Franck CORMERAIS
Quel est l’intérêt de la théorie de Keynes aujourd’hui, au-delà d’une perspective de relance par la demande ?
Paul JORION
Nommé à un poste d’enseignant en économie avant même d’avoir fait les études correspondantes, Keynes pourra exercer son métier sans en référer à la science économique universitaire. Cette situation particulière est l’effet d’un concours de circonstances.
Son père, Neville Keynes était l’élève d’Alfred Marshall. Lorsque celui-ci lui offrit de devenir son assistant, pusillanime, il refusa cette opportunité, préférant construire sa carrière au sein de l’administration de l’Université de Cambridge. Une génération plus tard, alors que Maynard Keynes vient d’échouer au concours en vue d’obtenir une bourse, Marshall réitère l’offre que son père avait déclinée. Formé à la philosophie et aux mathématiques, Maynard Keynes accepte ce poste d’assistant et s’improvise économiste. Une lecture attentive de son œuvre révèle qu’elle ne fait que de rares références aux corpus économiques. Maynard Keynes renvoie essentiellement à la théorie de la demande de Malthus afin de donner un fondement à son propre engagement en faveur de la demande, contre l’offre. Les références occasionnelles à Marshall ou, plus souvent encore, à son épouse Mary Paley Marshall doivent, quant à elles, être tenues pour des marques de piété filiale.
Recourant essentiellement à des penseurs plus généralistes, Maynard Keynes remet à plat les problématiques et renoue de la sorte presque involontairement avec l’économie politique du XIXe siècle. En effet, pour Smith, Ricardo ou Quesnay, l’économie politique est une science morale qui n’est soumise à aucune restriction méthodologique, et certainement pas, comme aujourd’hui, à la tyrannie des mathématiques, aboutissement d’une préoccupation grotesque pour la « science » économique de singer l’exactitude de l’astronomie.
Franck CORMERAIS
Keynes est-il utile pour appréhender la période de transition actuelle ? De quelle manière Les alternatives économiques qui s’ouvrent à nos petits-enfants doit-il être relu afin de comprendre la notion de travail en lien avec la technologie ?
Paul JORION
Il est fréquent de distordre la lecture de Keynes, en retirant de leur contexte des phrases isolées. Il en va ainsi de la supposition selon laquelle, en l’an 2030, le temps de travail serait réduit à 15 heures par semaine. Les commentateurs oublient régulièrement que cette affirmation est doublée d’une condition impérative : la transition vers le socialisme devra avoir eu lieu. Compte tenu de la situation actuelle, elle n’est évidemment pas valide.
De nombreux ouvrages prétendent que Keynes n’était pas socialiste puisque membre du Parti libéral. C’est oublier qu’il fut le principal conseiller du Parti travailliste dans les années trente et en particulier du premier ministre Ramsay MacDonald. Personnage qu’il a d’ailleurs vexé en quittant brutalement une réunion plénière, déclarant aux témoins qu’il était lui Keynes le seul socialiste dans la salle. Il s’est certes affiché comme membre de l’« aile d’extrême gauche » du Parti libéral – dont il était d’ailleurs le seul représentant ! – plutôt que comme un travailliste, pour conserver sa liberté personnelle. En effet, il reprochait aux travaillistes de recourir trop aisément à la vocifération et à un « nous contre eux » haineux, censé stratégique. Les exemples contemporains d’une telle attitude contre-productive ne manquent pas.
Keynes évoque dans le dernier chapitre de La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie « la philosophie sociale à laquelle La théorie générale peut conduire », à savoir celle qui sous-tend sa propre pensée. Elle est indubitablement socialiste. Les alternatives économiques qui s’ouvrent à nos petits-enfants (1928), publié à une époque où il découvre qu’il n’aura pas de descendance, est une esquisse de ce passage essentiel. Ce texte de conférence, de nombreuses fois donnée, doit être lu dans la lignée de son commentaire du socialisme autoritaire caractéristique de l’Union Soviétique qu’était Un bref aperçu de la Russie (1925). Malgré une lecture particulièrement cinglante du communisme soviétique, Keynes y voit l’ébauche généreuse mais maladroite et doctrinaire d’une réalisation à venir. Refusant toute tentation révolutionnaire, il adopte sur ce point la position d’Élisée Reclus qui ne peut envisager la construction d’un nouveau monde à partir « du hasard des balles ».
Merci Khanard, de m’avoir envoyé la liste. Que dire ? que dire ? 😀 1 – Il y a peut-être…