Les Épées, décembre 2008

La crise s’installe. Entretien avec Paul Jorion

L’opposition entre « capitalisme du l’entrepreneur » et « capitalisme du spéculateur » formulée récemment par Nicolas Sarkozy explique-t-elle la crise que nous vivons ?

Oui, ce n’est pas une mauvaise manière de caractériser la crise actuelle. Le parasitisme de la spéculation sur le système économique n’épuisait pas jusqu’ici la bête au point de risquer de la faire mourir. Le pouvoir de nuisance de la spéculation a été considérablement démultiplié au cours des vingt dernières années par l’informatisation et la complexification de la finance. Les banques centrales en prenant parti de fait pour les investisseurs – dont certains sont de purs spéculateurs – ont obligé les salariés à se tourner toujours davantage vers le crédit à la consommation pour compenser la baisse tendancielle des salaires. Or, contrairement au crédit productif où les intérêts sont versés en ponctionnant le surplus créé par les avances, dans le crédit à la consommation, les intérêts sont ponctionnés sur les salaires, faisant de ce secteur financier un secteur extrêmement sensible à la conjoncture économique globale.

La conjonction entre crise financière, crise immobilière et crise industrielle est-elle inévitable aujourd’hui ? Constitue-t-elle un phénomène inédit ?

Oui, c’est une configuration nouvelle. Ceci dit, les crises ne se ressemblent pas : elles sont toujours inédites. La notion de « cycle » a été inventée pour nous faire croire qu’il n’y a jamais lieu de s’inquiéter : quand une crise est là, c’est que le bout du tunnel n’est pas bien loin. Il s’agit là d’une vision lénifiante mais aussi extrêmement dangereuse puisqu’elle nous conduit à penser que les crises se résolvent nécessairement. En réalité, à chaque crise, c’est la panoplie entière de nos moyens qui est mobilisée. La confusion que l’on observe dans la manière dont les autorités répondent à la crise actuelle, et que leurs tâtonnements trahissent, révèle leur totale impréparation.

Pourquoi les mécanismes de titrisation ont-ils provoqué une multiplication des risques et non, comme les experts l’avaient longtemps pensé, une division et une mutualisation de ces risques ?

Il y a plusieurs aspects. D’abord si la titrisation permet en principe la dispersion du risque, rien n’empêche certains intervenants de concentrer les titres émis entre leurs mains. Ensuite, si l’idée peut sembler excellente a priori de multiplier le nombre des assureurs, ils peuvent finir par constituer une poussière d’agents dont le volant financier est beaucoup trop faible pour leur permettre d’exercer cette fonction sur le long terme. Enfin, le principe de l’éparpillement du risque ne vaut que si les sinistres (ici la défaillance des emprunteurs) sont distribués dans le temps de manière aléatoire. Lorsqu’on a au contraire affaire à un processus où une période où les sinistres sont très concentrés succède à une période où ils étaient quasiment absents, le système s’effondre de la manière que l’on a observée. C’est un défaut rédhibitoire de la titrisation : elle génère des produits qui sont très rentables quand tout va bien mais qui ne valent plus rien dès que la situation se détériore.

Les règles comptables internationales ont-elles contribué à accélérer la crise financière ? Peuvent-elles être modifiées à brève échéance et selon quels principes nouveaux ?

Les règles comptables comportent toujours une part de pari sur l’avenir – c’est inévitable. Quand les choses vont bien, le bilan périodique peut offrir un portrait fidèle de la santé d’une société mais aussitôt que les choses vont mal, l’écart se creuse entre ce qui avait été prévu et ce qui se passe effectivement. On rétribue donc actionnaires et dirigeants d’entreprises à l’avance : sur des gains déjà comptabilisés mais non encore réalisés. Si les événements prennent un tour imprévu, la situation tourne immédiatement à la catastrophe. Les règles comptables peuvent être modifiées en peu de temps. Il faut qu’elles le soient en mettant davantage l’accent sur le présent, selon le principe « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ».

Vous préconisez un encadrement juridique de la finance. Quelle(s) instance(s) et suivant quels principes cela pourrait-il être fait ?

Je propose une constitution pour l’économie sur le modèle d’une Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Un corps organisé de principes auquel l’ensemble des nations accepterait de souscrire. L’élimination des pratiques spéculatives doit en constituer le cœur. Ceci contribuerait à réduire drastiquement les prélèvements que la finance opère sur l’économie et serait très positif en soi. Un autre élément essentiel d’une constitution pour l’économie serait une redéfinition de la redistribution du surplus entre investisseurs, dirigeants d’entreprises et salariés qui ne force plus ces derniers à un combat permanent pour en obtenir une part décente. Ceci obligerait les banques centrales à revoir leur rôle et à rejeter les conceptions mythiques de la monnaie véhiculées par le « monétarisme ».

L’action des Etats pourra-t-elle se prolonger au-delà des plans de sauvetage récemment présentés et aboutir à une nouvelle architecture financière internationale ?

Oui mais les solutions de rechange manquent : la fin du communisme semblait signaler le triomphe du capitalisme « pour les siècles des siècles », et à part des poches isolées comme Cuba et le récent groupe « bolivarien » Vénézuéla, Salvador, Equateur et Bolivie, et la décroissance, la réflexion sur des alternatives au système capitaliste s’est pratiquement évanouie. L’effondrement actuel du capitalisme est intervenu soudainement, dans un « ciel sans nuages » et provoque la stupéfaction. La science économique qui aurait pu constituer une réserve d’idées neuves a failli à son devoir en concentrant son attention sur des questions de détail ne se posant que dans un contexte où rien ne va jamais mal.

Quel rôle pour les pays disposant de réserves de change abondantes (grands pays émergents, pays producteurs de pétrole…) ? Peuvent-ils profiter de la crise pour prendre le contrôle d’entreprises européennes ou américaines sous-évaluées ? Vont-ils au contraire consacrer leurs excédents de ressources à soutenir leur propre développement économique ?

Le prix du pétrole sur lequel repose la puissance de certains de ces pays est soumis à deux types de forces : les fluctuations dues à l’offre et la demande, et la spéculation qui accentue la volatilité de ce prix dans le sens que l’offre et la demande détermine. Quand la situation économique globale se détériore, les bénéfices des pays pétroliers baissent et la puissance de ces pays se réduit dans le même degré. La Chine constitue un cas particulier étant donné le rôle prédominant que joue encore le capitalisme d’état dans son système économique et financier, c’est ce qui lui permet de réagir au quart de tour à des changements de la conjoncture. Ceci dit, quel que soit le volume de leurs réserves de change, il ne sera jamais rentable pour ces pays d’investir leurs fonds dans des entreprises dont il serait devenu évident qu’elles sont insolvables.

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10 réponses à “Les Épées, décembre 2008”

  1. Avatar de Shiva
    Shiva

    Voici une boutade que j’avais écrit au début de la crise sur un autre forum, en réponse aux autorégulateurs indécrottables qui sévissent (de moins en moins d’ailleurs) ici ou là. juste pour rire.

    Autorégulation ?

    Phase I: assèchement progressif du crédit du à une virtualisation excessive de la valeur de l’argent.
    Phase II: économie en difficulté, dégraissages, fermetures, chômage.
    Phase III: remontée vertigineuse du prix des matières premières, dopée par le retour de la spéculation. Nous serons alors dans l’oeil du cyclone, la casse économique et sociale sera à son maximum surtout si la crise du crédit n’est pas résorbée…
    Phase IV: Famines, violences, fermeture des frontières, montée des intégrismes nationalistes. Guerre mondiale, atomique bien-sur, destruction de l’espèce humaine.
    Phase V: Indices boursiers stables à l’infini, marché auto régulé.

    « Le marché se régule tout seul. »

    CQFD.

  2. Avatar de Noviant
    Noviant

    Paul, Question sur la forme : Le sens de l’entretient m’échappe. Pourriez-vous m’éclairer en précisant qui pose les questions et qui y répond ? Est-ce de Paul à Paul, avec l’Entretient choisi comme forme, ou un réel entretient ?…
    Merci pour votre réponse, et pardonnez mon manque d’intuition.

    PS : Pour le fond, je suis comblé !

  3. Avatar de Rumbo
    Rumbo

    Dans l’entretien: Les Épées, décembre 2008, Paul répond:

    «  »La science économique qui aurait pu constituer une réserve d’idées neuves a failli à son devoir en concentrant son attention sur des questions de détail ne se posant que dans un contexte où rien ne va jamais mal. » »

    Mais Paul, la – science économique – à laquelle vous faites allusion ici avec ses supposées idées neuves et qui a failli à son devoir, ne pouvait-elle pas les « imposer  » ses « idées neuves »? À supposer qu’elle en ait eu vraiment? Car si cette « science » faisait partie du sérail, il est bien peu probable qu’elle ait craché dans la soupe au moment où celle-ci était la meilleure. Car il est des recettes exquises, d’une succulence irrésistible, mais qu’il faut vite avaler, surtout sans penser à quoique ce soit, car elles deviennent un soporifique et très vite un poison mortel. Quand on pense seulement à ce petit détail (parmis tant d’autres) lu en mars 2007 dans la presse économique française: le CAC 40 frôle en 2006 les 100 milliards d’euros de bénéfice (résultats comparables ailleurs). Qui aurait alors parlé de « science économique » serait passé pour un gentil demeuré. Tel est l’attitude humaine, un comportement indécrottable.

    Car les autres sciences économiques ne – faisant pas partie du sérail – pouvaient toujours aller se faire voir ailleurs, cause toujours tu (ne) m’intéresses (pas). Je me rappelle en 2002, un banquier d’un des plus haut rang (fraîchement retraité de la Banque ….) c’est pour ça qu’il parlait en public (je suis obligé de dire sous peine de mentir par ommission qu’il parlait vraiment pour ne rien dire du tout) lors d’une série de trois ou quatre conférences, et qui m’avait repéré, jusqu’à me dire sèchement: « Vous n’allez pas recommencer avec vos questions! ».

  4. Avatar de bob
    bob

    Pour répondre à la derniére question et apporter une parcelle de réponse « Peuvent-ils profiter de la crise pour prendre le contrôle d’entreprises européennes ou américaines sous-évaluées ? »
    Je connais trés bien le domaine de la santé et je sais que des fonds pétrolier d’Afrique du Nord tente de prendre le contrôle d’établissement de santé en France.
    une Sécurité Sociale « universelle et égalitaire »?

  5. Avatar de dede
    dede

    « Pourquoi les mécanismes de titrisation ont-ils provoqué une multiplication des risques et non, comme les experts l’avaient longtemps pensé, une division et une mutualisation de ces risques ? »

    Les mecanismes de titrisation des prets hypothecaires ont bien permis une mutualisation des risques donc une dilution du taux de risque mais pas une diminution du risque lui meme. Quand on prete à quelqu’un qui ne pourra manifestement pas rembourser le risque est de 100 % et la prime de risque devrait être de 110 %. elle était inférieure donc la perte était certaine.
    Et surtout à l’étape suivante, type CDS on n’est plus dans le domaine de l’assurance; si je paye une prime pour toucher une assurance si VOTRE maison brule, ce n’est plus un travail d’assureur mais de bookmaker.
    enfin le systeme s’est perverti car les placiers en assurances, y compris les dirigeants des banques, touchaient leur remise immédiatement sans risque pour eux, mais pour les actionnaires et préteurs. Dans de telles situations le résultat est certain. il suffit d’attendre.

    Il y a d’autres domaines pervers dans le domaine financier, meme chez nous. les Sicav non cantonnées par exemple, un piége remarquablement bien ficelé. Ou « l’accord 501 » (je crois) qui transforme votre assureur automobile en votre pire ennemi.

  6. Avatar de et alors
    et alors

    « les solutions de rechange manquent »… » la réflexion sur des alternatives au système capitaliste s’est pratiquement évanouie.. »
    Alors là je me fâche…Car derrière cette analyse, se cache une double insinuation..posant un problème de fond.
    – pas de réflexion « à la base » ( et sous-entendu, ce qui est plus grave pas de potentiel actualisable, crédible et pratique)… ( d’accord, c’est discret et peu médiatisé…). La quantité négligeable en quelque-sorte.
    – donc (!?), une constitution pour l’économie. Induite par une nouvelle « élite mieux-pensante », logiquement pure, épistémologiquement labellisée, moralement respectueuse de tout… et qu’on affichera au mur des nouvelles banques vertes , au dos des « propriétés privées » et en bas des « contrats de travail …libre et consenti ».

    Mon propos est juste une tentative de rétroaction négative à une sortie de calibrage qui produirait une bifurcation ramenant sur l’autoroute de la moindre action…de penser.
    Pour eventuelles fourniture « d’alternatives » …me consulter. ( quarante années dans « l’économie sociale »)
    Et toujours coopérativement….

  7. Avatar de Patrick Barret
    Patrick Barret

    @ et alors,

    Pour d’éventuelles fourniture “d’alternatives”… me consulter. (quarante années dans “l’économie sociale”)
    Et toujours coopérativement…

    Pour vous consulter, encore faudrait-il savoir comment vous joindre; à moins que cette remarque ne s’adresse exclusivement qu’à Paul Jorion.

  8. Avatar de oppossum
    oppossum

    @ Shiva Attention !
    Ce n’est parce que, effectivement, le marché ne résoud pas tout, voire fonctionne parfois très mal qu’il faut le rejeter et s’en priver !
    Ce n’est parce que les économistes classiques ont déifié ce marché et sa main invisible en une abstraction sèche et théorique , que la marché n’a pas d’efficacité.

    Le problème est que le marché est un espace qui doit se construire en permanence pour fonctionner de façon satisfaisante et il doit se proteger . Même si évidemment il n’échappe jamais complètement aux rapports sociaux, au rapports de pouvoir et à l’opinion démocratique.

    Vous allez me dire que c’est de la régulation : oui mais …
    Mais si vous régulez trop le marché sous prétexte qu’il est un lieu ‘vivant’ reflétant aussi les tares de la société que vous n’avez pas su résoudre par ailleurs, alors vous lui otez beaucoup de son intérêt !

    Là où l’on réduit le marché à sa portion congrue, on va vers une sclérose, une accumulation des tensions et des distortions qui mène à l’ implosion ou la destruction du système.

    Ceci dit, le marché n’est pas exempt d’irrationnalité et d’errements , mais à la longue il fonctionne mieux qu’un économie administrée.
    D’ailleurs, dans la crise actuelle , c’est bien le marché lui-même qui se manifeste et qui remet les excès à leur place , ou qui s’auto-corrige (?) !

  9. Avatar de et alors
    et alors

    @ patrick…le plus simple serait que Paul vous communique mon adresse (avec mon accord)…sinon avez vous un blog ou un site ?

  10. Avatar de Shiva
    Shiva

    @oppossum

    Vous avez raison, l’économie de marché à prouvé depuis longtemps toute ses qualités, développement économique, adaptabilité, et capacité d’autorégulation. La liberté d’entreprendre et la propriété privée (liberté de posséder) en sont les bases. Bien que perfectible, c’est le seul système qui à fait ses preuves aussi durablement et sur une échelle aussi vaste (planétaire).
    M. Attali parle de l’économie de marché comme d’une matrice de la démocratie, les deux formant un couple indissociable. Je partage cet avis en tout cas en grande partie, sans sacralisation cependant, rien n’est définitif et les organisation humaines comme le marché doivent (je vous cite) « se construire en permanence pour fonctionner de façon satisfaisante « . C’est la raison pour laquelle je me retrouve assez bien dans le propos de Daniel Dresse « je vois au contraire une lente et millénaire ascension du fait économique au sein du fait politique », je ne suis en revanche pas en accord avec ses conclusions sur la non pertinence d’une constitution de la monnaie. Conclusion qui semble même antagonique avec l’énoncé pré-cité qui semble plutôt militer pour une constitution de l’économie et de la politique monétaire…
    Mais c’est un autre débat.

    Donc, l’économie de marché n’est pas à jeter aux ortilles, par contre ceux qui prônent la non intervention des états dans la crise actuelle sont de dangereux croyants qui placent une idéologie au-delà de la vie humaine.
    Attendre que le marché s’autorégule; oui si les conséquences sont limitées à des pertes financières spéculatives; non si cette autorégulation (espérée, présumée…) implique une « casse » économique, sociale, voir pire…
    Ce serait de la non assistance à personnes (humanité) en danger, une crise du type de celle de 1929, c’est pas de la rigolade, les trois dernière « grandes crises » se sont terminées dans un bain de sang général.
    Alors les bons pères de famille de la haute finance qui nous surplombent avec condescendance du haut des couvertures glacées de magazines économiques, ceux qui nous expliquent dans un langage choisi et lénifiant, que toutes les mesures ont étés prises, que la grippe passagère s’estompe déjà grâce aux merveilleuses propriétés d’auto guérison de la finance j’ai tendance à ne pas les croire, du tout !
    Je crois même que si ils nous passent la main dans le dos en nous jouant de douces musiques c’est pour se donner le temps de retirer leur pognon, mal investi dans une machine à piller les bénéfices de l’économie, qu’ils ont inventé à leur profit.

    Ma vérité sur l’autorégulation des marchés:

    Le marché s’autorégulera…
    Peut-être.

    Attendre bêtement voir béatement que « ça s’arrange » est une erreur, l’autorégulation est un constat d’incompréhension, d’impuissance. C’est ce que l’on utilise comme conclusion inopérante, ce que l’on veut dire est ailleurs, dans un néant non dit que l’auditeur est supposé connaitre un peu comme l’emploi abusif du « et cetera » (très peu utilisé sur ce blog, ce qui est à mon sens un remarquable signe de bonne santé), une singularité organisationnelle et intellectuelle, une « défaite ».
    L’autorégulation c’est le « tout à l’égout » de la pensée et de la science économique, à supposer qu’il puisse réellement exister une science économique, ce dont je doute fortement (le merveilleux caractère « irrationnel » du comportement humain dont vous avez parlé)…

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