Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Je viens de visionner l’impressionnante vidéo « si vous ne savez pas quoi faire dimanche ».
Eh bien, même assis très confortablement derrière mon écran c’est une expérience ! Haut-le-coeur (admiratif) garanti. Beauté du geste, prise de risque insensée mais qui résulte tout de même d’un pré-conditionnement spécifique qui n’appartient qu’aux auteurs des ces escalades en milieu hostile, cela ne s’improvise pas ces prouesses ! N’est-elle pas cette vidéo un contrepoint parfait à toutes nos considérations verbales sur l’intelligence artificielle ? Mon sentiment est que Gilles Deleuze l’avait parfaitement résumé avec sa formule : « ce que peut un corps ». Il signifiait par là qu’un corps peut beaucoup, beaucoup plus que nous ne l’appréhendons habituellement pris que nous sommes dans la nasse des habitudes de tous ordres. Dans des circonstances exceptionnelles nos corps développent parfois des capacités insoupçonnées. Ce dont nous ne nous croyons pas capables, ou que nous n’avions même pas imaginé que nous pourrions faire, et qu’un jour nous réalisons en deux coups de cuiller à pot à notre plus grand étonnement. À l’échelle d’un individu, dans la ronde ininterrompue de la myriade des gestes quotidiens qui font une société qui se reproduit plutôt qu’elle ne se crée, cela ne prête pas à grande conséquence, mais si le geste est le geste approprié, inédit, qu’il assure notre survie collective, alors cela devient très intéressant, non ?
Je précise que par ce que peut un corps j’entends aussi bien les gestes que les paroles, car après tout le langage humain est produit par un corps vivant. Entre parenthèses, Paul Jorion dans son livre sur les Principes des systèmes intelligents indique bien que les séquences verbales impliquent outre notre cerveau des réponses hormonales du corps en situation … autrement dit il y a un continuum entre langage, mémoire, cerveau, corps, contexte environnemental et social. N’est-ce pas là que pourrait se trouver la limite de la simulation de l’intelligence humaine, et même de l’émergence des singularités quand elle est conçue et se trouve réalisée hors du corps humain ?
Alors oui, les robots intelligents pourraient simuler à la perfection tous nos gestes dûment répertoriés, mais pourraient-ils trouver les ressources en eux leur permettant de danser devant l’abime ? Danser devant l’abîme, comme ici dans la vidéo, c’est la métaphore de notre condition humaine. Les humains mettent à rude épreuve leur environnement et leurs sociétés, ce qui est la conséquence de leur tendance à jouer avec la mort, celle-ci étant tout aussi bien ce qu’ils craignent que ce qui les stimule, parce que nous n’avons qu’une vie.
Mimer une partie de go et mettre KO un pauvre humain même sur-entraîné c’est à la portée d’une IA, mais prendre une initiative qui est une réponse adaptative se traduisant par une action dans un champ d’action inédit, ou plus généralement non reconnu socialement, et donc « gratuite », le peut-elle ?
Mon hypothèse, c’est que notre aptitude à faire des gestes gratuits implique que nous disposions potentiellement de la capacité de nous extraire des routines mortifères les mieux établies mais que la plupart du temps nous oublions cette composante de notre « intelligence ». Cette conquête de l’inutile qui est en réalité notre singularité, à nous les humains, pour le meilleur et/ou le pire. De cette conquête de l’inutile participent aussi bien des choses spectaculaires, que des choses apparemment anodines de notre vie quotidienne, ces jardins plus ou moins secrets, que l’on cultive vaille que vaille, qui ne sont pas toujours récompensés dans un cadre social établi, mais pourtant nous sont indispensables.
Évidemment, pour l’heure nous avons toujours du souci à nous faire, personne n’a encore trouvé les mots, les bons gestes, et par extension les séquences de gestes produisant des actions spécifiques, pour faire interdire par exemple la spéculation, faire rendre gorge à la machine à concentrer les richesses… On en a déjà l’idée, on appréhende une nécessité, un certain degré d’urgence, ce qui est un début appréciable, reste à ajouter les gestes aux paroles. Encore faut-il déjà que certaines paroles puissent nous porter.
Qui sait, peut-être sont-ce quelques-unes de ces personnes qui apparemment ne sont rien et qu’on croise dans les gares (sic) qui seront les mieux prédisposées pour produire les bons gestes qui assureront un avenir à notre humanité en péril.
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