Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Olivier De Schutter, professeur de droit international à l’Université catholique de Louvain (UCL) et ex-rapporteur spécial pour le Droit à l’alimentation du Conseil des droits de l’homme à l’ONU, était récemment à Bruxelles, pour discuter de la stratégie régionale « Good Food » et des pressions du dérèglement climatique sur le système sociétal dominant. Dans sa conclusion, face aux pressions croissantes sur le système actuel, dans une potentialité d’effondrement de celui-ci par manque de résilience, et par rapport aux émergences actuelles de toutes une série d’innovations et d’organisation alternatives citoyennes, il entrevoit quatre perspectives possibles.
Un petit détour explicatif s’impose avant de détailler ces quatre perspectives, car Olivier De Schutter les fonde sur la théorie des transitions socio-techniques (Pour plus de détails : ici et là).
Que dit cette théorie ? Un petit dessin vaut mieux qu’un grand discours :
La théorie du changement sociotechnique conçoit le changement de manière systémique en distinguant plusieurs éléments :
– le paysage (socio-technical landscape) : ce sont les contraintes de contexte et tendances lourdes, considérées comme exogènes au système (au moins à court et moyen terme) dans lequel le société fonctionne : les lois de la physique, la raréfaction des ressources fossiles, un changement climatique global, la croissance démographique, etc.
– le régime socio-technique (socio-technical regime) : c’est la configuration particulière, historique, sociale et technique, d’une société humaine. C’est la manière dont une société fonctionne au niveau humain et matériel dans le paysage qu’elle connaît à une époque donnée. Par exemple : le régime socio-technique « chasseur-cueilleur » (pas de machine, force humaine, organisation tribale), ou « agricole médiéval » (moulin à vent et à eau, traction animale, féodalité) ou « industriel du XIXe siècle » (machine à vapeur, libéralisme économique, absence de congés payés) ou notre régime actuel (économie globalisée, production et consommation industrielle de masse, solidarité organisée par les Etats, etc.).
– les innovations de niche (niche-innovations) : ce sont les fonctionnements sociaux et techniques innovants par rapport au régime socio-technique dominant. Par exemple : l’agriculture et l’organisation urbaine étaient des innovations par rapport au régime « chasseur-cueilleur », la machine à vapeur et les syndicats d’entreprise des innovations par rapport au régime « médiéval », l’informatique et le droit de vote des femmes des innovations par rapport au régime « industriel du XIXe siècle ».
Selon la théorie du changement socio-technique, le régime socio-technique est influencé par le paysage et l’influence en retour (par exemple, le changement climatique est à la fois une contrainte exogène et un effet endogène de notre société). Un régime socio-technique ne peut perdurer que s’il respecte à terme les contraintes du paysage. Le régime socio-technique est également influencé par les innovations des niches, qui peuvent éventuellement, si elles se généralisent, devenir parties intégrantes du régime dominant, en se substituant éventuellement à d’autres éléments de configuration antérieurs (comme lorsque le papier remplace le parchemin qui remplace le papyrus ou comme lorsque la solidarité collective étatique remplace la caisse syndicale d’entreprise qui remplace la solidarité tribale).
Les innovations de niche, ne peuvent émerger, croître et influencer le régime que si le régime leur offre un espace plus ou moins protégé où elles peuvent incuber.
Pour illustrer l’ensemble de cette théorie, nous pouvons par exemple dire que notre régime socio-technique actuel, une société et une économie globale, libéralisée, industrialisée fait face à un changement de paysage majeur, le réchauffement climatique, qui impose des contraintes de plus en plus fortes à son fonctionnement. Actuellement, le régime dominant fonctionne toujours sur la base des contraintes du paysage du passé (les énergies fossiles émettrices de CO2 constituent encore l’essentiel de son approvisionnement énergétique et la pratique sociale de la mobilité n’a jamais été aussi élevée). Il n’est pas adapté aux nouvelles contraintes du paysage.
Mais par ailleurs, des niches d’innovation se créent, croissent et influencent le régime dominant : maisons passives, cyclisme, agro-agriculture, énergies renouvelables, économie du partage, mouvement « slow », etc. Certaines innovations sont progressivement absorbées par le régime dominant, comme par exemple le standard d’isolation passif des bâtiments qui devient la norme légale.
Revenons maintenant aux quatre perspectives possibles qu’entrevoit Olivier De Schutter face aux pressions croissantes sur le système actuel, dans une potentialité d’effondrement de celui-ci, par manque de résilience :
1) le régime évolue en intégrant les évolutions du « paysage », il s’amende et s’adapte et donc change (il ne croit pas à cette piste) ;
2) le régime récupère les innovations et se reconfigure par cooptation d’innovations de niche (il n’y croit pas non plus) ;
3) le régime s’effondre suite à des tensions interne au régime ; il y a dé-alignement suivi d’un « ré-alignement », reconstruction à partir des émergences (il ne s’exprime pas sur cette alternative…) ;
4) Il y a substitution, le régime soutient les innovations qui restent inassimilables et coexistent dans un contexte mixte jusqu’à l’effacement de l’ancien régime (principe du « cheval de Troie ») (il croit plus à cette dernière possibilité et donc milite actuellement auprès de certains pouvoirs publics pour que ces innovations/émergences puissent coexister dans de meilleures conditions possibles).
Pour bien mettre en évidence leurs nuances, je ré-exprimerai les 4 perspectives alternatives de De Schutter de la manière suivante, en utilisant le référentiel théorique de l’évolution, parfaitement adapté pour ce qui nous occupe (car bâti sur environ 4 milliards d’années d’évolution du Vivant dans un paysage en perpétuel bouleversement) :
- Imaginez que dans un écosystème, la savane, les feuilles comestibles des arbres se trouvent de plus en plus en hauteur à cause du climat. Imaginez que le paysage soit en train de changer inexorablement.
Stratégie 1) : adaptation
o La girafe allonge son cou pour attraper les feuilles qui se trouvent plus haut dans les arbres. Le régime dominant modifie temporairement certaines modalités d’expression de son fonctionnement sans changer de nature systémique générale. (On reste avec des girafes sans changement d’ADN, pouvant exprimer d’autres comportements). Ça ressemble à la croissance et au capitalisme verts.
Stratégie 2) : évolution
o Les girafes mutent progressivement sous la pression sélective : les individus aux cous les plus longs survivent davantage. Le régime dominant mute, en modifiant structurellement une partie de son périmètre d’expression de son fonctionnement, en absorbant des innovations de niche, tout en conservant l’essentiel de sa nature systémique générale. (on reste avec des girafes mais leur ADN a changé). Ça ressemble au développement durable et à la transition faible.
Stratégie 3) : extinction massive
o Les girafes s’éteignent en masse, faute d’avoir pu modifier leur comportement et/ou muter suffisamment rapidement par rapport aux évolutions de paysage. Elles laissent leur niche écologique vide et sont remplacées par des herbivores mieux capables d’atteindre les feuilles sommitales des arbres. Le régime dominant s’effondre et disparaît complètement, son expression disparait avec lui ainsi que sa nature systémique générale. À partir d’émergences diverses, un autre système émerge sur les cendres de l’ancien. (Les girafes s’éteignent, leur ADN disparaît du Vivant). Ça ressemble à l’effondrement (version pessimiste)
Stratégie 4) : extinction progressive/substitution
o Les girafes s’éteignent mais progressivement. Elles modifient leur comportement et mutent pour certaines mais la plupart sont incapables de changer suffisamment vite pour s’adapter au nouveau paysage. Progressivement, elles laissent leur niche écologique libre pour d’autres herbivores plus performants, plus adaptés au nouveau paysage, d’abord minoritaires et en cohabitation avec les girafes, puis qui finissent par les supplanter. Le régime dominant s’effondre lentement et disparaît finalement, son expression et sa nature systémique disparaissent avec lui. Les émergences ont cohabité plus ou moins pacifiquement avec lui jusqu’à le remplacer complètement et finir par dominer le système. Il s’agit d’une forme de destruction créatrice, comme lorsque les mammifères, contemporains des dinosaures, ont profité de leur extinction pour reprendre toutes leurs niches écologiques. (Les girafes s’éteignent progressivement et leur ADN disparaît du vivant, un autre ADN, plus adapté, les remplace). Ça ressemble au déclin/renaissance ou à la transition forte (version optimiste de l’effondrement, voire très optimiste avec une renaissance)
Ainsi Olivier De Schutter, sans se prononcer explicitement sur la perspective de l’effondrement, fait donc le pari du changement possible et de l’action par le scénario 4. Il estime vain d’espérer que le régime dominant ne s’adapte (capitalisme et croissance verte) ou ne mute (développement durable faible) et ne voie d’espoir que dans la perspective que les innovations de niche actuelles et futures, à condition qu’elles soient au moins tolérées par le régime dominant, finissent par supplanter progressivement ce régime dominant à mesure qu’il disparaîtra, s’effondrera, progressivement et par parties, faute d’être adapté au nouveau paysage (transition écologique forte). L’émergence via ces niches d’innovations socio-techniques nécessite en outre selon lui une militance politique active, afin qu’elles ne soient pas étouffées dans l’œuf par le régime dominant.
La pensée d’Olivier De Schutter présente au moins cinq avantages non négligeables :
– Elle reconnaît la perspective et l’inéluctabilité de l’effondrement du régime dominant face aux contraintes rédhibitoires du paysage, mais préfère la version progressive de cet effondrement, une sorte de déclin-renaissance, avec substitution d’un régime socio-technique alternatif meilleur, à la version catastrophique, sans solution de rechange, risquant de nous laisser dans un monde à la Mad Max.
– Elle évite l’écueil du fatalisme et de la résignation de certains parmi les plus pessimistes des collapsologues, en continuant à faire le pari du changement possible et donc de l’action.
– Elle tire les conclusions qui s’imposent de l’échec des tentatives historiques visant à la possibilité d’un capitalisme authentiquement vert, incapable semble-t-il d’exister sans un principe de croissance illimitée, et d’un développement durable faible, qui reste toujours ambigu face à cette croissance qu’il croit toujours pouvoir la verdir. Elle fait de la philosophie du contournement de l’obstacle un paradigme. Ce faisant, elle permet de rediriger les énergies vers les niches d’innovation et leur protection, dans l’esprit du concept de « destruction créatrice » attribué à Schumpeter.
– Elle évite l’écueil de l’individualisme survivaliste et du repli localiste d’une certaine décroissance anarchiste, en reconnaissant l’importance toujours vitale de la politique et des pouvoirs publics dans la transition, notamment dans un rôle de protection de l’incubation des niches écologiques et de facilitation de la diffusion de ces innovations pour qu’elles puissent se substituer au régime dominant.
– Elle donne une ligne politique claire à tous les citoyens qui veulent agir afin d’éviter la version catastrophique du scénario d’effondrement, en phase avec les exemples du film Demain :
o contribuer à créer et multiplier des niches d’innovation suffisamment protégées du régime dominant pour pouvoir y coexister ;
o faire de ces niches d’innovation des incubateurs et foyers de contagion permettant d’universaliser par substitution progressive des modes de vies humains authentiquement durables.
Si cette ligne politique a le mérite de donner à agir de manière politique, « positive » et pragmatique dans une époque où le régime dominant semble inébranlable, certains penseurs estiment néanmoins qu’une action « négative » est inévitable. Il ne suffirait pas de créer « à côté » pour engendrer de la destruction créative (contourner l’obstacle), il faudrait également détruire « ici » pour engendrer de la construction créative (détruire l’obstacle). Face au capitalisme néolibéral dominant, c’est la thèse notamment, de Naomi Klein, Hervé Kempf, et… Paul Jorion.
Laisser un commentaire