pourquoi, car si pour lui les subprimes ne constituaient que l’un des secteurs où les facteurs de risque avaient été financièrement sous–évalués, pour moi, le point de fragilité résidait dans le secteur de l’immobilier dans son ensemble, les subprimes en étant seulement la partie la plus exposée. Ainsi, Greenspan écrit : « La crise était donc un accident condamné à se produire. Si elle n’avait pas été déclenchée par la sous–évaluation de prêts immobiliers titrisés, elle aurait été produite par des éruptions dans d’autres marchés ». Le contexte de ce passage est le déni persistant par Greenspan de l’existence d’une bulle financière dans l’immobilier résidentiel américain dans les années qui conduisirent à la crise. A l’époque où je publiais mes premiers articles sur le sujet (1) (2), Greenspan niait l’existence d’une bulle, affirmant en juin 2005 dans une déclaration fameuse qui créerait la perplexité qu’« Il semble qu’il y ait, pour le moins, signes de mousse sur quelques marchés locaux », et n’était toujours pas convaincu de l’existence d’une bulle en 2006. Je ne pense pas exagérer si j’affirme qu’il ne crut à l’existence de la bulle qu’une fois celle–ci éclatée.
L’origine de la crise des subprimes réside selon Greenspan dans la chute des régimes communistes dont la destruction du mur de Berlin en 1989 devait constituer le symbole. Le système capitaliste unifia le monde, dit–il, conduisant à partir de 2000 à la situation paradoxale d’un renversement de la relation traditionnelle entre le monde développé et le monde en voie de développement, le second connaissant désormais un niveau de croissance double de celui du premier. L’unification du monde sur le plan économique eut pour conséquence, ajoute–t–il, un alignement des salaires du secteur productif dans les pays développés sur ceux pratiqués dans les pays en voie de développement.
Autre conséquence de la fin des économies étatiques de la sphère d’influence communiste, la baisse des taux d’intérêt à l’échelle mondiale due à un excès de l’épargne par rapport à la consommation. En effet, dans les pays en voie de développement, l’augmentation fulgurante de la production en vue de l’exportation n’avait pas pour pendant l’existence d’un marché intérieur du même ordre de grandeur et les ménages n’avaient d’autre choix que l’épargne. Dans ces pays, le taux d’épargne qui était de 24 % du revenu national brut en 1999, était passé à 33 % en 2006. Dans les pays développés au contraire, le taux d’épargne demeurait à un niveau beaucoup plus modeste alors qu’aux États–Unis, comme on le sait, il était devenu négatif en 2006.
Cette baisse des taux d’intérêt courts ne pouvait manquer de constituer, écrit Greenspan, une incitation à la spéculation immobilière. Une étude publiée par le magazine The Economist révèle, ajoute–t–il, que dans plus de vingt pays, le prix de l’immobilier était à la hausse et que l’appréciation aux États–Unis restait, à ce point de vue, dans la norme. J’aimerais toutefois faire à ce propos la remarque suivante : s’il est vrai que la situation américaine était comparable à celle observée dans quelques autres pays, en Espagne et au Royaume Uni, en particulier, les politiques américaines d’incitation à l’accès à la propriété de son logement dont j’ai parlé longuement dans mes billets ici, ainsi que dans « Vers la crise du capitalisme américain ? », faisaient du désastre qui eut lieu en 2007 dans ce pays, une inévitabilité.
Ayant bouclé cette introduction générale, Greenspan entreprend alors une exonération pro domo. Il commence par dire qu’
« Après avoir observé durant un demi–siècle de nombreuses bulles de prix se développer et éclater, je suis arrivé à regret à la conclusion que les bulles ne peuvent être désamorcées sans danger par une politique monétaire ou par d’autres initiatives, avant que la fièvre spéculative ne s’éteigne d’elle–même ».
L’argument aurait davantage de poids si l’ancien président de la Fed avait voulu appliquer son demi–siècle d’observation des bulles à l’immobilier résidentiel américain or, comme nous l’avons vu, il considérait que ce secteur était à l’abri.
Greenspan se reconnaît ensuite une part minime de responsabilité dans la crise, due au fait que la baisse des taux à court terme résultant de sa politique à la tête de la Fed a facilité l’accès à la propriété de son logement par le biais des Adjustable Rate Mortgages. Je suis d’accord avec lui sur ce point et j’ai expliqué pourquoi dans La faute à Greenspan ?, je n’y reviens donc pas.
Greenspan examine alors ce qu’il considère comme un changement radical de la donne dans le domaine financier : le fait que la globalisation prive désormais les dirigeants de la Fed d’un outil d’intervention dont ils disposaient jusque–là. Le pouvoir de la banque centrale américaine de modifier les taux domestiques courts lui offrait traditionnellement un moyen d’influer également sur les taux à long terme, or un découplement a eu lieu : les taux longs gagnèrent leur autonomie et ne furent plus influencés que par des facteurs jouant à l’échelle mondiale. Il écrit :
« Nous présumions que les taux à long terme, y compris le taux des prêts immobiliers [à trente ans] monteraient, comme cela avait été le cas dans la phase initiale des cinq épisodes précédents de resserrement de la politique monétaire, remontant à 1980. Mais après une grimpée initiale au printemps 2004, les taux longs retombèrent et, en dépit de resserrements progressifs en 2005, les taux au long terme bougèrent à peine. Rétrospectivement, les forces économiques globales, qui s’étaient renforcées depuis plusieurs décennies, semblent s’être assuré le contrôle effectif du prix de la dette à long terme. Des corrélations simples entre les taux d’intérêt à court et à long terme restent significatives aux États–Unis mais ont décliné au cours du dernier demi–siècle. Plus généralement, le prix des actifs s’est graduellement découplé des taux d’intérêt à court terme ».
Si l’analyse de Greenspan ici n’est pas incorrecte, sa généralité frise cependant la mauvaise foi car la feuille de vigne des « forces économiques globales », cache en réalité tout simplement « la Chine » : c’est le soutien massif que ce pays a procuré à la dette américaine en achetant des quantités astronomiques de Bons du Trésor et de Mortgage-Backed Securities qui a permis aux taux longs américains de rester à leur bas niveau au cours des années récentes. Or, cela, Greenspan le savait fort bien, lui qui déclarait dans un exposé fait en février 2005 (3) : « Il est intéressant de noter à ce propos l’existence d’une corrélation significative ente l’évolution de la dette américaine liée au prêt hypothécaire au cours du dernier demi-siècle et le déficit actuel de la balance des paiements ». Quelle nation, doit–on lui demander, constitue selon vous la principale cause du déficit de la balance des paiements américaine ? J’ai évoqué cet aspect de la question dans Les États–Unis otages de la Chine et dans « Vers la crise du capitalisme américain ? », j’écrivais dans la section du livre que je consacre au « scénario catastrophe » : « 2.2. La Chine cesse de financer la dette budgétaire américaine en achetant des Bons du Trésor et des Mortgage-Backed Securities à l’aide de son surplus de dollars ; les taux d’intérêt grimpent » (page 243).
Greenspan conclut enfin son exposé par le paragraphe au ton lugubre que j’ai cité l’autre jour dans Le désespoir :
« La crise actuelle du crédit s’achèvera quand les stocks excédentaires de logements récents auront été dans leur majorité absorbés et que la déflation du prix des maisons aura suivi son cours. La valeur aujourd’hui incertaine du capital captif dans les murs des logements se sera alors stabilisée ; elle sert de tampon pour tous les prêts au logement et, plus crucialement encore, pour ceux de ces prêts qui sont mis en gage comme collatéral au sein de Mortgage–Backed Securities. Des pertes considérables auront sans aucun doute été enregistrées entre-temps, comme conséquence de cette crise mais après une période prolongée d’ajustements, les affaires pourront reprendre pour l’économie américaine et, de manière générale, pour l’économie mondiale ».
Si Alan Greenspan n’a pas été, comme il l’affirme à juste titre, la cause de la crise des subprimes, il n’est pas non plus celui qui aura attiré l’attention sur son imminence : d’autres le faisaient en 2005 à sa place, alors qu’il était cependant le mieux placé pour détecter les nuages qui s’amoncelaient et annonçaient, comme on le sait maintenant, un véritable cataclysme.
(1) « La crise du capitalisme américain », Alter–démocratie, alter–économie, La Revue du MAUSS, No 26, 2005a : 271–278.
(2) « L’endettement excessif aux États-Unis et ses raisons historiques », De l’anti–utilitarisme. Anniversaire, bilan et controverses, La Revue du MAUSS, No 27, 2005b : 322–342 ; également : Problèmes Economiques N° 2912 de la Documentation Française.
(3) Alan Greenspan, « The U.S. current account deficit », Remarks by Federal Reserve Chairman Alan Greenspan at the Advancing Enterprise 2005 Conference in London, le 4 février 2005.
5 réponses à “Alan Greenspan, l’homme qui n’a pas vu venir la tourmente”
Aurons-nous le moyen de savoir si les banques privées qui sont derrière la FED auront été touchées par l’achat de titres MBS et ABS, au même titre que d’autres Banques ? Ou bien, pourrons-nous discerner si elles ont disposé d’un avantage relatif leur permettant de tirer à temps leur épingle du jeu ?
Merci de vous obstiner, c’est passionnant !
Je suis un Français moyen mais à chaque fois que je vois ou entend des « élites » je me pose la même question qui est pour moi une question fondamentale : Sommes nous dirigés par des imbéciles ou par des gens qui nous prennent pour des imbéciles ?
Lors de ma 1ere expérience professionnelle les décisions de la direction étaient aberrantes, pourtant le patron sortait de Sciences-Po + Arts et Métiers, malgré tout au bout de quelques années le déficit était égal au chiffre d’affaires.
Il y a quelques jours dans une revue économique une dizaine de spécialistes des marchés financiers donnent leurs conseils pour 2008. Pour la plupart ils sont confiants malgré quelques turbulences passagères prévues au début de l’année prochaine.
En fait je pense que tous ces individus ne sont pas complètement trisomiques mais ils sont victimes de leur comportement grégaire. Ils ont vraiment du mal à comprendre le monde qui les entoure et pensent selon des schémas pré-établis.
Il y a quelques années j’avais acheté un livre d’économie de Gregory Mankiw, c’est un livre assez intéressant, bien expliqué, mais ce qui m’avait frappé c’est lors du 1er chapitre, la présentation de quelques consensus parmi les économistes du type 90% des économistes pensent que les permis de polluer sont plus efficaces que tel autre solution. Les pourcentages et les consensus cités m’avaient laissé plus que perplexe.
J’ai l’impression que les élites économiques mondiales, en particulier dans le monde Anglo-saxon, sont persuadées que leur façon de penser est la meilleure et, pire, ils sont persuadés qu’elle est partagée par les autres peuples.
Or dans votre post on voit bien que le comportement de la Chine concernant l’achat des bons du trésor américain ne correspond pas au comportement normal de la loi de l’offre et de la demande. Ce que veulent les Chinois ce sont des débouchés pour leur innombrable population, pour cela ils ont besoin d’une monnaie faible, en achetant des bons du trésor de la dette ils soutiennent le dollar donc leurs exportations, donc la stabilité (l’ordre : normal pour une dictature) au détriment de l’augmentation du niveau en Chine.
Un lien sur le fonctionnement des banques d’investissements.
Bof, comme le montre le site de Serge LaRouche ou Lyndon LaTouche, je ne sais plus, où on peut reprendre tous les billets depuis la date du 26 Juin, le président de la FED serait vraiment le seul à ne rien avoir remarqué.
Tout le problème qui intéresse ces spéculateurs est de sortir du jeu avant le krak. De là toutes ces injections de liquidités qui devaient leur donner le temps de refiler la dernière génération de titres pourris. Mais les organisateurs de cette grande « cavalerie financière » savaient bien que ça ne marche qu’en expansion et qu’il y a forcément un moment où la limite est atteinte et où les pertes ne sont plus couvertes et où les tendances se renversent. Car ce n’est pas de « bulle immobilière » qu’il s’agit, mais de cavalerie, c’est-à-dire d’une escroquerie financière très classique et que la FED s’est mise à rendre légale et donc possible.
Qu’il y ait un krack financier n’a au fond aucune importance. Le problème serait d’obtenir que les maisons ne puissent pas être saisies par tous ces banquiers qui ont prêté à des gens qu’ils savaient insolvables et à des conditions évidemment impossibles à honorer. Tous ces hommes d’affaire n’ont que les mots de responsabilité à la bouche, et justifient leurs profits par les risques terribles qu’ils prennent pour nous dans l’Économie. C’est le moment de les prendre au mot: ils ont joué, ils ont perdu.
La mesure à prendre, c’est d’annuler toutes les dettes des particuliers emprunteurs, et tant pis pour les usuriers malhonhêtes et pour les professionnels assez stupides pour acheter toutes ces créances douteuses déguisées en titres. Car enfin, les emprunteurs, eux, n’ont commis aucune faute, ils ont juste fait confiance à des professionnels accrédités par la FED.
A propos des sous cultures – et de la véritable nouvelle Éducation Nationale, celle contre laquelle l’officielle ne fait plus le poids – ce papier de Cheminade n’est pas mal vu non plus. Il y a encore une gauche qui pense, mais pour laquelle l-e-s citoyen-e-s de gauche-s ne vote-n-t pa-s.
Paul Jorion explique Alan Greenspan…
Paul Jorion est Docteur en Sciences Sociales de l’Université Libre de Bruxelles. Il est diplômé en sociologie et en anthropologie sociale. Il a enseigné aux universités de Bruxelles, Cambridge, Paris VIII… bref.
Sur le blog, le blog de Paul….
[…] n’est pas responsable de la bulle immobilière américaine. J’ai fait cependant remarquer dans Alan Greenspan, l’homme qui n’a pas vu venir la tourmente que la position stratégique qu’il occupait à la tête de la Federal Reserve rend inexcusable […]