La « Blockchain » pour réintégrer les externalités sociales et environnementales à la valeur du produit final ?, par Matthieu Thiboust

Billet invité

Pouvons-nous imaginer un paradigme économique vertueux dans lequel les externalités sociales et environnementales seraient intégrées à la valeur du produit final ?

Des limites sociales et environnementales de notre système économique

Prenons l’exemple du coltan, un minerai utilisé dans la fabrication d’équipements électroniques et principalement extrait en République Démocratique du Congo dans des conditions de travail déplorables. Selon l’UNICEF et Amnesty International, 40.000 enfants travailleraient dans ces mines, jusqu’à 12 heures par jour et sans équipement de protection[1]. L’extraction du coltan dans ces conditions défie évidemment toute concurrence, d’autant plus qu’une cascade d’intermédiaires permet d’en masquer la provenance auprès du consommateur final. Malgré la bonne volonté et la persévérance des ONG sur le terrain, ce système a peu de chance de changer si les débouchés du coltan douteux continuent d’exister. Des enjeux économiques majeurs étant en jeu, il est également peu probable que la communauté internationale trouve un accord politique suivi d’une action concrète d’envergure pour éradiquer les conditions de travail misérables en vigueur dans de nombreux pays.

Imaginons maintenant que les conditions d’extraction du coltan fassent partie intégrante des caractéristiques du coltan échangé, et que les transactions successives soient rendues transparentes, immuables et incorruptibles. Avec cette traçabilité, n’importe quel citoyen ou Etat pourrait vérifier l’origine du coltan des fabricants de téléphones, incitant ou obligeant ces derniers à réorienter leur approvisionnement vers des solutions plus éthiques.

Imaginons aussi que ce système soit capable de générer et d’entretenir un consensus entre un grand nombre de parties n’ayant a priori aucune raison de se faire confiance. Ce système pourrait alors suivre un développement bottom-up, contournant le besoin d’une décision multilatérale top-down peu probable.

C’est en tout cas la promesse d’expérimentations basées sur la technologie des chaînes de blocs. Avant de présenter quelques-uns de ces projets, précisons ce concept apparu en 2008.

La technologie de la chaîne de blocs comme outil

Une chaîne de blocs – appelée Blockchain en anglais – est une base de données sécurisée et décentralisée qui contient l’historique de toutes les transactions – regroupées par blocs – effectuées entre ses utilisateurs depuis sa création. Chaque utilisateur a la possibilité de vérifier la validité de la chaîne sans devoir faire confiance à un tiers.

Ces propriétés sont rendues possibles grâce à l’association de la cryptographie et de la théorie des jeux. D’une part, chaque nouveau bloc de transactions est lié au reste de la chaîne par un hash cryptographique dépendant du bloc précédent. De cette façon, l’altération d’un bloc passé nécessiterait de modifier tous les blocs lui succédant. D’autre part, les chaînes de blocs s’appuient sur des systèmes incitatifs afin de trouver et maintenir un consensus, même dans les cas où une part minoritaire des participants enverrait des informations erronées ou malveillantes. Les deux méthodes de création du consensus les plus utilisées sont la « preuve de travail » et la « preuve d’enjeux ». La preuve de travail – utilisée par la chaîne de blocs du Bitcoin, la crypto-monnaie la plus connue – met en concurrence et rémunère des utilisateurs pour effectuer des calculs complexes permettant de valider des blocs. Considérée comme trop énergivore, elle est remplacée dans d’autres chaînes de blocs par la preuve d’enjeux qui privilégie le bâton à la carotte : plutôt que de récompenser un résultat valide, il suffit de décourager financièrement les résultats invalides.

Grâce à ces mécanismes, la technologie de chaînes de blocs possède la capacité de certifier des transactions de manière décentralisée. Plus ambitieuses, certaines chaînes de blocs comme Ethereum vont plus loin en certifiant des « contrats intelligents » qui exécuteront automatiquement des instructions en fonction de conditions définies au préalable. Une fois inscrits dans la chaîne de blocs, les termes de ces contrats ne pourront pas être modifiés. Ce socle a permis la création de projets de notariat, d’économie collaborative sans intermédiaire (par exemple la location d’appartements dont la serrure connectée ne pourrait se débloquer qu’à partir d’une date indiquée dans un contrat intelligent[2]), de traçabilité de produits alimentaires et industriels.

Quelques exemples de projets s’appuyant sur la chaîne de blocs

Parmi les expérimentations de traçabilité sur la chaîne de blocs, soulignons l’initiative du Processus de Kimberley qui souhaite utiliser cette technologie pour éviter que les diamants du conflit, ou diamants de sang, n’entrent sur le marché via de faux certificats[3]. Toujours dans le secteur de l’extraction minière, le numéro un mondial BHP Billiton vient d’annoncer son intention de migrer la gestion de sa chaîne de production sur la chaîne de blocs Ethereum, afin d’améliorer l’efficacité de ses processus opérationnels[4]. Il s’agit également de faciliter la collaboration avec ses nombreux partenaires qui devront adopter cette technologie pour continuer à travailler avec BHP Billiton. A terme, ce phénomène de « contagion » tout au long de la chaîne se concrétisera par un suivi optimisé du producteur au consommateur.

L’industrie agro-alimentaire n’est pas en reste avec l’annonce récente de Walmart qui s’associe avec IBM pour tracer la viande de porc en Chine[5]. Dans cet exemple, c’est la technologie de chaînes de blocs développée par Hyperledger qui assurera la sécurité alimentaire en conservant les données relatives à l’origine de la viande, à son traitement dans l’usine, ses températures de stockage et d’expédition ainsi que sa date de péremption. De son côté, la startup technologique Provenance a déjà expérimenté le suivi du thon du pêcheur indonésien au supermarché britannique[6]. L’objectif est d’enrayer la surpêche, la pêche illégale et les abus des droits de l’homme, en valorisant les pratiques éthiques et écologiques directement auprès des consommateurs par des certificats intégrés à la chaîne de blocs Ethereum.

La confiance au-delà de la chaîne de blocs

Pour autant, l’utilisation de chaînes de blocs ne pourra pas garantir la suppression complète des fraudes dans les projets cités précédemment. En effet, le lien entre le monde numérique et le monde réel nécessitera toujours l’intervention de tiers de confiance pour certifier la transcription de la réalité dans le registre numérique. Cette réalité retranscrite concerne à la fois les caractéristiques des objets ou services réels, et l’identification des personnes physiques et morales.

Dans le langage de la chaîne de blocs Ethereum, ces tiers de confiance sont appelés « oracles ». Ils sont chargés d’entrer les informations de façon fiable dans la chaîne de blocs afin que les contrats liés aux certificats s’exécutent correctement. Dans la pratique, un oracle peut aussi bien être une personne physique ou morale formellement identifiée (comme un Etat, une entreprise, une association ou un citoyen), qu’un groupe décentralisé de personnes participant à la création d’un consensus (comme le propose le projet Oraclize[7]). Cette dernière possibilité ouvre la voie à de nouveaux modes de gouvernance proche de la démocratie participative.

Dans l’exemple de traçabilité du thon péché en Indonésie, c’est une ONG locale qui assure le rôle du tiers de confiance garantissant l’origine et les conditions de pêche, ainsi que l’identité du pêcheur. Dans le cas des diamants, les certifications du Processus de Kimberley sont réalisées directement par les Etats souverains ou par des organisations agréées les représentant.

Dans certains cas, la certification repose sur plusieurs tiers de confiance, chacun de ceux-ci ayant un périmètre déterminé. Plus concrètement, il est possible de laisser une entreprise certifier les caractéristiques d’un objet, tout en réservant à l’Etat concerné le privilège d’identifier les personnes.

D’ailleurs, l’identification par les Etats est déjà une réalité. L’Estonie, depuis 2002, agit comme un tiers de confiance qui certifie l’identité numérique de ses citoyens via l’utilisation de cartes d’identité électroniques. Elle a même élargi ce service à 12000 e-résidents non citoyens Estoniens depuis deux ans. Cela signifie que l’identité de citoyens ou e-résidents Estoniens impliqués dans un contrat numérique d’une chaîne de blocs peut d’ores-et-déjà être garantie par l’Etat estonien[8].

La valeur d’un produit, dont les empreintes sociale et environnementale ont été certifiées, dépend non seulement de ces empreintes, mais également de la fiabilité des tiers de confiance ayant certifié les différentes étapes de fabrication et du transport du produit. La concurrence entre tiers de confiance les incite à l’honnêteté s’ils souhaitent conserver leur réputation et leur crédibilité.

Restaurer la responsabilité sociale et environnementale

La notion de responsabilité est assurée par la nature même des chaînes de blocs car il n’est pas possible de se soustraire à une transaction ou à un contrat intelligent lorsque ce dernier a été validé par le réseau distribué. D’autre part, le périmètre de responsabilité est très clairement défini entre les différents tiers de confiance certifiant l’empreinte sociale et environnementale d’un produit tracé dans la chaîne de blocs.

Enfin et surtout, un tel système de traçabilité sur une chaîne de blocs permet de restaurer la responsabilité des consommateurs en levant le voile sur les conditions de travail et les pratiques environnementales des différents intermédiaires jusqu’aux producteurs.

Les chaînes de blocs sont et resteront des outils numériques au service des citoyens. Les interfaces entre les mondes numérique et réel nécessitent des tiers de confiance dont la responsabilité est vérifiable par tous les citoyens. Ce système est ainsi vertueux, notamment parce qu’il limite la fraude et révèle les externalités sociales et environnementales qui pourront progressivement être réintégrées à la valeur des produits.

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[1] https://www.amnesty.org/en/latest/news/2016/01/child-labour-behind-smart-phone-and-electric-car-batteries/

[2] https://slock.it

[3] https://www.kimberleyprocess.com/en/system/files/documents/kimberley_process_mid-term_report.pdf

[4] http://www.bloomberg.com/news/articles/2016-10-18/from-bhp-to-nasdaq-blockchain-starts-to-pop-up-in-real-world

[5] http://fortune.com/2016/10/19/walmart-ibm-blockchain-china-pork

[6] https://www.provenance.org/news/technology/tracking-tuna-catch-customer

[7] http://www.oraclize.it/

[8] https://dapps.oraclize.it/proof-of-identity/

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