De l’anthropologie à la guerre civile numérique (XV), La guerre civile numérique, entretien réalisé le 21 mars 2016

Franck CORMERAIS

Blogueur, vous occupez, Paul Jorion, sur ce terrain une position radicale par l’étude de ce que vous nommez La guerre civile numérique (2011). Non seulement cette théorie permet d’interroger les systèmes intelligents mais également les problématiques économiques.

Lorsque vous analysez la « guerre civile du numérique », vous faites l’apologie des activistes et de la dissidence. Vous jugez que nous vivons dans un contexte pré-révolutionnaire. Cette position est-elle, pour vous, une manière de renouveler le rôle de l’intellectuel ? Internet a-t-il modifié la modalité d’énonciation de votre pensée ? Enfin, vous avez intégré le monde informatique depuis une certaine extériorité. Comment conciliez-vous ces différentes problématiques ? Y voyez-vous une cohérence ?

Paul JORION

Le monde de la finance m’a recruté en 1990 en tant que spécialiste de l’Intelligence Artificielle afin que j’étudie la possibilité de remplacer les traders, qui représentaient un coût élevé, par des logiciels. Le remplacement du travail par la machine ne concerne pas seulement en effet les métiers considérés comme étant les plus simples : il est d’autant plus actif que les économies qu’il permet sont considérables.

Mais il n’existe aucun rapport entre cela et le fait que j’aie été le premier en France à dénoncer le blocage, orchestré par Paypal, Visa et MasterCard, des dons en faveur du projet Wikileaks. Ainsi que l’a fait remarquer Glenn Greenwald, ce boycott a révélé la capacité des chambres de commerce à imposer leur volonté aux gouvernements. Le fait n’est pourtant pas inédit aux États-Unis : que ce soit l’annexion d’Hawaï au XIXe siècle ou le renversement de Mossadegh en Iran dans les années cinquante, il s’agit de notoriété publique (la chose a par ailleurs été confirmée par des chercheurs) de décisions édictées par la US Chamber of commerce. De même, son rôle dans l’affaire Wikileaks est flagrant et a pu être documenté de manière très précise. Il existe des preuves convaincantes que la collusion des intérêts du gouvernement américain et des plus importantes firmes US du complexe militaro-industriel a été jusqu’à les amener à envisager l’assassinat de Julian Assange. Ayant vent de ces manigances, j’ai lancé une alerte immédiate sur mon blog en décembre 2010 via un billet que j’ai intitulé « La guerre civile techno ».

Les éditions Textuel m’ont contacté suite à cette publication afin de préparer un ouvrage sur le sujet. Comme j’étais pris par les problématiques financières de l’époque, d’autant plus vives que la crise de l’euro battait son plein, l’ouvrage a pris la forme d’un entretien avec Régis Meyran. Pour intéressante qu’elle soit, je considérais cette réflexion comme accessoire à ma recherche principale. Avec le recul et au regard des événements qui ont suivi, il me semble que cette problématique est au contraire centrale. L’action d’Edward Snowden, en tout point considérable, a grandement participé à ce changement de perspective. Ainsi que je l’ai remarqué dès ma première évocation de ce personnage extraordinaire sur mon blog, il est le Nelson Mandela qui manquait aux États-Unis. Il possède une même stature d’homme d’État. Son discours n’est pas seulement la manifestation d’une critique ponctuelle : il dispose d’une portée politique majeure, nourrie d’une grande sagesse.

Julian Assange, quant à lui, est d’abord un hacker de génie qui aura investi le champ politique et social dans un deuxième temps. Edward Snowden est au contraire originellement avant tout un penseur qui envisage les dystopies que sont 1984, Fahrenheit 451 ou Le meilleur des mondes, comme des éventualités probables. Si toutefois nous refusons cette alternative, si nous prenons la parole pour écarter cette possibilité, nous apparaissons en tant qu’êtres politiques.

Franck CORMERAIS

Pourquoi avoir choisi de qualifier notre époque de pré-révolutionnaire plutôt que de révolutionnaire ?

Paul JORION

Les éditions Textuel avaient, dans un premier temps, intitulé le livre d’entretiens avec Régis Meyran, L’Insurrection numérique. Je me suis opposé à ce choix. En effet, la guerre civile est réelle et n’a pas été déclenchée par le peuple mais par la US Chamber of commerce. Le terme insurrection est, dans cette perspective, un absolu contresens.

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