Le mirage de la pluridisciplinarité
Robert J. Shiller, professeur d’économie à l’université Yale (Etats-Unis), vient de publier, en collaboration avec son épouse, Virginia, psychologue, un article intitulé « Economists as Worldly Philosophers » (Cowles Foundation Discussion Paper n° 1 788, Yale University, mars 2011), que l’on peut traduire par « L’économiste comme honnête homme ».
On doit à Shiller l’expression d’ »exubérance irrationnelle » pour caractériser la finance au tournant du millénaire, et le livre du même nom (Irrational Exuberance, Princeton University Press, 2000, traduit aux éditions Valor la même année) fut, dans sa seconde édition en 2005, le premier à prédire la catastrophe à venir.
A une époque où l’équipe qui entourait Alan Greenspan à la Réserve fédérale américaine continuait d’affirmer que le phénomène de bulle financière n’existait pas, Shiller en décrivait la dynamique comme un « processus de cavalerie spontané« .
Il est aussi connu pour avoir mis au point avec Karl Case l’indice Case-Shiller, qui évalue le prix de l’immobilier résidentiel aux Etats-Unis.
Dans leur article, les époux Shiller suggèrent que, si les économistes avaient été des « honnêtes hommes », la double incapacité dont ils ont fait montre ces dernières années aurait pu être évitée : ils n’ont pas été capables de prévoir la crise ni d’y proposer des remèdes.
Est en cause, selon eux, l’ultraspécialisation, qui prive les économistes du temps nécessaire pour élargir leurs horizons à la philosophie, l’histoire, la sociologie, la psychologie, etc.
L’article des Shiller nous laisse cependant sur notre faim, car c’est le mirage ressassé de la pluridisciplinarité qui est ici suggéré : il s’agirait d’en savoir davantage et sur plus de choses. Faute de pouvoir dire ce qui fait défaut à la science économique, la question est vainement transposée sur un plan quantitatif.
COOPTATION INCESTUEUSE
Or, la valeur ajoutée de l’expert d’un autre domaine n’est pas d’apporter la pièce manquante, empruntée à son propre savoir, mais de désigner les aveuglements nés de la cooptation incestueuse qui affecte toutes les disciplines.
Aussitôt le cadre de la science économique défini comme la maximisation de l’utilité de l’Homo oeconomicus, assorti d’un principe d’individualisme méthodologique qui tient que les interactions ne débouchent sur aucun effet collectif, ladite science se trouve sur une voie de garage, et aucune ouverture d’esprit ne peut la sauver.
Contrairement à ce que les Shiller suggèrent, l’impasse ne découle pas d’une ultraspécialisation mais d’un faux pas épistémologique : avoir remplacé les véritables acteurs de l’économie – les groupes d’hommes et de femmes assumant des fonctions économiques distinctes (qu’on les appelle « conditions », « Etats » ou « classes sociales » important peu) – par un Homo oeconomicus asocial dont il est indifférent qu’il soit investisseur, dirigeant d’entreprise ou salarié.
Le problème essentiel de la science économique est qu’elle s’est laissée enfermer dans le cadre de la psychologie naissante de la fin du XIXe siècle, psychologie volontariste où les individus sont maîtres de leurs décisions et à même d’être parfaitement rationnels sur la base d’une information parfaite elle aussi.
Si la science économique s’était plutôt développée comme une sociologie, la question ne se poserait pas de chercher à remplacer aujourd’hui des économistes à la vision en tunnel par des philosophes « honnêtes hommes ».
22 réponses à “LE MONDE-ÉCONOMIE, Le mirage de la pluridisciplinarité, lundi 4 – mardi 5 avril 2011”
http://cjoint.com/data1/1eelvaYwC4y.htm
La feuille que chaque politique devrait avoir lue pour la prochaine campagne présidentielle. Je l’ai scannée pour avoir le schéma, qui ne passait pas sur le blog.
Voilà ce qu’il faudra bien un jour se résoudre à prendre à bras le corps, en cessant de se cacher derrière son petit doigt. Oui, le système est fondamentalement vicié : Si le EBE par exemple n’est pas réinvesti chaque entreprise produit davantage de valeur qu’elle ne met d’argent sur le marché pour l’acheter.
Ce problème est l’ADN défectueux du système, irrémédiable. Maintenant d’autant plus grave que les palliatifs ne fonctionnent plus (Crédit, endettement d’Etats-clients), sans oublier la productivité qui agit comme un détergeant sur le système et le salariat, une sorte de liquidation avancée.
Le plus amusant est qu’on demande aux gens de se jeter à corps perdu dans ce système qui comporte un tel vice et de s’engager donc, de façon éthique, avec toute leur foi, leur bonne foi, dans un mode de vie, une « Weltanschaung » (mot usité) fondée sur un gros mensonge ! Une grosse équation bancale, une grosse planche savonnée.
Il n’y a pas de solutions, toutes les solutions envisagées reviennent à détruire le capital lui-même. Il nous reste à attendre comme l’armée allemande dans les tranchées en 1918, « bis zum bitteren Ende » l’arrivée des Alliés.
So, enjoy it ! A part profiter du temps qui reste ici, pour ceux qui le peuvent…
Hello,
Tout dépend quelle conclusion ils en tirent. Quelle est la vôtre ?
La fin de la notice présente la loi de Say comme une égalité (sic) comptable. En faisant cela on rate l’essentiel, sauf si l’on précise à quel type d’échanges cette identité comptable correspond. La loi de Say s’applique à des échanges volontaires, parce qu’une condition nécessaire est que le producteur ait vendu son produit. Mais nous avons tendance à appliquer ses conclusions sans se soucier de vérifier si les hypothèses sont satisfaites. C’est le grand tort du keynésianisme hydraulique : plus de dépenses etc.
D’où ma question : quelles conclusions tirez-vous de la loi de Say dans le contexte actuel ?
Pour une présentation complète et traduite en français de la loi de Say, voir ce livre disponible en téléchargement :
http://www.institutcoppet.org/2011/04/05/thomas-sowell-la-loi-de-say-1972/
Cdt,
GSF
L’Université de la Terre à l’UNESCO.
Un évènement majeur et incontournable qui nous met face à nos responsabilités pour la sauvegarde de l’humanité et qui, surtout, nous trace les voies indispensables du changement de paradigme ou de la métamorphose comme le dirait Edgar Morin.
J’ai écouté un fragment des débats de dimanche, débats d’une très grande qualité.
C’est en découvrant SUZAN George (Présidente d’honneur d’Attac) puis Jacques Généreux que je m’y suis intéressé.
Attac avec quelques autres a établi le bon diagnostic et nous propose avec d’autres des solutions crédibles. Bravo et merci pour cet effort collectif.
Rien que des solutions optimums patrons/collaborateurs dans les entreprises nous interpellent et répondent au « burn-out » ou du moins au « mal bosser »qui envahit toujours plus nos entreprises et dont de nombreux actifs me témoignent régulièrement, il faut arrêter les frais.
Rediffusion ce lundi à 14h00 ou en différé, Suzan George et M Moreno (groupe SOS) à 22′, suivi de Jacques Généreux :
http://www.publicsenat.fr/vod/evenement/universite-de-la-terre-a-l-unesco/68710
http://www.publicsenat.fr/emissions/evenement/universite-de-la-terre-a-l-unesco/68710
Petit rectificatif : pour le Groupe SOS, il s’agit de Jean-Marc BORELLO, délégué général.
Merci, j’avais juste capté son nom à l’écoute, toutes mes excuses à Monsieur.Borello.
Je ne connaissais pas le groupe SOS au nom pertinent, à découvrir comme d’autres intervenants.
http://www.universitedelaterre.com/inscription.php
La « loi » de la concurrence libre et non faussée résulte, amha, des aveuglements de la cooptation incestueuse entre économie et biologie. Darwin (ou plutôt les néodarwiniens) ou Lamarck? Peut-être la question a-t-elle été tranchée un peu vite au profit du premier: René Thom, Esquisse d’une Sémiophysique: « On ne pourra que s’étonner -dans un futur pas tellement lointain- de l’étonnant dogmatisme avec lequel on a repoussé toute possibilité d’action du soma sur le germen, tout mécanisme « lamarckien ». » (p.127)
« Le rôle du génome apparaît finalement comme un dépôt « culturel » de modes de fabrication des substances nécessaires à la morphogénèse. Il n’est peut-être guère plus nécessaire à l’embryogénèse que ne l’est la consultation des livres de cuisine aux réalisations gastronomiques d’un grand chef (ou en tout cas guère plus que l’ensemble de ses fournisseurs…). (p.128)
Y a-t-il une analogie entre les approches Darwinienne vs Lamarckienne de l’évolution d’une part et les approches Keynésienne vs Hayekienne de l’économie d’autre part?
la suite vite svp, le début donne envie de continuer
http://www.zerohedge.com/article/watch-inside-job-wall-street-horror-movie-free-0
Regarder notamment ces éminents économistes professeurs des universités les plus prestigieuses et qui tirent 95% de leurs revenus de prestations financées par le monde de la finance. Ce n’est pas un problème de « manque de pluridisciplinarité », mais beaucoup plus de trafic d’influence et osons le terme, de pratiques mafieuses.
Tout est d’ailleurs dans les premières minutes quand un islandais raconte que quand on cherchait à démontrer le danger de la situation islandaise avant la crise, on se retrouvait devant 15 brillants avocats qui vous démontraient le contraire, et si par hasard vous parveniez à leur tenir tête, c’est que vous étiez encore meilleurs et donc on vous engageait…
Oui, et très bon aussi le passage où Mishkin est mis sur le grill au sujet de ses honoraires versés par la Banque centrale islandaise, lui qui est l’auteur d’un célèbre rapport « Tout va bien Madame la Marquise » sur les institutions financières islandaises 🙂 🙂 🙂
C’est très antérieur au 19ème les histoires de conscience, de libre arbitre, de consentement, mais les écrivains d’économie se sont servis des modèles d’époque à leur disposition.
Ces modèles viennent du droit qui tente de fonctionner de façon relativement autonome mais est inspiré par la philosophie de l’Être dont il aspire à se déprendre avec la formalisation du droit positif bouclée pour l’éternité. C’est clair que tout ça ne tient plus « scientifiquement » la route mais n’est pas prêt de « nous » lâcher pour autant et va continuer à « nous » tenir ensemble de façon déjà boiteuse depuis longtemps. La découpe du réel par des savoirs spécialisés définis par leur objet laisse béante la non-articulation de leurs liens.
Le désir de l’homme c’est le désir de l’Autre. De génitif objectif et subjectif. Comme dans l’exemple classique en Latin : la crainte de l’ennemi. Un désir d’enfant, c’est un enfant qu’on désire, objectif. Un désir d’enfant, c’est un enfant qui désire, subjectif.
On fait tourner les manivelles de l’économie avec ça ? Qui tient la manivelle ? Y a quelqu’un ?
Pourquoi ces modèles ne viendraient pas de la physique ? L’unité de mesure devient la monnaie. Elle est parfaitement quantifiable. Elle peut être traitée comme un flux ou des quantités. Elle sert de base à des modèles mathématiques et évacue complètement l’humain de l’histoire. Il fallait le faire sortir pour rendre les rapports humains scientifiques (physiques) et éviter ainsi des relations rappelant la religion.
cf « Le doux commerce » de Montesquieu. « La Main invisible » d’Adam Smith revue et corrigée par Thatcher. L’idée de l’autoorganisation spontanée de la société de Hayek. Le marché Arrow-Debreu. Ce que j’ai retenu de Friedman est son idée que tout peut se ramener à des relations monétaires. Ces gens ramènent la société à la dimension économique.
Il en est ressorti l’idée très claire que la science allait permettre aux hommes de « prendre leur destin en main ». Ce programme est séduisant sur le papier. En pratique, il exige de se soumettre à des lois intemporelles, immuables, indiscutables et je ne sais quoi encore. Prendre son destin en main dans ces conditions, c’est se soumettre.
Je suspecte Orwell (1984) d’avoir compris le problème.
Shiller reprend l’idée que les économistes utilisent des concepts formalisés pour représenter la réalité, faute de pouvoir/vouloir observer la réalité, comme les mathématiciens et physiciens leur formules, sauf que les derniers savent parfaitement quelles sont les limites de validité de leurs outils.
Si la science économique fonctionne par cooptation c’est pour éviter de voir s’élever toute idée contraire, et elle est fermement invitée à rester le gardien du culte officiel par ceux qui ont tout à y gagner.
Bonjour à tous
Pourquoi systématiquement prétendre à la « science » et refuser l’art?
Pourquoi donc TOUTES les grandes traditions attirent t ‘elles l’attention sur les pièges du mental?
L’homo oeconomicus n’est qu’un mini démiurge, fils de la ménagère de moins de cinquante ans, projeté sur les murs de la caverne de Platon!
Pour la pertinence de l’importance de l’ADN, aller faire un tour du côté de la biosémiotique, Jesper Hofmeyer….
Cordialement
@Steve
Concernant l’euro et la parité égale entre les états.
Cette parité à déjà explosée puisque les états achètent de la dette à différents taux et qu’une agence Euro-trésor vient d’être créée.
Il y a donc bien un Euro interne à chaque pays et un Euro d’échange international entre pays qui ne concerne pour l’instant que la dette des états , viendra bientôt un taux différent entre dette privée de pays.
C’est simple , tout est simple.
Je trouve dommage de résumer ainsi la pluridisciplinarité (c’est aussi ennuyeux à écrire qu’à dire ce truc), c’est surement pas la solution à tout, mais ce mot porte en loin un autre, la curiosité qui permet de ne pas regarder le monde uniquement par son profil, ceci dit ça manque de zootechnie bovine ce blog 🙂
C’est amusant de se deporter vers les philosophes. Pourtant apres coup, il semble que la litterature est mieux a meme de montrer (pas besoin d’expliquer!) longtemps apres pour faire comprendre ce qui se passait. Par exemple pour revenir a un temps de bifurcation, au moment ou la psychologie commencait a influencer et a etre integree mais deja depasse par les auteurs malgre eux (toujours en litterature), on peut lire ceci: jours d’emeutes de A.H. Tammsaare (et La Colline-du-Voleur pour comprendre le soutien populaire a la science).
Je réagis tout à fait à contretemps (ce n’est pas la première fois…) mais juste pour une précision : l’individualisme méthodologique ne dit pas du tout que « les interactions ne débouchent sur aucun effet collectif », il suffit de lire les travaux de Raymond Boudon sur les effets pervers pour le voir. Le problème que pose l’individualisme méthodologique est autre, « le mal vient de plus loin » : il vient du simple fait de considérer l’individu comme unité d’observation et objet analytiquement premier.
C’est au fond ce que vous dites ensuite en mettant en avant l’appartenance à des groupes distincts; cela dit ensuite il faut préciser (mais peut-être le faites-vous ailleurs) que l’unité de base n’est pas le groupe (là on passe au holisme méthodologique) mais la relation: le véritable objet d’étude n’est pas le groupe mais le mode d’interdépendance entre groupes (et/ou individus d’ailleurs). Ce qui importe, me semble-t-il, n’est pas le primat du groupe sur l’individu mais le primat analytique de la relation sur l’entité, que celle-ci soit individuelle ou collective. C’est la grande leçon d’Elias.
J’ai consacré de nombreuses pages à ces relations dans mes livres, en particulier dans le dernier : Le capitalisme à l’agonie. Les chroniques du Monde, c’est une contrainte de 3 500 signes, il m’est toujours très difficile d’arriver à être concis à ce point.
Paul Jorion,
J’apprends votre désistement (forcé) à un débat avec le banquier Jean-Peyrelevade, sur le blog de ce dernier. Il affirme n’y être pour rien, et il n’y a pas de raison de ne pas le croire, mais il fait preuve, au passage, de bien peu de galanterie à l’égard de Mme Montchamp.
C’est pourtant d’une rusticité d’un autre genre que je voudrais brièvement vous entretenir, celle qui se révèle dans la théorie qu’il croit avoir développé, dans le domaine de la prédation, principalement financière.
Cette théorie me paraît Ô combien fallacieuse et je me suis employé à le démontrer sur mon blog (voir ci-dessus). On peut gager qu’elle aurait défini sa position, si le débat, «COMMENT RENDRE LA FINANCE UTILE» avait eu lieu entre vous deux.
J’avoue ne pas connaître précisément vos vue sur la question, mais votre réputation d’homme de science ne faisant pas débat, elle, j’aurais effectivement aimé, moi aussi, vous entendre lui apporter la contradiction. Puisqu’il est annulé, peut-être vous ferez vous le plaisir d’une réponse par blog interposé? Après tout, Jean-Peyrelevade lui même demande à ce que ne soit que partie remise.
Merci d’avance.
Après lecture et relecture, je ne comprends toujours pas la portée de cette conclusion :
« Le problème essentiel de la science économique est qu’elle s’est laissée enfermer dans le cadre de la psychologie naissante de la fin du XIXe siècle, psychologie volontariste où les individus sont maîtres de leurs décisions et à même d’être parfaitement rationnels sur la base d’une information parfaite elle aussi. »
Qui sont les auteurs visés ? et surtout est il juste de généraliser ?
Merci d’avance d’éclairer ma curiosité.
J’avoue être dans le même cas que Benoit!
D’après ce que je comprends de l’article (arrêtez-moi si je me trompe), mais vous faites référence à certaines idées keynésiennes comme l’importance pour un économiste de couvrir un grand nombre de champs intellectuels (pluridisciplinarité), ainsi, il me semble, qu’aux « esprits d’animaux », qui sont liés au laissez-faire financier.
Cependant, dans votre conclusion, il apparait effectivement que vous critiquez certains auteurs anciens, dont les théories ont été reprises par des économistes actuels (comme c’est souvent le cas). Je n’arrive en revanche pas à cerner exactement ceux auxquels vous faites allusion…
Tout comme Benoit, si quelqu’un pouvait me confirmer (ou infirmer) la compréhension que j’ai de cet article, et m’éclairer sur la conclusion…
Merci beaucoup!