La 1ère partie de la préface se trouve ici, et la 2ème, ici.
Préface par Paul Jorion (3ème partie)
Michel Leis est un habitué de longue date des « billets invités » du Blog de Paul Jorion (depuis mai 2012) et le lecteur ne sera donc pas surpris de découvrir dans sa vision du monde et quant à la manière de l’amender, quelques thèmes et principes parmi ceux qui ont ma propre préférence. Ainsi, l’économie et la politique (la seconde désormais entièrement subordonnée à la première) définies de la manière dont Aristote les avait perçues le premier, comme expressions de rapports de force : « Il arrive un moment ou le pouvoir politique, écrit Michel Leis, n’est plus que l’expression institutionnelle des rapports de forces économiques ».
Mais qu’est-ce qu’un rapport de force ? Michel Leis en donne une définition excellente : « Un rapport de force exprime la capacité qu’a un individu ou un groupe d’individus d’obtenir un bénéfice matériel ou moral au détriment d’autres personnes, voire de l’ensemble de la société, sans pour autant avoir à recourir à la violence physique. » Définition claire et sans fioritures.
Autre thème récurrent dans mes propres travaux : « Chaque avantage obtenu sert de base aux politiques suivantes. C’est l’effet de cliquet, les bénéfices obtenus ou les moyens de pression accumulés constituent un nouveau point de départ, sans que la position acquise ne soit jamais reconsidérée. » Ayant obtenu un avantage ou un privilège chacun s’ingéniera à rendre cette acquisition irréversible.
Autre thème commun encore à nos approches, à Michel Leis et à moi, celui que je qualifie de mon côté depuis plusieurs années déjà d’« alignement des salaires français sur ceux du Bangladesh ». Michel Leis écrit ainsi que : « les énormes gains de productivité apparents réalisés à partir des années 70 sont captés pour l’essentiel par les actionnaires et par les cadres dirigeants à compter des années 90 […] L’euthanasie progressive du salarié sur le territoire national étouffe la consommation, elle ne bénéficie qu’à une infime minorité d’entreprises à même d’aller chasser le client dans d’autres territoires. » L’expression consacrée pour désigner l’« euthanasie du salarié » dans la novlangue d’aujourd’hui est bien sûr la « compétitivité ».
Apports entièrement originaux de Michel Leis, et dans l’analyse desquels il a eu l’occasion de jouer un authentique rôle de pionnier – et ce, dès son premier ouvrage : Crises économiques et régulations collectives : Paradoxe du guépard (éditions du Cygne 2012) : la « norme de consommation » et le rôle joué par celle-ci dans la disparition et le chemin de croix des classes moyennes.
La « norme de consommation », c’est « La possession de produits à forte image [véhiculant] un certain statut social. »
La caractéristique de la période présente, ce sont les sommes préengagées mensuellement sous la forme d’abonnements à des services divers : loyers, leasing, assurance, abonnements à l’eau, au gaz et à l’électricité, au téléphone, à la télévision, à l’Internet. Le montant de ces sommes préengagées n’a cessé de grimper au cours des années récentes, alors que la ventilation des dépenses des ménages se modifiait. « Le poids relatif du logement dans les dépenses des ménages a été multiplié par 2,5 depuis 50 ans » mais surtout dans celui de l’accès à l’information : « Les seules dépenses liées à la communication ont été multipliées par 5 dans les dépenses précontraintes. » Alors que de leur côté, le coût de la nourriture et du vêtement régressaient : « l’apparition de « Hard Discounter » pour la nourriture ou l’habillement offre de nouvelles possibilités d’arbitrage. »
Quel est l’origine de ces baisses : « La structure des prix à la consommation est maintenue à un niveau artificiellement bas. Cette distorsion des prix repose sur des rapports de forces particulièrement défavorables pour les producteurs, la forme la plus aboutie étant l’exploitation de pays en voie de développement et maintenus dans une position de pillage colonial. » Par ailleurs, « La grande distribution et son système de centrales d’achats discute avec des grossistes qui s’accommodent mal au vu des quantités qui leur sont demandées de discussion avec des petits producteurs locaux. »
Chacun bénéficie de cette baisse du prix de l’alimentation, sauf bien sûr si l’on tient à ne pas être empoisonné par ce qu’on mange : la nourriture bio revient aujourd’hui aussi cher que les aliments d’autrefois, qui présentaient l’avantage eux aussi, pour ce prix-là, d’être comestibles.
L’habillement, lui, permet de faire un arbitrage lorsqu’on consent à abandonner l’asservissante « norme de consommation » : limiter dorénavant ses ambitions permet de faire des économies considérables. Il est possible en effet de passer du vêtement à la marque tapageuse, dont on assumait avec fierté d’être l’homme ou la femme-sandwich, vers le vêtement quasi-identique produit dans la même manufacture du tiers-monde, mais privé de branding et que l’on achète pour le quart du prix alors que le coût de production des deux (Calvin Klein ou Structure) est identique.
Vous souvenez-vous de la révolution qui vit l’étiquette émerger de la face cachée du vêtement, pour apparaître soudain à sa surface ? Jusque-là, le vêtement était au service de celui qui le portait, alors qu’arrivé à notre époque post-moderne, c’est l’objet qui a pris le dessus sur l’humain. Chacun se souvient de la remarque de Jacques Séguéla, le patron de Havas : « Enfin… tout le monde a une Rolex. Si à cinquante ans, on n’a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie ! ». Cette phrase fut interprétée comme la définition précisément d’une « norme de consommation », personne n’a voulu imaginer qu’il s’agissait peut-être d’une constatation désabusée. N’était-ce pas plutôt la dénonciation du fait que la réussite consiste aujourd’hui à mettre un objet aux commandes, et à s’en constater le serviteur servile : « J’étais libre autrefois mais j’ai fait désormais de simples rouages appelés « Rolex », mon maître ! » Le bénéfice pour certains d’un tel asservissement est clair : adieu le tourment de devoir penser et le lot d’incertitudes dérangeantes qui l’accompagne !
À toute chose, malheur est bon : le fait que les temps soient durs dissipe l’aliénation que génère cette « norme de consommation » : l’asservissement volontaire de l’être humain à la marque censée définir qui il est mieux qu’il n’est capable de le faire laissé à lui-même. Cette libération inopinée à la suite du malheur qu’est la diminution du pouvoir d’achat est l’une des manifestations de la ruse de la raison qu’évoquait Hegel en son temps.
Le « deuxième revenu était la condition indispensable au passage dans la classe moyenne […] C’est bien l’apparition d’un surplus au-delà de l’ensemble des dépenses préengagées et de survie qui a présidé au développement de la classe moyenne pendant les Trente Glorieuses. »)
Mais la régression est aujourd’hui massive : « Les classes moyennes sont sommées de prendre à leur charge l’essentiel des sacrifices que les élites ne veulent pas faire […] Il ne restera à la classe moyenne finissante qu’un lèche-vitrine distant dans des quartiers préservés et les images de la télévision pour entretenir la nostalgie visuelle d’une époque où l’on pensait que le mur de verre n’était pas infranchissable. »
« Rétrospectivement, prophétise Michel Leis, notre époque sera celle de la normalisation, au sens d’un retour à un ordre du monde quasiment immuable tout au long de l’histoire, un ordre marqué par un partage profondément injuste et inégalitaire du pouvoir et des richesses. Au-delà des qualités propres à chaque individu, et contrairement à ce que nous dit le credo libéral, la naissance reste plus que tout le déterminant social absolu. » La féodalité serait un invariant dont seules quelques circonstances inhabituelles : la reconstruction dans l’après Seconde guerre mondiale en particulier, nous aurait fait nous écarter à titre très provisoire seulement.
Michel Leis se révèle également un critique acerbe de la concurrence présentée par les élites comme principe directeur incontestable de notre réalité économique : « La défense affichée du consommateur par le jeu de la concurrence pourrait bien être un leurre tout à fait contre-productif du point de vue d’une utilisation efficace des ressources. […] L’ouverture à la concurrence présentée comme une panacée, à la fois créatrice d’emplois et bénéficiant aux clients, n’est qu’un leurre où les coûts annexes ne sont pas calculés. Le credo de la concurrence masque surtout l’effacement de la notion de services publics derrière la logique du profit. »
Pour finir sur une condamnation sans appel : « Le fait que le gaspillage soit généralisé est en soi un excellent indicateur du dysfonctionnement des théories du marché. »
Lisez avec attention ce Programme sans candidat. 2017, un monde enfin tolérable à ses habitants s’y profile, constituant un progrès considérable par rapport à l’univers cruel et sans imagination dont nous nous satisfaisons pour une raison qui nous paraîtra bientôt – aussitôt réveillés – profondément mystérieuse.
@Ruiz (« Cet énoncé (…) n’est pas causal mais empreint de téléologie ? ») Pour utiliser le vocabulaire de PJ (qui oppose…