De l’anthropologie à la guerre civile numérique (II), Anthropologie de l’Île de Houat, entretien réalisé le 21 mars 2016

Franck CORMERAIS

Votre étude sur les pêcheurs d’Houat vous a amené à interroger les techniques, en particulier par le biais des techniques du corps. Vous reliez la technologie avec la topographie imaginaire, posant ainsi le paradigme de la mesure.

Paul JORION

À seulement 15 kilomètres du rivage français, l’île de Houat m’est apparue comme une survivance inattendue d’un monde disparu. Elle n’a été électrifiée qu’en 1965. Certains habitants étaient morts de faim quelques années avant ma première visite, en 1973. L’île ne disposait pas de registres municipaux, mais uniquement de registres paroissiaux. En effet, malgré la présence d’un maire, le prêtre, appelé le Recteur, dirigeait un régime que les élèves de Le Play avaient qualifié, à juste titre, de « théocratie ». La récente interview d’un des prêtres recteurs officiant sur l’île dans les années soixante est sur ce point éclairante. Bien que la conversation ne soit pas à charge, il se défend de ses actes en prétextant le manque d’initiative du maire, empruntant de la sorte la rhétorique du pouvoir se justifiant par lui-même.

La population vivait donc massivement sous l’influence de l’Église. J’ai été sidéré de découvrir que sa structure présentait toutes les caractéristiques d’une démographie d’ancien régime qui avait disparu sur le continent à partir de 1789. L’analyse des naissances permettait, par exemple, de mettre en évidence deux périodes annuelles d’abstinence de 40 jours chacune, lors de l’Avent et du Carême.

D’un point de vue technologique, l’île vivait, au début des années soixante-dix, un bouleversement majeur. Le passage des bateaux à voile aux bateaux à moteur était certes intervenu antérieurement, au début des années vingt. Toutefois, l’introduction des radars, qui permettent de pêcher malgré le brouillard, et plus encore des sonars dédiés à la détection des bancs de poissons fut absolument déterminante. Ces technologies ont permis aux pêcheurs de passer rapidement de la pauvreté à la richesse. Toutefois, elles auront pour conséquence quasi immédiate la surexploitation des réserves et le ravage des fonds marins. Les pêcheurs d’Houat n’en sont pas les seuls responsables, étant par ailleurs les tenants de la tradition. La révolution technologique leur imposera de redoutables concurrents via l’introduction des filets pélagiques (filtrant un énorme volume en pleine eau) au sein de la flotte de pêche des Turballais (Loire-Atlantique) ou l’utilisation de dragues extrêmement robustes, ravageant les fonds.

Cet exemple est caractéristique de l’histoire humaine : la découverte de nouvelles techniques amène un épuisement de l’environnement qui annule, à terme, le gain initial. Je suis retourné sur l’île d’Houat en 2010 pour constater la disparition du monde que j’avais découvert dans les années soixante-dix. Outre la quasidisparition des bateaux de pêches, la majorité des maisons sont maintenant la propriété de résidents secondaires. L’île d’Houat est devenue l’équivalent de l’île aux Moines dans le golfe du Morbihan : quasi déserte à l’exception des mois de juillet et d’août.

J’ai ainsi eu l’opportunité, au début de ma carrière, de capturer un monde à son sommet qui précédait de peu sa décadence.

Franck CORMERAIS

La notion de « métier » semble centrale dans le passage d’une anthropologie des savoirs à une anthropologie économique.

Paul JORION

Certains termes de la langue française renvoient, sans que cela soit immédiatement visible, à des spécificités locales. J’ai consacré mon premier article dédié aux Houatais à ce point, explorant les notions de « saison » et de « métier ».

Une saison est entendue, par les pêcheurs, comme une période spécifique de l’année durant laquelle est exploitée une ressource particulière. Elle s’ouvre un jour précis, avec l’embarquement d’instruments dédiés à une pêche particulière, et se clôt de même. La fixation de ces cycles se fonde sur l’observation de signes de corrélation. Les pêcheurs sont aux aguets, surveillant par exemple un changement dans la couleur de l’eau annonciateur de l’arrivée de tel ou tel plancton et du coup, de tel ou tel poisson.

Le métier correspond, quant à lui, à des types d’engins de pêche spécifiques et à des types d’espèces précisément visées. Pour autant, la pratique effective de la pêche assouplit régulièrement les frontières entre ces catégories. Ainsi, draguer des huîtres induit de pêcher des soles, celles-ci vivant dans un environnement commun. Le pêcheur doit ainsi se préparer à récupérer l’une et l’autre.

En tout état de cause, les notions de saison et de métier ainsi définies n’ont pas la signification qu’elles revêtent dans une perspective scientifique. Prenons pour exemple la pêche aux homards : celle-ci engage deux métiers distincts. Les pêcheurs de homards dits grottiers déposent un par un des casiers. Au contraire, les pêcheurs de homards dits coureurs utilisent des filières comportant jusqu’à 35 nasses. Outre cette différence technique, les pêcheurs n’auront pas les mêmes termes pour décrire des homards dont la taille et la couleur diffèrent alors que les scientifiques les donnent pour génétiquement identiques. Le grottier est noir et couvert de « limu » (algues filamentaires). De grande taille, il pèse lourd. Au contraire, le homard coureur est bleu foncé. De petite taille, son corps est libre de tout « gravant » (structure calcaire construite par des vers). Un tel exemple démontre l’écart irréductible du savoir empirique et du savoir scientifique.

Franck CORMERAIS

Ce premier ouvrage vous a permis de passer de l’anthropologie des savoirs à l’anthropologie économique qui deviendra votre champ de recherche privilégié.

Paul JORION

En effet, j’ai dû répondre à l’anomalie que j’ai constatée à l’examen des mécanismes de formation des prix. Si ma connaissance des liens entre l’alchimie et la chimie m’a permis de rapidement cerner les différences de discours entre pêcheurs et scientifiques, l’inefficience de la loi de l’offre et de la demande dans la structuration du marché de la pêche s’est imposée à moi comme une énigme.

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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