Billet invité.
II
Mort et résurrection du capitalisme
Quel fut l’avenir de ce système d’exploitation ? Le capitaliste réinvestit son profit en force de travail ouvrière pour augmenter son profit. Il y est contraint parce qu’il n’a pas d’autre solution que d’augmenter son capital pour faire face à la concurrence. Cependant, la production doit être consommée par une demande solvable. Or, quand le salaire est limité à la reproduction de la force de travail brute, le seuil de la surproduction est rapidement atteint : le nombre d’ouvriers augmente mais pas le nombre de consommateurs. Le système s’effondre. La solution ? Une redistribution partielle de la plus-value au prolétariat, à la condition qu’elle ne suscite pas une autre production que celle décidée par l’entreprise capitaliste et ne remette pas en cause le profit escompté. La consommation vraie ne doit augmenter qu’à la condition qu’elle motive la consommation productive. Le loisir du prolétariat doit lui-même être programmé par la croissance du capital.
Mais si l’augmentation du pouvoir d’achat des salariés retarde la crise de la surproduction, elle ne la supprime pas, et pour l’éviter, l’entreprise capitaliste doit donner toujours plus de pouvoir d’achat au prolétariat et investir dans l’invention de marchandises nouvelles. La puissance d’innovation est ré-introduite dans le travail, et devient même motrice de l’investissement après la crise de 1929 et la deuxième guerre mondiale[1].
Revient-on à une définition de la valeur qui intègre la qualité, revient-on à l’économie politique au sens aristotélicien du terme ? En réalité, le capitalisme subordonne toute qualité au profit et à l’accumulation du capital[2].
Le capitalisme du temps de Marx est mort dans la “grande crise”. Mais un changement radical s’est produit dans l’entreprise par l’importance que prend la puissance d’innovation.
Dans sa thèse en 1911, Joseph Schumpeter distingue la force de travail et la puissance d’innovation en reconnaissant à l’artisan de disposer de l’une et de l’autre tandis que, dit-il, dans l’entreprise capitaliste les deux fonctions sont distinctes, l’une appartenant à l’entrepreneur et l’autre à l’ouvrier. Dès lors, pour lui, la puissance d’innovation qui est la propriété de l’entrepreneur est l’essence du capitalisme. « En fait, l’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle – tous éléments créés par l’initiative capitaliste »[3].
Cette hypothèse ne donne toutefois pas lieu à une analyse théorique comme celle de Karl Marx. Schumpeter se contente d’attribuer la puissance d’innovation au tempérament d’un type d’hommes, l’entrepreneur. La puissance innovante lui apparaît comme une prédisposition de certains hommes. La sélection naturelle ferait le reste…
Or, tout le monde dispose de cette puissance puisqu’elle est la vie. Par contre, la capacité que revendique le capitaliste, son principal travail si l’on peut dire, reste la privatisation de la propriété ! Dès lors, le peuple n’a nulle part les moyens de faire preuve de sa puissance d’innovation, et ne pourra non plus inventer un nouveau rapport de production.
Le capitalisme, lui, n’ignore pas que la puissance d’innovation appartient à tout le monde : plus que des ouvriers, il demande désormais des innovateurs, des mathématiciens, des informaticiens. Il se ressuscite en achetant la puissance d’innovation comme précédemment il achetait la force de travail brute.
Ainsi, la critique de Marx doit être redoublée : ce qui est aliéné dans le contrat salarié est toujours une puissance de travail, mais au lieu d’être une force de travail brute, c’est une puissance intellectuelle, un esprit formaté aux exigences du capital, une intelligence productive de capital. Si les chercheurs, les ouvriers spécialisés, les techniciens et les cadres, les cols blancs, peuvent actualiser dorénavant leur puissance d’innovation, ce n’est que pour autant qu’ils l’aliènent à l’entreprise capitaliste. Peut-être cette évolution fut-elle masquée par la deuxième guerre mondiale qui réactiva la forme primitive du capitalisme en particulier dans les “colonies”, mais le moteur de l’entreprise est désormais la force d’innovation et non plus la force vitale brute de l’ouvrier.
Démultipliée par la technologie, la productivité de l’intelligence est sans commune mesure avec la force de travail aveugle du prolétaire, au point que le salaire de l’inventeur s’offre l’exclusion du travailleur. L’exclusion est la conséquence d’une puissance d’innovation qui prend le relais de la force de travail brute. La survie du capital se paie de la mort du prolétariat !
Ce paradoxe fait croire que l’on est sorti de l’analyse marxiste. Mais en réalité, celle-ci se redouble, et l’exploitation atteint son paroxysme lorsque le travail étant assuré par les machines et les robots, les techniciens de l’innovation sont à leur tour remplacés par l’intelligence artificielle. Il faut renouveler l’analyse de l’exploitation de la force de travail par celle de l’exploitation de la puissance d’innovation.
La Dette souveraine
Le capitalisme se contente dès lors de spéculer sur des prêts consentis à la consommation, qui à leur tour, faute d’être solvables, relancent la crise de la surproduction.
La dévaluation fut un temps une solution de relance. La bourgeoisie l’élimina en privant l’Etat de son pouvoir de battre monnaie. Elle peut dorénavant créer autant de monnaie qu’elle veut parce qu’elle enchaîne l’Etat à la dette sous la menace du chaos. Et elle n’a pas à craindre de contradiction ou d’alternative ! Le prolétariat disqualifié, exclu, ne peut convertir le temps de travail libéré en production consommatrice libre, dissipative par rapport à la consommation utile au capital, parce que dans une économie de libre-échange tous les moyens de production sont placés sous le régime de la propriété privée. Le capital règne sans partage : il lui suffit d’éviter la révolte des exclus. Il dispose pour cela de la force.
Pour réfuter la critique, l’idéologie libérale soutient que la puissance d’innovation remplaçant la force de travail aveugle, améliore le niveau de compétence des citoyens, diminue le coût de production des richesses, augmente le pouvoir d’achat des salariés qui se convertit en demande de valeurs d’usage nouvelles. Elle soutient que les ressources de la terre peuvent être multipliées par la technologie, que la progression de la connaissance dont elle se porte garant est le meilleur investissement de la société, enfin que disposer de la force évite qu’elle ne soit utilisée par des concurrents irrationnels. Elle prétend que le salariat désavoue ses propres syndicats parce qu’il préfère jouir de la sécurité que lui assure la croissance capitaliste plutôt que d’être impliqué dans la prise de risque qu’implique la responsabilité de l’entreprise. Elle plaide enfin que la création monétaire relance la consommation productive, et que le marché financier régente l’équilibre de la production et de la consommation parce que c’est de son intérêt bien compris, et que l’arbitrage choisi par des hommes libres sur leurs propres affaires est plus juste que l’intervention d’une juridiction arbitraire, et elle fait valoir que l’entreprise capitaliste est la principale ressource de l’Etat (l’impôt), qu’elle est donc la source de la redistribution, et de l’économie sociale qu’elle finance plus judicieusement que l’Etat lui-même parce que celui-ci est le plus souvent l’objet de la convoitise de pouvoirs occultes qui détournent ses richesses dans leurs intérêts ou selon leurs imaginaires, etc.
En bref, si le capitalisme est parvenu à maîtriser la force de travail et la puissance d’innovation (l’information, l’éducation, l’enseignement, la science, la technique, l’art, la critique), ne pourrait-il pas soumettre également le rapport social créateur de valeur au rapport de force source de la valeur d’échange et du capital ? Pourquoi ne le pourrait-il pas ? S’il a su négocier le passage de l’exploitation de la force de travail brute à l’exploitation du travail qualifié par l’intégration de la consommation vraie comme production consommatrice utile, puis à maîtriser la puissance d’innovation, et enfin à remplacer le travail qualifié par le travail de la machine, ne pourrait-il contraindre la matrice de la conscience elle-même à devenir une force productive utile ? Le capitalisme ne pourrait-il se transformer en économie sociale ou tout au moins en économie responsable du genre humain ? Autrement dit, s’il réussissait à subordonner à son profit le rapport social créateur de valeur, la valeur d’échange ne pourrait-elle pas subsumer la valeur ? Si la société civile disposant de son temps libre ne peut concevoir une autre fonction du travail que celle du travail aliéné, chacun devenant responsable de celui-ci, ne pourrait-elle lui apporter un visage humain ?
(à suivre…)
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[1] Les choses furent toutefois compliquées : le communisme s’est emparé du pouvoir en Russie. Le prolétariat se divise : les uns croient en l’avenir du modèle soviétique, les autres espèrent dans la transformation du système capitaliste. À l’Ouest le peuple consentit au contrat que lui proposa le capitalisme. Il y eut à cette collaboration une raison objective. Le prolétariat participa à la croissance du capital parce qu’elle lui assurait la survie mais aussi parce qu’il obtint, par la lutte syndicale, l’investissement d’une part de la redistribution dans une économie sociale.
[2] Comme l’on ne peut toujours pas mesurer la qualité du travail, le prix de référence de la valeur utile pour le capital sera celui de la dernière unité vendue sur le marché de libre-échange. Cette théorie dite “marginaliste” s’autorise à confondre tous les facteurs qui interviennent dans la production de la valeur utile (au capital). La notion d’utilité sociale exclut dès lors toute motivation éthique : « Je dis que les choses sont utiles dès qu’elles peuvent servir à un usage quelconque, dès qu’elles répondent à un besoin quelconque et en permettent la satisfaction. Ainsi, il n’y a pas à s’occuper ici des nuances par lesquelles on classe, dans le langage de la conversation courante, l’utile à côté de l’agréable entre le nécessaire et le superflu. Nécessaire, utile, agréable et superflu, tout cela, pour nous, est seulement plus ou moins utile. Il n’y a pas davantage à tenir compte ici de la moralité ou de l’immoralité du besoin auquel répond la chose utile et qu’elle permet de satisfaire. Qu’une substance soit recherchée par un médecin pour guérir un malade, ou par un assassin pour empoisonner sa famille, c’est une question très importante à d’autres points de vue, mais tout à fait indifférente au nôtre. La substance est utile, pour nous, dans les deux cas, et peut l’être plus dans le second que dans le premier. » Léon Walras, Eléments d’économie politique pure, 1874, 4e édition (1900) (3ème leçon, de la richesse sociale). La richesse se substitue au bien. La “valeur utilité” est une “forme de la valeur” mais tout aussi réductrice de la valeur que la “valeur d’échange”.
[3] Joseph A. Schumpeter, Théorie de l’évolution économique, chapitre III.
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