De l’anthropologie à la guerre civile numérique (VII), Le projet d’une Intelligence Artificielle, entretien réalisé le 21 mars 2016

Franck CORMERAIS

Vos propos nous ramènent à l’anthropologie de la connaissance que nous évoquions en début d’entretien. Vous réinvestissez la question des modèles et de l’apprentissage sur le mode du transfert théorique, en particulier à partir de votre ouvrage Principes des systèmes intelligents (1989). Vous y critiquez la disparition des maîtres de vérité, autrement dit de la figure de l’intellectuel, au profit des machines d’e-learning. Une telle dynamique vous semble-t-elle sanctionner à terme la disparition d’une forme d’intelligence ?

Paul JORION

Le projet d’Intelligence Artificielle émerge avec la création de l’ordinateur. Ainsi, l’ambition première est de parvenir à créer une machine aux performances équivalentes à celles du cerveau humain. Toutefois, il n’a jamais été question au départ de mimer l’être humain. Le cas échéant, il eut fallu mettre la notion d’échec au centre des recherches car, comme l’a malicieusement souligné Lacan, nous aimons surtout en nous-même les effets de nos ratages ponctuels : ce sont eux qui nous rendent attendrissants à nos propres yeux. Au contraire, la démarche est guidée, dès l’origine du projet de l’Intelligence Artificielle, par le calcul algorithmique. Au lieu de tenter de mettre en place des stratégies parallèles auxquelles recourir en cas de déperdition de l’une ou l’autre, elle tente de découvrir une solution unique. Ensuite interviendra, avec les algorithmes génétiques, l’idée que l’erreur est non seulement possible mais qu’il est même possible de prendre appui sur elle, en sautant d’une stratégie à une autre, pour atteindre dans un espace de recherche l’optimum absolu plutôt qu’un optimum local qu’une stratégie unique aurait permis de découvrir assez aisément.

Ce débat a été relancé récemment après qu’une machine a battu Lee Sedol, le champion de Go. Les ordinateurs ont été en mesure, dès la fin des années quatre-vingt-dix, de vaincre les champions d’échecs grâce à un fonctionnement algorithmique leur permettant de calculer un grand nombre de coups. Toutefois, ainsi qu’un article de la revue Wired le soulignait en juin 2015, une telle solution mathématique semblait inapplicable au jeu de Go qui induit un nombre trop important de configurations. L’actualité a démenti cette affirmation. Il semblerait que la machine dispose maintenant d’une compréhension que nous appelons « intuitive » des situations.

Je pensais qu’une telle faculté ne pourrait s’acquérir que par l’introduction d’une dynamique d’affect au sein de la machine, sur le modèle du système ANELLA que j’ai mis au point pour British Telecom. ANELLA est un réseau associatif avec propriété émergente de logique et d’apprentissage (Associative Network with Emerging Logical and Learning Abilities). Doté de seulement 500 lignes de programmation, ce système fournit des résultats étonnants grâce à la simulation d’une dynamique d’affect au sein de la machine. Celle-ci pouvait se sentir reconnue en fonction de la qualité des réponses apportées, étant, le cas échéant, motivée à poser des questions complémentaires. Il me semble que cette dynamique devra s’imposer un jour ou l’autre si toutefois l’intelligence artificielle a pour objectif de mimer l’être humain.

Par ailleurs, il me semble, qu’outre la sociabilisation mécanique, une des possibilités de sauvetage de l’espèce humaine repose sur la compensation des défauts induits par son comportement colonisateur via le remplacement de l’homme par la machine. Une telle problématique émerge dans le monde Anglo-Saxon. La mise en place d’un nouveau programme de recherche de communications extra-terrestres à la recherche de signaux émis par des machines autonomes et non plus de signes seulement émis par des animaux témoigne de cette préoccupation. Une espèce pourrait être, à terme, remplacée par les machines qu’elle a mises au point. J’espère que mon dernier ouvrage, Le dernier qui s’en va éteint la lumière, contribuera à alimenter ce débat que j’interprète comme l’une des manifestations du deuil que l’espèce fait d’ores et déjà d’elle-même.

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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