Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Les rites chinois ont toujours été, vus de chez nous, en Occident, l’objet d’une double perception. Ils sont à la fois la preuve d’une civilisation, de sa durée et de sa puissance, de sa civilité et en même temps l’objet de railleries, de contresens. Leur formalisme est tel qu’on y lit en même temps la contrainte hypocrite et l’urbanité la plus pointilleuse. Déjà la question partageait nos Philosophes. Les uns louaient ce respect des formes qui assurait la cohérence du vivre-ensemble, les autres critiquaient cet affichage de duplicité. Les uns portaient aux nues l’héritage d’une civilisation achevée, les autres vilipendaient une fourberie généralisée. Entre la politesse chinoise comme symbole de l’accomplissement civilisateur et la politesse chinoise comme manifestation de la perfide dissimulation inhérente à ce peuple, deux lectures possibles des rites s’affrontaient. Cette double lecture continue.
C’est en raison d’une lecture trop favorable au rôle civilisateur des rites chinois que les Jésuites furent l’objet, lors de la fameuse « Querelle des rites », d’une condamnation par la papauté à la fin du XVIIIe s.
Le XIXe s. pratiqua sans états d’âme la lecture inverse : colons, marchands et militaires occidentaux raillèrent les rites et les pourfendirent en tant que manifestations de duplicité, porteurs de décadence et survivances d’un passé si étouffant qu’il interdisait à la Chine tout accès à notre modernité.
Cette conception, issue d’un point de vue colonialiste, fut pourtant adoptée par nombre de Chinois instruits du début du XXème s. qui mesuraient le décalage entre l’Occident industrialisé et la Chine Impériale. Ainsi vit-on se répandre dans la jeunesse chinoise éduquée des mouvements d’idées hostiles à la tradition, hostiles à Confucius et à ses vieilles lunes, fustigeant les rites considérés comme des freins et des entraves à tout progrès. Comme si les rites, facteurs de cohésion depuis deux millénaires, garants de la durée de cette civilisation, étaient devenus trop rigides. Comme si les rites n’étaient plus qu’oppression.
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A présent que la Chine est ouverte au monde, il faut souligner que cette politique d’ouverture n’implique pas nécessairement que la civilisation chinoise devienne pour nous plus immédiatement compréhensible ni même plus familière. Au contraire, derrière l’uniformisation apparente du mode de vie occidentalisé, restent vivaces les traits authentiques du monde chinois. Certes, les citadins chinois font comme nous leurs courses à Carrefour ou à Auchan, certes ils utilisent les mêmes ordinateurs que nous et, parce qu’ils en ont été longtemps privés, rêvent encore plus que nous au confort quotidien de la consommation de masse. Mais, ont-ils renoncé pour autant à l’écriture idéographique? Ont-ils renoncé pour autant à leur cadre mental traditionnel? Il serait pour le moins hardi de l’affirmer. « Carrefour » est devenu « Jia Le Fu » (= »bonheur de la famille »), « Auchan » « Ou shang » (= »à la mode de l’Europe »). Les logiciels de leurs ordinateurs permettent la saisie en caractères chinois. Lorsqu’ils utilisent « Google », ils lisent « gu ge », c’est à dire « Riz et Chant » (et le chant en Chine a longtemps eu partie liée au Rite). Plus même: les temples sont réouverts, restaurés et très fréquentés. Confucius connaît une sorte de renaissance sidérante pour qui se souvient de 1919, de 1949, de 1965 ou de 1971. Et, en deçà de ces apparences, derrière ces évidences, au quotidien, on peut parfois entrevoir ce qui organise discrètement ce monde sinisé : la persistance des rites. Pour ne prendre qu’un exemple de cette persistance, il suffit de regarder comment les Chinois nomment et désignent les jours de la semaine. Dans les temps les plus reculés la semaine chinoise se composait de décades organisées autour d’un rite d’hommage cyclique rendu au souverain. La semaine de sept jours fut adoptée sous les Tang, amenée par les marchands arabes, mais le nom des jours continue à porter l’empreinte des vieux rituels : lundi est nommé « jour où l’on honore le rituel du 1 », etc. Le rite perdure, même s’il a perdu de sa force institutionnelle, il est intrinsèque à la culture chinoise. Doit-on rappeler que sur les treize textes canoniques confucéens, trois étaient consacrés aux rites ? Qu’à partir du VIIème siècle les épreuves des examens étaient codifiées et organisées par le Ministère des Rites ? Que le calendrier triennal des examens était lui-même basé sur les Classiques des Rites ?
C’est dans l’ensemble du monde sinisé (Japon, Corée, Vietnam) que le Rite insiste et perdure jusqu’en notre XXIe s., qu’il continue à souder, à fédérer, à rassembler. Puisqu’on interroge beaucoup chez nous ces derniers temps le concept d’ « identité nationale », faisons un pas de côté et demandons-nous ce qui, aux yeux du monde chinois, constitue l’étranger, le barbare : c’est précisément que ces gens-là, étrangers ou barbares, n’ont pas intériorisé le sens des rites, ils ont le cœur trop endurci pour avoir le sens du rite. Ainsi dans le monde chinois la question trouve-t-elle assez vite sa réponse. L’ « identité nationale » chinoise, c’est le sens du rite et la maîtrise de l’écriture idéographique, maîtrise elle-même non dénuée de rituel quand il s’agit de calligraphie.
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Etymologiquement le mot « rite » se dessine à partir du nom d’un vin de millet, un vin neuf n’ayant fermenté qu’une seule nuit et qui servait aux libations sacrificielles accompagnant un rituel agraire d’offrande. Le mot est déjà attesté sur les inscriptions oraculaires les plus anciennes, ce qui a permis aux paléographes de fixer son origine à l’époque préhistorique, à la fin du néolithique, au plus haut des origines de la civilisation agricole des proto-Chinois. La tradition le rapproche d’un homophone signifiant « chaussure » : les rites assurent la marche dans la voie droite de la moralité. Donc au départ le rite a à voir avec la religion. Lorsque l’agnosticisme a supprimé (très tôt) toute transcendance, le cérémonial a été maintenu et développé par le confucianisme (Ve s. avant notre ère). Transféré du plan religieux au plan social le rite voit sa portée considérablement élargie et étendue à tous les actes de la vie en société. Le ritualisme chinois a méticuleusement conservé les formes du rite religieux pour en faire jouer les ressorts de pure discipline sociale. Les rites ont dès lors nourri la pratique sociale et entretenu un état d’esprit sans équivalent hors du monde sinisé. Les définitions du dictionnaire attestent du rayonnement du mot « rite ». Le mot, « li » en chinois, se traduit par « cérémonie », « bienséance », « courtoisie » et aussi par « rendre hommage » et « honorer ». Ils deviennent une sorte de matrice de la moralité puisqu’au respect des formes doit s’ajouter l’entière adhésion du cœur pour que la conduite soit authentique. Il n’y a pas de véritable vertu sans rites : « Le courage sans les rites n’est qu’indiscipline, la franchise sans les rites n’est qu’insolence« . La formalisation par les rites discipline les comportements dans le sens d’une harmonie sociale conçue comme le reflet de l’harmonie céleste. Car il existe une corrélation étroite entre les formes rituelles et la structure de l’Univers. Le symbolisme cosmologique investit les moindres détails de toutes les cérémonies. C’est parce qu’ils prennent modèle sur les normes de fonctionnement de l’univers tout entier que les rites sont les modèles de la conduite des hommes. De plus la musique qui accompagne les rites exprime l’harmonie qui doit régner entre tous les membres de la société. Au plan des institutions, les rites règlent les rapports sociaux, ils remplissent la fonction qui est celle du droit et rendent inutile le recours à la loi. Paradigmes des comportements de toutes les circonstances de la vie, les rites sont extrêmement codifiés et l’on distingue les Grandes Cérémonies des Rites Canoniques (Jingli) des rites variés de la vie quotidienne (Quli).
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Ce sens du rituel nous est inconfortable. Chez nous autres, les « barbares », il peut même provoquer agacement et irritation. On y lit le manque de spontanéité, le traditionalisme, le formalisme le plus étroit, voire une forme de superstition. Dans le monde sinisé il s’agit de tout autre chose.
Effectuer le rite à la perfection, en respectant scrupuleusement les prescriptions traditionnelles sans rien y ajouter de personnel, sans faire preuve d’aucune créativité, sans manifester la moindre originalité, sans chercher à y exprimer sa personnalité, voilà ce qui importe. Le rite demande que chaque geste soit conforme aux règles dont le respect exige que l’ego de l’officiant soit gommé, effacé, vaincu. Ce service intégral impose en outre une absolue sincérité. Au geste précis doit correspondre l’état d’esprit adéquat. Ainsi se manifestent l’harmonie et la justice tant à l’extérieur qu’au cœur de l’officiant. Ainsi le monde est unifié. En s’effaçant pour que puisse se manifester la perfection propre du rite, l’homme trouve paradoxalement sa place. Notre humanité se déploie à sa mesure dans la pratique du rite, au sens le plus traditionnel possible. Elle s’y enracine. Si l’être humain peut accéder à une quelconque dignité, sa plus haute dignité il l’atteint dans l’observation scrupuleuse du rituel. Le rite inscrit l’homme dans l’intimité du fonctionnement global et, en lui donnant sa place, le fait advenir à ce qu’il est en propre. Le sens ancestral et traditionnel du rite qui donne sa juste place à l’homme, c’est d’assurer la possibilité d’établir une médiation entre l’homme, le ciel et le terre. Le rite établit une correspondance ou un accord au sens musical qui se fonde sur la sympathie naturelle entre les différents plans de la réalité et différents niveaux d’existence. Il ne convient pas, cependant, de s’appesantir sur cet aspect ésotérique du rite car, à trop s’y consacrer, il devient vite pratique superstitieuse et magique, ce qui prend le dessus, aujourd’hui encore, dans toutes les cérémonies taoïstes. Or le rite civil n’est pas un échange, encore moins une supplique ou une prière. Le rite civil est un acte gratuit. La réussite d’un rite ne se mesure pas aux résultats escomptés mais tient à l’attitude de l’officiant : « Se dégager de l’égoïsme pour se replacer dans le sens du rite, voilà ce qu’est l’humanité. » (Confucius, conversation avec Yan Hui) « Un vase à offrandes » (Confucius répond à la question « Qui sommes-nous ? ») Ce mouvement hors de l’égoïsme s’effectue par le respect scrupuleux des formes rituelles qui, jamais, ne constituent un espace d’expression personnelle.
La sincérité de l’officiant, son engagement intime, la rectitude de son cœur ne sont jamais une affirmation de soi : c’est ce qui empêche le rite de devenir un formalisme vide nourri d’un esprit protocolaire stérile.
Le rite naît de l’homme juste, de son cœur juste et sa pratique juste, adéquate, il conforte et déploie son humanité. Le rite en sa perfection est l’expression exemplaire de l’humain en nous, sa propension, son déploiement vers les autres. Par le rite, l’homme manifeste sa rectitude et sa vertu efficace. Le rite ainsi compris confère à l’homme le sens de la justesse, de l’adéquation au monde, une attention vivante et scrupuleuse à l’ordre et à l’harmonie qui seuls préservent de la barbarie et de l’animalité. Le rite, garantissant l’ordre harmonieux du Ciel/Terre, devient le garant de la viabilité du monde habité. Le rite et la tradition deviennent la Voie, l’espace où l’homme accompli se réalise en tant qu’homme. Ainsi aussi le rite est-il efficace en tant que mode de gouvernement. Le rite est inséparable du politique, gouverner c’est officier. C’est donner la mesure. Le rite conjugue à la fois la musique qui change les mœurs et les mots qui instaurent les rapports justes entre les êtres. Il s’agit de faire concert, de jouer ensemble une partition juste. Le rite permet l’intelligence et la compréhension des rapports entre les hommes et permet de s’insérer dans ces rapports d’une manière juste et adéquate. Le rite, c’est l’autre nom du respect de soi-même et des autres, dont la politesse, la courtoisie et l’urbanité sont les manifestations les plus usuelles au quotidien. L’homme naît dans l’espace du rite qui est aussi une cérémonie d’avènement, un couronnement de l’homme en tant qu’homme. Le rite, c’est la culture qui permet à l’homme d’accéder à l’humanité et au perfectionnement de soi et des autres. La puissance du rite fonde en effet le rapport, la relation à autrui. Il y a un lien évident entre agir avec humanité et respecter autant la lettre que l’esprit du rite. « Un homme dépourvu d’humanité, qu’aurait-il à faire des rites ? » demande Confucius. La gestuelle, codifiée dans les rituels, pratiquée avec un soin scrupuleux, voire maniaque, assure la justesse de notre attitude mentale vis-à-vis d’autrui. Sa perfection traduit et incarne la pureté de l’intention. Le rite peut donc être vu comme un medium qui instaure entre les hommes socialisés la mise à distance nécessaire au respect mutuel. En fait l’orthopraxie assure l’orthodoxie. La gestuelle codifiée entraîne la posture mentale. Parce que la pratique du rite impose soumission et abnégation, parce que le geste contraint et oblige, alors la parole est déterminée, ce qui détermine à leur tour la pensée et la conscience morale. Au point que la langue chinoise classique ignore les mots «Bien » et « Mal ». Il n’y a pas de mots chinois pour le bien et le mal. Le moraliste ancien ne parle jamais de faire le bien ou le mal, mais seulement de se conduire conformément ou contrairement au rite.
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Comme le dit Confucius « Les rites, les rites, est-ce que ce n’est que du jade et de la soie ? » « Sans les rites le respect devient pénible, sans les rites l’attention consciencieuse devient craintive, sans les rites la bravoure devient anarchique, sans les rites la droiture devient offensante« . Le rite s’affirme comme fondement ou fondation de la morale, donc du bon fonctionnement des institutions, de l’harmonie. Il met en acte l’ordre des choses et leur sens. Il instaure l’espace, le cadre dans lequel doit se mouler celui qui agit ou pense. A l’examen des calendriers rituels, on observe que les rites prescrits au souverain, aux ministres, aux fonctionnaires ou aux paysans sont parallèles et justifiés par les différents temps du calendrier lunaire. En tant que fils du Ciel, le souverain donne l’exemple, le rite devient modèle tout en réaffirmant son origine cosmogonique. Le rite opportun au moment opportun assure la pérennité de l’ordre naturel sur un monde conscient et volontaire où s’exprime l’humanité. Le culturel recrée le naturel dont il est la pure expression sociale.
Le rite force à la rigueur, c’est une école d’exigence qui demande toujours plus d’effort sur soi pour le bien d’autrui. Le rite participe aussi au perfectionnement de soi en ce qu’il exige attention et étude puisqu’il y a là une connaissance particulière, un savoir à acquérir, une science des rituels qu’il faut connaître et comprendre pour en saisir la signification, donc l’efficacité. En tel ou tel contexte, à tel ou tel moment, le rite, exécuté parfaitement, c’est donc aussi la parfaite adéquation au moment et à la circonstance. C’est pour l’homme être au juste centre (ce qui ne veut surtout pas dire « être juste milieu » !), être au monde avec justesse, être au monde en harmonie. En fait, la pratique du rite doit aider à prendre conscience, à découvrir à partir de nous-mêmes quel est notre enracinement dans le monde et sa logique d’ensemble, celle qui règle continûment le grand procès des choses sous le Ciel et doit conduire notre vie. Le rite régule, règle et discipline. Il symbolise l’une des forces de la pensée chinoise et probablement l’un des secrets de sa longévité exceptionnelle. Alors que l’Occident a pensé le sujet en opposition à la nature, a pensé le sujet en quête de maîtrise sur la nature, l’originalité chinoise est de ne pas avoir opposé vie intérieure et marche des choses, sujet et monde. Même si le rite manifeste une sorte de défiance vis-à-vis de la nature humaine, vis-à-vis de ses penchants naturels, il valorise en fait la libre volonté. C’est la volonté qui guide l’officiant dans sa quête du geste parfaitement adéquat et de cette recherche de la maîtrise du geste procède la responsabilisation de l’homme. L’homme de bien est celui qui, responsable, libre et sincère, aspire à la perfection. Le rite illustre et actualise les plus hautes valeurs morales sur la base des relations multiformes de l’être humain dans le corps social, car il a sa propre efficacité sous forme de résonance spontanée.
D’autant que, sous le régime du rite, l’artifice de la forme intervient avant toute intention d’action en vue de modeler d’avance l’intention elle-même : les formes rituelles sont d’abord des formes vides, mises en place dans l’apesanteur du pur cérémonial, afin de préformer, de formater, dans le sens de l’ordre établi les actes pleins qui seront accomplis dans la pesanteur des activités effectives. Si le régime fonctionne bien, les conduites s’alignent toutes seules, spontanément, dans le sens voulu. Aucune contrainte ne sera plus nécessaire au niveau des actes pleins, des actions effectives, dès lors que le sujet aura complètement intériorisé l’ordre rituel au niveau des pratiques cérémonielles très contraignantes, elles, mais d’une contrainte qui pour ainsi dire ne pèse pas puisqu’elle n’affecte que des actes vides. Dans la société, le contrôle du respect de l’ordre établi ne se fait plus qu’à travers l’image que chacun donne de sa propre conduite par sa maîtrise du rite. Le plein développement du régime du rite porte au maximum la pression sociale. En même temps, et c’est le paradoxe que nous ne parvenons pas à saisir dans nos schémas de pensée, cette pression que nous considérons comme une oppression insupportable préserve totalement l’intimité du sujet : en niant l’expression personnelle, le rite protège et préserve le moi profond (à qui il ne reste pour s’exprimer que les arts: poésie, peinture, calligraphie). Le rite, dans la vacuité de ses formes, n’engage pas l’intimité. De là aussi une autre lecture partisane que nous faisons du rite quand nous l’envisageons sous la forme du masque. Pour résumer: la philosophie du ritualisme tient de l’idée que, à force de multiplier d’innombrables cérémonies de gestes purement formels, donc vides d’implications effectives et d’autant plus faciles à exécuter qu’ils ne coûtent rien, la norme morale qu’extériorisent ces gestes finira par s’intérioriser et par entraîner celui qui a toujours accompli les rituels comme il faut à se conduire, au moins en public, spontanément dans la vie courante comme le prescrivent les rites. A partir de l’extériorité du geste les rites doivent, en pénétrant la conscience, préserver et perfectionner la nature foncièrement bonne de l’homme. Le rite, dans la vacuité de ses formes que nous interprétons comme de l’inanité, vu de chez nous, peut être un MASQUE. Les Chinois lui préféreront le mot FACE…
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Ici se manifeste une sorte de divergence fondamentale, entre deux conceptions de la raison, entre deux formes de rationalité, entre deux conceptions du fonctionnement du monde, du réel.
Notre rationalité positiviste, celle qui nous paraît aller de soi, procède par fins et moyens, par causes et conséquences. La rationalité chinoise, qui nous semble irrationnelle, ne reconstitue pas des séries de causes-conséquences. S’insérant dans un réseau de corrélations, elle repose sur les correspondances de formes, sur leur connaissance et leur pratique. Il est écrit dans les commentaires des Classiques chinois que « c’est travailler le jade», c’est à dire procéder comme l’artisan parfait qui examine, détecte et épouse avec son outil les lignes de force internes de la pierre brute pour que son travail les mette à jour en créant de la beauté. La forme idéale que prendra le jade est déjà présente dans le bloc grisâtre non dégrossi avant que l’homme ne le travaille, il doit la pressentir et s’y adapter pour la révéler.
Cette grande divergence de nos rationalités, donc ce hiatus entre nos conceptions du rite, c’est toute la distance qui existe entre être au monde en se donnant pour but de le maîtriser (voire le modifier) et être au monde en s’efforçant de se couler le mieux possible dans une harmonie préexistante et de ne pas faire trop de fausses notes dans la symphonie universelle.
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