Jacques Athanase GILBERT
Votre parcours est particulièrement atypique, marqué en particulier par cette étonnante transition du chercheur au blogueur. Au-delà, votre pensée s’enracine dans le champ de la transdisciplinarité, empruntant à la fois à la philosophie, à l’anthropologie, à la sociologie et à l’économie. Comment appréhendez-vous cet itinéraire ?
Paul JORION
Adolescent, je souhaitais devenir biologiste. Je participais aux Jeunesses scientifiques de Belgique dont j’ai été le Vice-Président à l’âge de 14 ou 15 ans. Nous organisions des camps d’été en milieu naturel. Mon premier mouvement de compréhension du monde allait donc vers une démarche scientifique des plus classiques. Pour autant, je me suis rapidement intéressé aux savoirs que l’on pourrait qualifier de déviants. Ainsi, le premier article que j’ai écrit pour la revue éditée par les Jeunesses scientifiques de Belgique portait sur les rapports entre les savoirs traditionnels de l’alchimie et l’émergence de la chimie, entre l’astrologie et l’astronomie.
J’ai emprunté cette même double démarche pour conduire mon premier travail de terrain, en 1973, auprès des pêcheurs d’Houat : j’interrogeais en effet à cette occasion le lien entre leur savoir empirique et le savoir scientifique. À partir de cette première étude, j’ai orienté ma réflexion vers ce que j’ai nommé l’anthropologie des savoirs – champ d’étude alors quasi inexistant en France. Cette occultation trouve son origine dans le mauvais accueil réservé, par les anthropologues français, à l’œuvre du philosophe Lucien Lévy-Bruhl. Massivement et activement investis dans l’entreprise anti-coloniale, ceux-ci ont en effet dénoncé la thèse défendue dans La mentalité primitive (1922) comme situant les populations dans une perspective évolutionniste inacceptable. N’étant pas contraints par cet héritage, les Anglo-Saxons ont plus aisément abordé cette problématique à travers le Rationality Debate.
En France, seul Lévi-Strauss l’avait réinvesti en 1962 avec la parution de La pensée sauvage. Croisant les résultats de mon enquête auprès des pêcheurs bretons et ma lecture de cet ouvrage, il m’est apparu que la thèse défendue était insuffisante. Elle tend en effet à considérer que l’ensemble des éléments jugés déviants dans l’ordre de la pensée – et avec eux, la « mentalité primitive » – relève de contradictions apparentes entre notions. Lévi-Strauss postule ainsi que tout étonnement face au monde, portant par exemple sur des paires d’éléments contrastés, comme les hommes et les femmes, relève d’une interrogation d’ordre purement intellectuel à résoudre telle que découvrir un éventuel point de rencontre du ciel et de la terre où il est possible de passer de l’un à l’autre. Au contraire, Lévy-Bruhl avait analysé ces phénomènes par le biais opposé de l’émotion et de l’affect. Il a malheureusement exposé son propos dans des termes que les anthropologues ne pouvaient admettre. Au-delà, son erreur majeure consiste à considérer la pensée « primitive » comme prélogique sans pour autant définir la logique en tant que telle.
J’ai alors rencontré Geneviève Delbos dont les préoccupations recoupaient les miennes. Sa recherche portait en effet, à travers l’étude des saliculteurs et des conchyliculteurs de la Presqu’île de Pénestin, sur la même articulation de l’empirisme et du savoir dit « scientifique » ou sa version abâtardie qu’est le savoir « scolaire », fait de propositions disjointes ne faisant pas système. Nous avons publié La transmission des savoirs (1984), ouvrage qui interroge, non seulement leur transmission, mais plus fondamentalement leur nature même.
J’ai par la suite publié Comment la vérité et la réalité furent inventées (2009) qui se présente comme une anthropologie des savoirs. Bien que la première partie de l’ouvrage soit consacrée à l’examen de la signification d’une pensée primitive, celle-ci n’utilise pas en priorité les matériels récoltés par l’anthropologie. Elle se fonde plus spécifiquement sur l’histoire de la philosophie qui a transmis à la culture occidentale les notions de vérité et de réalité absolument absentes de la tradition extrême-orientale. Cette réflexion conduit à une remise en question des modalités selon lesquelles les scientifiques – et plus particulièrement les mathématiciens – conçoivent le lien entre les objets mathématiques et le « réel », comme y renvoie la psychanalyse : le roc auquel nous nous confrontons et dont nous sommes une part nous-même, à celui de « réalité objective » qui est cet espace de modélisation forgé par les astronomes des XVIe et XVIIe siècles, dans leur coup de force épistémologique « platonicien » (il faudrait plutôt dire « pythagoricien ») par lequel ils ont assimilé le « réel » comme roc, à un objet constitué de nombres, dont ils entreprendraient l’exploration.
À l’origine de mon parcours, je me suis donc délibérément intéressé à la constitution du savoir empirique. Toutefois, un chapitre de ma thèse intitulée Anthropologie économique de l’île de Houat portait tout naturellement sur la formation des prix de la pêche. Les données que j’avais récoltées lors de mon enquête ne permettaient pas de l’expliquer par le mécanisme de l’offre et de la demande. J’ai dû trouver un moyen original de résoudre cette énigme qui a finalement décidé de l’orientation de ma carrière. Devenu par ce concours de circonstances un spécialiste de la formation des prix, j’ai intégré par la suite le domaine financier.
J’ai lu que son job sera de fermer le ministère de l’éducation ; et de renvoyer ces compétences aux niveaux…