Pourquoi une « taxe robots » ?
Le philosophe suisse Jean-Charles Sismondi (1773 – 1842) écrivait au début du 19e siècle : « Il n’est pas avantageux de remplacer un homme par une machine si on ne peut lui trouver du travail ailleurs… Mieux vaut avoir une population de citoyens que de machines à vapeur ». Karl Marx, qui a pourtant beaucoup emprunté à Sismondi, le qualifiait de « socialiste petit-bourgeois » dans le Manifeste du parti communiste publié en 1848, qu’il co-rédigea avec Friedrich Engels. Sismondi a encore écrit : « Ce n’est point contre les machines, ni contre les découvertes, que portent mes objections, c’est contre le type actuel d’organisation de la société qui conduit à un partage injuste des fruits du progrès ». C’est encore lui qui a suggéré que la mécanisation étant un bénéfice pour l’humanité tout entière, le travailleur remplacé par une machine devrait obtenir, à vie, une rente sur la richesse que la machine créera dorénavant à sa place.
Alors que les projections sur les 20 ans qui viennent évoquent, selon les pays et les secteurs d’activité, une disparition de 30 à 70 % des emplois, il serait bon – comme je l’ai affirmé une première fois dans une chronique en 2012, et répété depuis – de mettre en vigueur une taxe sur la valeur ajoutée par les robots, logiciels et autres algorithmes qui remplaceront les salariés dans ce qui était leurs emplois. Les sommes récoltées à l’aide de cette taxe permettraient de constituer une cagnotte qui servirait : primo, à soutenir la reconversion des salariés licenciés pour qui l’espoir existe toujours d’un nouveau poste dans une industrie ou un service lié au numérique ; secundo, à soutenir financièrement sur le long terme ceux qui ne retrouveront jamais du travail. Plutôt que de prendre la forme d’un revenu universel de base, ce soutien devrait viser à assurer à tous la gratuité sur l’indispensable : d’abord, et comme autrefois, pour les dépenses portant sur la santé et l’instruction, mais aussi sur le logement, les transports, l’alimentation de base, etc.
Tout ceci semble relever de l’évidence. Alors, pourquoi ce tollé du côté de certains chefs d’entreprise et d’actionnaires à l’évocation d’une « taxe Sismondi » ? Pourquoi leur résistance farouche ? Certains d’entre eux disent : « Encore une taxe ! » Mais ils n’ont rien à reprocher au fait que les salariés que les machines remplaceront paient, eux, des impôts.
Les règles comptables définissent, sans avoir peur du ridicule, le salarié comme un « coût pour l’entreprise ». Mais s’il n’était qu’un coût, pourquoi diable un employeur songerait-il jamais à l’employer ? Aussi longtemps que les avances en temps de travail du salarié seront nécessaires au fonctionnement de l’entreprise, le salarié sera créateur de richesses plutôt que « coût ». Ce qui est indiscutable, par contre, c’est que la part de la richesse créée par l’entreprise que le salarié reçoit, ni l’entrepreneur, ni l’investisseur ne la recevront. Et ceci constitue une raison suffisante pour laquelle entrepreneurs et investisseurs ont sans doute toujours rêvé du jour où il serait possible, grâce à une mécanisation devenue complète, de se débarrasser du salarié une fois pour toutes.
Si les robots, logiciels ou algorithmes remplaçant le salarié devaient être taxés, cette taxe se substituerait (en partie au moins) au salaire versé autrefois au travailleur… et le rêve millénaire de bénéfices partagés seulement « entre soi », qu’investisseurs et entrepreneurs croyaient sur le point de se réaliser, s’évanouirait. Ils attendaient cette heure. D’où leur colère à l’idée d’une « taxe robots ».
Si le principe d’une telle taxe n’était pas envisagé à l’avenir, une situation se développerait où ceux qui étaient salariés autrefois viendraient grossir les rangs d’une foule toujours plus famélique, pendant que les propriétaires de robots, logiciels et algorithmes s’enrichiraient toujours plus, la situation entre les deux groupes se tendant toujours davantage. Dans son livre intitulé Four Futures, l’essayiste américain Peter Frase pose la question : « Que se passera-t-il si les masses devenaient menaçantes mais, ayant cessé de constituer une classe de travailleurs, auraient perdu tout intérêt aux yeux de la classe dominante ? L’idée viendrait un jour à quelqu’un qu’il est souhaitable de se débarrasser d’elles ». Une « solution finale » pour laquelle Peter Frase a forgé le néologisme d’ « exterminisme ». Une « taxe Sismondi » éviterait d’en arriver là. Qu’on y pense, quand comme certains, on qualifie sans réfléchir d’absurde l’idée d’une « taxe robots ».
@Khanard Thom : « L’opposition entre une singularité créée comme un défaut d’une structure propagative ambiante, ou une singularité qui est…