En 1961, dans un article intitulé « The Segmentary Lineage : An Organization of Predatory Expansion » (*), l’anthropologue Marshall Sahlins décrivait un certain type d’organisation familiale, propre plus particulièrement à certaines sociétés africaines, où la stratégie du chef de lignage consiste à envahir l’environnement à l’aide de son abondante progéniture. Il qualifiait le lignage segmentaire d’« organisation d’expansion prédatrice ». Le choix du terme « prédateur » était cependant malheureux : ce type de stratégie – à défaut d’une organisation sociale l’accompagnant – était déjà connu en « dynamique de populations » sous le nom moins dramatique et plus approprié en l’occurrence de comportement « colonisateur ».
Le comportement colonisateur est tout particulièrement adapté à des environnements relativement vides de populations où il permet l’expansion rapide du vivant. Les environnements africains dont parlait Sahlins correspondaient (je peux en témoigner) à cette description et le qualificatif de « prédateur » était donc excessif. La donne se modifie cependant du tout au tout le jour où l’environnement où se développent ces stratégies « colonisatrices » devient densément peuplé.
Comme les lignages, les entreprises au sein du système capitaliste n’ont pas d’autre objectif que d’assurer leur survie illimitée dans le temps. Dans le cas du lignage, les membres des familles et leurs chefs en bénéficient. Dans le cas des entreprises, leurs actionnaires et les chefs de ces entreprises en bénéficient. Dans le cas des lignages, la stratégie d’expansion englobe une partie toujours plus vaste de l’environnement et de ses ressources. Les entreprises font de même ; elles mesurent en « parts de marché » le succès de leur stratégie.
Dans des environnements densément peuplés, l’emprise croissante d’un lignage sur un territoire ou d’une entreprise sur des parts de marché permet à ce groupe d’éliminer la concurrence et de se rapprocher tendanciellement du rapport de force optimal de son point de vue : celui de la situation monopoliste qui permet de définir son rapport avec les autres sans contrainte, autrement dit, à « dicter ses propres termes ».
Si une politique dite de « colonisation » permet effectivement au vivant de se propager avec rapidité dans des environnements relativement inoccupés, elle devient inadéquate puis franchement dommageable à mesure que la densité des populations augmente. En effet, le seul objectif des lignages et des entreprises d’assurer leur survie illimitée dans le temps, et ceci à l’aide d’une stratégie unique d’occupation de l’espace ou d’une augmentation des parts de marché, débouche alors sur la guerre de tous contre tous.
Assurer sa survie illimitée dans le temps est un objectif que la nature laissée à elle–même assigne par défaut à tout groupe. Au sein d’une nature domestiquée par l’Homme, cet objectif doit être reconsidéré en raison de sa disposition à conduire à la catastrophe dans des environnements qui ont cessé de bénéficier d’une colonisation toujours plus avancée. Cette conclusion s’applique aux lignages et encore bien davantage aux entreprises : il convient désormais qu’elles s’assignent un objectif humain pour remplacer celui devenu dysfonctionnel que la nature leur avait assigné par défaut.
(*) Sahlins, Marshall D., The Segmentary Lineage : An Organization of Predatory Expansion. American Anthropologist, April 1961, Vol. 63(2) : 322-344.
2 réponses à “D’où vient la croissance ?”
[…] : Le blog que j’ai consacré il y a quelques jours à D’où vient la croissance ? où je compare la finalité des entreprises avec celle de certaines formes de la parenté me semble […]
[…] discuté dans plusieurs billets, et plus particulièrement dans D’où vient la croissance ?, le comportement tout à fait inadapté des entreprises dans le monde actuel, comportement de type […]