Ce texte est un « article presslib’ » (*)
J’ai dit que j’y reviendrais, que je rentrerais un peu dans les détails des modifications intervenues le 2 avril visant à permettre aux entreprises américaines de mentionner dans leurs bilans, pour les instruments de dette uniquement, d’autres chiffres lorsque le marché est « inactif », que la « cote-au-marché », le fameux « marked-to-market », encore appelé plus simplement : prix marchand, celui que reflète la cote la plus récente. Les changements ont été proposés dans FASB 157-e, une directive du Financial Accounting Standards Board (FASB), le Conseil des Normes Comptables Financières américain, justifiant certains amendements à la norme 157 adoptée initialement en septembre 2006.
Je rappelle d’abord que j’ai déjà traité de ces questions dans certains billets passés et en particulier dans « Juste prix » et « juste valeur », en novembre 2007. Je commence par rappeler ce que j’écrivais à cette époque :
En deux mots, le prix, c’est la quantité d’argent qui s’échange entre l’acheteur et le vendeur à l’occasion d’une transaction portant sur un bien, alors que la valeur, c’est un prix « théorique » qui correspond en général à une conception « additive », où l’on additionne le prix des diverses composantes du bien en question : la somme de ce qu’on appelle aussi ses fondamentaux. Chez Adam Smith dans sa Richesse des nations publié en 1776, le prix est ce qu’il appelle le « prix marchand » (market price) et la valeur, le « prix naturel » (natural price). La finance récente a réinventé la même distinction en parlant respectivement de « cote–au–marché » (marked–to–market) et de « cote–au–modèle » (marked–to–model).
Au Moyen Age, les Scolastiques ont défendu une notion du « juste prix » où le prix n’est pas ancré dans la valeur (cette conception fera son apparition à la Renaissance) mais dans un rapport de force « paisible » entre acheteur et vendeur fondé sur leur statut social (c’est un développement de la théorie aristotélicienne du prix). Il s’agissait pour eux de réglementer sur un plan éthique les situations où règne un rapport de force extrême entre acheteur et vendeur parce que, soit l’acheteur est si puissant que le vendeur ne parvient pas à s’assurer avec le prix ce qu’on appellerait aujourd’hui un « salaire de subsistance », soit parce qu’à l’inverse, une situation de pénurie (une ville assiégée, par exemple), permet au vendeur d’imposer pour un bien, un prix exorbitant.
Or, en 2006 dans la directive FASB 157, l’organisme américain qui fixe les normes en matière de comptabilité, le Financial Accounting Standards Board, a introduit la notion de « juste valeur » qui, dans un renversement historique, vise cette fois à définir la valeur comme ancrée dans le prix, autrement dit, dans la « cote–au–marché » plutôt que dans la « cote–au–modèle ». La « juste valeur » est définie comme le prix qui s’obtient sur le marché principal de la marchandise à l’occasion d’une transaction qui s’effectue « dans un bon ordre ». Les sources pour la « juste valeur » sont – par ordre descendant de qualité : 1) la « cote–au–marché » sur un marché liquide, c’est–à–dire où en raison des volumes importants, une transaction peut avoir lieu dans un délai très bref ; 2) la « cote–au–marché » sur un marché il–liquide où en raison des faibles volumes il existe en général un écart importante entre le prix offert (bid) et le prix demandé (ask) ; 3) la « cote–au–modèle » qui repose en dernière instance sur une conception additive du prix.
En introduisant un concept de « juste valeur », fondé sur le prix et non sur la valeur, les marchés entérinent une position que j’ai défendue dans l’ensemble des textes [que j’ai consacrés à ces questions], à savoir qu’il n’y a pas de vérité pour les prix en-dehors d’eux–mêmes. Faut-il regretter pour autant la mort annoncée de la « valeur » ? Paradoxalement, oui. La raison en est la suivante : le concept de valeur introduisait une certaine stabilité en suggérant que le prix marchand devrait s’aligner sur le prix de la somme de ses composantes, alors que le prix peut lui, décoller de sa valeur supposée d’une manière que l’on qualifie de « spéculative ». Or, qu’est-ce qu’un prix « spéculatif » ? C’est, pour en revenir aux Scolastiques et à Aristote, un prix qui reflète de manière nue le rapport de force entre acheteur et vendeur…
Donc le 12 mars, lors d’une séance houleuse du House Financial Services Committee, l’un des comités du congrès américain, celui-ci intima au FASB de revoir la norme 157, sous peine de représailles s’il ne s’exécutait pas. Ce dernier obtempéra sans tarder puisque des amendements furent rapidement proposés et justifiés sous l’appellation de FASB 157-e et intégrés dans la norme 157 le 2 avril après approbation du Conseil.
Il faut d’abord dire qu’un produit financier peut être traité au bilan sous différentes rubriques – qui auront un impact différent sur le chiffre des bénéfices – selon qu’il aura été reconnu comme appartenant à l’une des trois catégories suivantes : 1) trading, c’est-à-dire susceptible d’être acheté et vendu à très courte échéance, 2) available for sale, disponible à la vente à moyen terme, 3) held for investment, autrement dit qui sera conservé en portefeuille jusqu’à sa maturité, par exemple, trente ans pour des instruments de dette contenant des crédits immobiliers (Residential Mortgage–Backed Securities).
Les produits qui sont conservés au portefeuille relèvent de la « cote-au-modèle » (que Warren Buffett appelait en 2002 : « cote-au-mythe »), essentiellement, la somme des valeurs « présentes » (c’est-à-dire escomptées) de ses différents flux de liquidité à venir – une méthode classique de valorisation. Ceux du « trading book » relèvent uniquement de la « cote-au-marché ». Seuls les produits available for sale sont susceptibles d’être traités de différentes manières : « cote-au-marché » ou « cote-au-modèle ». Je simplifie bien entendu parce qu’il existe une casuistique compliquée mais la conversation suivante, qui eut lieu à Countrywide en avril 2007 et que je rapportais dans mon billet intitulé La politique de l’autruche, donne une bonne illustration du type de tactiques qu’elle permet :
M. Orenbuch (analyste au Crédit Suisse) :
Les « seconds liens » (HELOC) subprime que vous avez décidé de conserver [en portefeuille], quand avaient-ils été consentis ? Étaient-ils relativement récents ? Et pourriez-vous expliquer […] comment vous justifiez cela, je veux dire du point de vue de la gestion de vos capitaux et s’il s’agit là d’une chose que vous envisagez encore de faire à l’occasion ?D. Sambol (Président de Countrywide) :
[…] Ils représentent des prêts consentis en 2006 qui étaient restés invendus [sur le marché secondaire] et étaient toujours là au premier trimestre 2007, et nous étions particulièrement pris au collet par l’absence de liquidité et la détérioration des prix à laquelle nous assistions au premier trimestre. C’est cela qui nous poussa à les reclasser HFI [Held for Investment = conservés en portefeuille]. Cela constituait un meilleur investissement. Si nous les avions vendus au prix que le marché pratiquait alors nous aurions laissé échapper des taux qu’il est beaucoup plus raisonnable de retenir que de laisser passer ».
La situation se détériorait : les prix baissaient et les acheteurs se raréfiaient, et les établissements financiers qui possédaient ces instruments de dette commençaient à se livrer à diverses jongleries, dont celle de Countrywide offrait un bon exemple. Les grandes firmes comptables (KPMG, PriceWaterhouseCoopers, Ernst & Young et Deloitte Touche Tohmatsu), n’appréciaient pas du tout et en octobre 2007 avaient répondu par un communiqué prônant au contraire la clarté absolue en termes de valorisation (j’en avais reproduit les principaux points dans le même billet) :
1. Qu’un marché où il existe une disparité notable entre le nombre d’acheteurs et de vendeurs potentiels (en l’occurrence bien sûr, que le nombre d’acheteurs serait très restreint), ne peut être qualifié de marché « en détresse » ou de « vente à la casse » et ses prix disqualifiés à ce titre.
2. « La commission objecte à la pratique consistant à ignorer les cotes provenant de sources extérieures pour adopter une ‘vue à long terme’ du marché (c’est–à–dire adopter la conception selon laquelle un point d’équilibre sera retrouvé et facilitera les transactions à des prix plus ‘rationnels’) ».
3. Même si un marché est considéré « inactif » du fait que seul un petit nombre de transactions s’y observe, les prix qui s’y pratiquent demeurent un meilleur indicateur que ceux qui seraient simplement calculés par un modèle à partir des « fondamentaux » (PJ : ses composantes – sur la base d’une méthode « additive » du prix).
4. Les modèles utilisés pour la valorisation doivent refléter les conditions du marché. Si un ajustement est nécessaire pour refléter correctement un élément de risque, cet ajustement doit être reflété par le prix.
5. Un ajustement reflétant la liquidité du marché peut être indispensable pour représenter correctement ses conditions.
Ces éléments de contexte permettent maintenant de comprendre ce qui s’est passé le 2 avril : le FASB a révisé la norme 157 en prenant systématiquement le contrepied du point de vue défendu dans la déclaration des grandes firmes comptables que je viens de citer : le fait que le marché d’un instrument de dette soit inactif est désormais considéré comme une condition suffisante pour que les prix qui y sont pratiqués soient ignorés et que sa valeur soit enregistrée comme résultant d’une « cote-au-modèle ».
Le nouveau document fournit quelques illustrations, s’appliquant d’ailleurs toutes à des Collateralized–Debt Obligations (CDO) contenant des prêts immobiliers subprime et montre comment les valoriser par un calcul – classique – de ses flux de liquidité à venir. La différence dans ce cas-ci avec une valorisation « cote-au-marché » réside dans le fait que les conditions de marché qui sont censées prévaloir à chacune des époques futures où ces flux seront perçus sont celles d’un « marché en bon ordre » et non d’un « marché inactif ». Dans le cas où deux calculs sont possibles, du point de vue du vendeur (« cote-au-modèle ») et du point de vue de l’acheteur (supposant une aggravation probable de la situation), conduisant à des chiffres trop différents pour que les points de vue puissent se rapprocher et qu’une transaction puisse avoir lieu, correspondant à ce qu’on appelle un « bid-ask spread » trop élevé, FASB 157-e prône d’utiliser la moyenne des deux chiffres.
L’aspect le plus intéressant à mon sens est celui-ci : pour tous ces calculs de « cote-au-modèle » débouchant sur des chiffres bien entendu plus élevés que la « cote-au-marché », la norme révisée suggère de les ajuster par une « prime de risque de liquidité », c’est-à-dire de les pénaliser d’un handicap « raisonnable » dû au fait que le marché est en ce moment illiquide, autrement dit du fait que l’écart dont je parlais ci-dessus entre le « bid », le prix offert, et le « ask », le prix demandé, est trop grand pour que les points de vue se rejoignent et qu’une transaction puisse avoir lieu. Or, la seule mesure possible de ce « manque de liquidité », conçu comme « difficulté à transformer la valeur perçue du produit en une somme en argent liquide », c’est précisément ce « bid-ask spread », l’écart entre le prix demandé et le prix offert. Une « cote-au-modèle » ajustée d’une « prime de risque de liquidité », calculée de la seule manière qui fasse sens en réalité, reproduirait du coup la « cote-au-marché ». L’ironie de la chose n’a peut-être pas échappé à ceux qui au FASB révisèrent la norme 157 sous la menace des baïonnettes.
(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
35 réponses à “Les mystères du FASB 157-e enfin révélés”
J’avais compris la prime de « risque de liquidité » comme une ironie de Paul Jorion. C’est comme une valeur de renormalisation en physique. D’ailleurs je ne comprends pas bien cette prime, sauf si elle permet de rendre attrayants « selon la demande » des actifs dépréciés en faisant payer à nouveau ce qui a déjà été payé très cher auparavant.
@ Champignac
Oui, le plan Geithner va susciter la création d’un nouveau marché spéculatif, reposant sur le négoce des acrifs toxiques. Oui, il va écarter la menance de recapitalisations des banques (provisoirement à mon avis) mais il ne va pas permettre la relance de la « confiance » (du crédit), car il va être compris comme un artifice par les banques elles-mêmes (qui sont bien placées pour en juger). Les banques centrales vont voit leur bilan s’améliorer fictivement. La réglementation de la FASB va faire jurisprudence dans le monde entier, une fois que l’IASB aura suivi, comme c’est on ne peut plus probable. En attendant une nouvelle réglementation.
à Johannes Finckh
La circulation des richesses, ne circule que dans un sens, celui de son propre renforcement, elle s’effectue à sens unique, comme en courant continu, ( « la machine qui s’autodétruisait » Tinguely)
il conviendrait de la mettre en courant alternatif
Merci à Sophie LEROY
suite
http://www.youtube.com/watch?v=eyibaRcw9eQ&feature=channel
« Conférence d’André Orléan au théâtre de La Colline le 28 mars 2009 dans le cadre des débats : Le désir en économie et économie du désir organisés par Ars Industrialis »
titre » Réflexions sur le rôle des croyances financières et leurs pu
[…] billet – ; je vous suggère fortement d’aller lire cet article de Paul Jorion intitulé « Les mystêres du FASB 157-e enfin révélés ». [↩]Dans l’article « L’actualité de la crise : au pays des miracles […]