Billet invité.
Le continent africain est en passe de devenir le nouveau fer de lance de l’économie mondiale.
Le monde aura toujours besoin de foyers de développement pour servir de « locomotives » de croissance à ses activités industrielles. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, ce fut l’Europe qui tint ce rôle durant sa période de reconstruction que l’histoire a retenue comme étant celle des « trente glorieuses » qui ne prit fin qu’avec le choc pétrolier de 1973. Par la suite, les pays dits émergents en phase d’industrialisation rapide comme la Chine, l’Inde, la Corée, la Malaisie, la Turquie, et le Brésil prirent le relais. C’est dans cette nouvelle division internationale du travail que la Chine, « principal atelier du monde », est devenue depuis 2010 la seconde puissance économique du globe, mais également son second pollueur derrière les Etats Unis. Au fur et à mesure de leur industrialisation ces pays vont voir s’étioler progressivement leurs avantages comparatifs de productivité et de compétitivité avec l’appréciation des taux de change de leurs monnaies et l’augmentation des salaires, des charges sociales et des couts économiques liés aux impacts négatifs du réchauffement climatique sur l’agriculture, la santé et l’environnement[i]. Il s’ensuivra l’érosion des gains de productivité et de compétitivité qui en faisaient les terres d’asile des délocalisations des manufactures des pays industrialisés du nord. Dans la création de leurs richesses nationales, leurs secteurs manufacturiers vont de plus en plus céder la place aux secteurs des industries de service – commerce, finance, assurance, haute technologie, tourisme, etc.- C’est à cette jonction que les appareils productifs du monde commencent à se chercher de nouveaux pays émergents aptes à prendre le relai et devenir « les nouveaux ateliers du monde », c’est-à-dire des pays disposant d’une croissance continue de leur produit intérieur brut (PIB), d’un niveau faible d’endettement, étant solvables, offrant des taux de profit élevés, une sécurité des investissements, une main-d’œuvre qualifiée et une abondance de sources d’énergies renouvelables.
Vers une nouvelle division internationale du travail
Le continent africain qui traverse la période économique la plus prospère de son histoire est en passe d’endosser ce rôle. Il est le deuxième moteur de la croissance économique mondiale après l’Asie[ii]. Depuis 2000, les pays d’Afrique subsaharienne ont connu une croissance moyenne située entre 5 % et 7 %. Durant la récession mondiale de 2009, l’Afrique et l’Asie ont été les deux seules régions du globe où le produit intérieur brut s’est accru. Selon le rapport « Perspectives économiques en Afrique », en 2013 le taux de croissance moyen s’y établissait à environ 4 %, supérieur à celui du reste de la planète (3 %). Le mouvement devrait s’accélérer, frôlant les 5 % en 2014 pour se situer entre 5 et 6 % en 2015[iii].
Le continent est également celui où les taux de rentabilité sur investissements sont les plus élevés comparés aux autres régions en développement et les investissements directs étrangers (IDE) y sont en forte hausse. En 2014, les IDE ont certes enregistré une baisse de 8,6% en nombre de projets, mais ils ont en revanche affiché une croissance de 136% en valeur pour atteindre 128 milliards de dollars, ainsi qu’une hausse de 68% en nombre d’emplois créés comparés à l’année 2013[iv]. Et déduction faite des investissements dans l’exploitation pétrolière et gazière, c’est l’Afrique du Sud qui est le plus gros investisseur sur le continent, non la Chine, l’Europe ou les Etats-Unis.
Les transferts des émigrés représentent la seconde source de devises après les investissements directs étrangers. Une étude réalisée par le Fonds International pour le développement agricole (FIDA) basé à Rome a indiqué que les quelques 30 millions d’Africains vivant en dehors de leurs pays d’origine envoient tous les ans plus de 40 milliards de dollars à leurs familles et aux membres de leurs communautés demeurés chez eux. Des études récentes révèlent que les dépenses d’éducation et de santé, l’achat de terrains, la construction de maisons et la mise sur pied d’entreprises comptent parmi les premières destinations des investissements financés par ces transferts. Ils représentent 36% des investissements au Burkina Faso, 53% au Kenya, 57% au Nigeria, 15% au Sénégal et 20% en Ouganda. Les dépenses d’éducation y afférentes viennent en seconde position au Nigeria et en Ouganda, en troisième position au Burkina Faso et en quatrième position au Kenya.
Les compagnies multinationales de télécommunications ont enregistré 316 millions d’abonnés depuis 2000, soit plus que la population entière des Etats-Unis. Le secteur de la construction suit la même courbe ascendante. L’Afrique dispose de 60% des terres cultivables non exploitées du globe. Dans un monde menacé de famine grandissante par l’explosion des prix des denrées alimentaires, un tel actif est d’une valeur inestimable.
La jeunesse africaine est un autre atout de croissance. Dans les décennies à venir, l’Afrique sera le seul continent où la population en âge de travailler continuera de croître. En 2045, leur nombre se chiffrera à 1,1 milliard, plus que la Chine et l’Inde. La formation de cette jeunesse, particulièrement dans les domaines scientifiques, sera la gageure des décennies à venir. La création de l’Institut africain des sciences mathématiques n’est qu’une initiative parmi bien d’autres qui répond à cet impératif. Un tel institut va être implanté en réseaux sur tout le continent : au Sénégal, en Afrique du sud, au Bénin, à Madagascar, au Soudan, en Ouganda, au Gabon, au Cameroun, au Maroc, en Algérie, au Congo, en République Démocratique du Congo, au Mozambique, au Rwanda, en Tanzanie, en Côte d’Ivoire, au Botswana, en Zambie, en Egypte et au Malawi. Il invitera des professeurs du monde entier, pour des formations dispensées à des étudiants de tout le continent.
Le pouvoir d’achat des Africains s’est accru. Durant la décennie passée, le nombre des consommateurs de la classe moyenne – ceux qui dépensent 2 à 20 dollars par jour – a augmenté de plus de 60% et représente 313 millions, suivant un rapport de la Banque Africaine de Développement. Ce nombre est comparable à celui de la classe moyenne en Chine et en Inde.
L’environnement politique s’est également grandement amélioré. Les troubles postélectoraux en Côte d’Ivoire, au Nigeria ou en Guinée et les tentatives çà et là de manipulation des constitutions par des politiciens soucieux de prolonger leurs mandats peuvent obscurcir le fait que des élections libres et des transitions politiques paisibles ont eu lieu dans une majorité de pays comme au Sénégal, en Zambie, en Afrique du Sud, en Ile Maurice, au Botswana, au Cap Vert, aux Seychelles et en Namibie et dans bien d’autres. Des dirigeants plus soucieux des intérêts de leurs pays et du bien-être de leurs populations prennent de plus en plus le relais des autocrates d’antan dont le nombre tend à se rétrécir comme une peau de chagrin.
L’Afrique, nouvel El Dorado ?
En ce qui concerne les finances publiques, les pays d’Afrique qui ont été confrontés dès les années 1970s à une crise de la dette, ont mis en place durant des décennies sous la férule du Fond monétaire international et de la Banque mondiale des programmes d’ajustement structurels drastiques incluant dévaluation monétaire, déréglementation des taux de change et du marché du travail, politique de taux d’intérêt élevés, dérégulation financière, libéralisation des échanges, privatisations, réduction des salaires, compressions budgétaires et licenciements massifs. Au prix de tant de sacrifices les comptes des Etats ont été assainis. L’inflation a été divisée par deux depuis les années 1990, et les réserves de devises étrangères ont augmenté de 30 %. Les finances publiques ont affiché un excédent de 2,8 % du PIB en 2008, par rapport au déficit de 1,4 % du PIB en 2000-2005. Les taux d’épargne se situent entre 10 et 20% et la dette extérieure est passée de 110 % du PIB en 2005, à 21 % en 2008.
Les options d’emprunts et d’investissements des pays d’Afrique subsaharienne se sont également renforcées grâce à l’ouverture aux africains des marchés des capitaux. On se souviendra qu’aucun pays d’Afrique Noire, à l’exception notable de l’Afrique du Sud et de la Rhodésie de l’époque, naguère gouvernées par une minorité blanche, n’était autorisé à lever des fonds sur les marchés des capitaux internationaux au début de leurs indépendances. Ils ne disposaient pas de la notation délivrée par les agences internationales de notation financière qui donne accès aux marchés des capitaux et aux investissements à long terme qu’exige le financement de tout projet de développement. Les quelques marchés des capitaux nationaux qui existaient étaient embryonnaires.
Plusieurs pays ont désormais reçu le sésame qui leur donne accès aux marchés financiers : le « rating » ou la notation financière qui leur a été attribué par les agences de « rating »[v]. Cette note s’est révélée, dans la plupart des cas, supérieure ou égale à celle de nations aussi industrialisées que la Turquie, le Brésil ou l’Argentine. L’intérêt des investisseurs internationaux pour les marchés africains n’a cessé de s’accroitre ces dernières années. Ils considèrent la plupart des marchés du continent comme des marchés intermédiaires à haut rendement.
L’Afrique compte aujourd’hui 23 Bourses[vi] et leur capitalisation boursière combinée a explosé[vii]. Elle est passée de 257 milliards en 2000 à 1260 milliards en 2010 (2 pour cent du total mondial – soit l’équivalent de la quinzième place financière mondiale) avec en tête de liste : l’Afrique du Sud, l’Egypte, le Maroc, le Nigéria et le Kenya. Il existe également deux bourses régionales groupant les quatorze pays membres de la zone franc: la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) à Abidjan et la Bourse des Valeurs Mobilières de l’Afrique Centrale (BVMAC) à Libreville. Le nombre des entreprises cotées en bourse s’est également accru et s’élève aujourd’hui à plus de 2000[viii].
Désormais, pour mobiliser les fonds nécessaires aux investissements massifs requis particulièrement dans l’agriculture, l’énergie et les infrastructures, les gouvernements africains, les sociétés publiques et privées, les banques, les sociétés d’assurance, les caisses de retraite, et les investisseurs privés locaux auront de plus en plus recours aux marchés des capitaux nationaux, régionaux et internationaux.
Dividendes écologiques
Dans un monde aux prises avec un réchauffement climatique qui menace jusqu’à la survivance de l’espèce humaine, les pays d’Afrique n’ont pas été épargnés bien que n’ayant participé que de façon marginale aux émissions de gaz carbonique qui en sont la cause. Des calamités de toutes sortes sont leurs lots quotidiens : désertification, sècheresse, érosion, inondation, famine, conflits et catastrophes en tous genres.
Pourtant ces mêmes pays n’en jouissent pas moins d’un double avantage quand il est question d’énergie propre et de préservation de l’environnement. En tout premier lieu, le degré limité du processus d’industrialisation du continent leur a épargné le niveau alarmant de pollution des pays industrialisés et ceux en voie de l’être. En second lieu, pour leur propre industrialisation, les industries africaines pourront être alimentées par des réserves d’énergie solaire et hydraulique incommensurables si elles sont proprement exploitées. Sur ce chapitre, il convient de noter la richesse de l’Afrique subsaharienne en énergie hydraulique avec des réserves estimées à des milliers de milliards de kilowatts/heure, représentant environ la moitié des réserves mondiales. Les pertes importantes qui étaient liées au transport de l’électricité sur un réseau de courant alternatif étant désormais maîtrisées grâce aux percées technologiques réalisées en matière de courant continu à haute tension, l’exploitation de l’énergie hydroélectrique du seul fleuve Congo avec l’aménagement des barrages d’Inga et de Kisangani pourrait suffire à satisfaire les besoins en électricité du continent africain, et même ceux des pays d’Europe du sud[ix].
Mieux encore, quelle que soit l’ampleur des ressources hydroélectriques que recèle l’Afrique, elles sont négligeables comparées à celles qu’offre l’énergie solaire. Le soleil déverse sur la terre tous les ans l’équivalent de 1,5 millions de barils d’énergie pétrolière au kilomètre carré. Grâce à la technologie d’«énergie solaire concentrée», il suffirait de concentrer l’énergie solaire sur une superficie équivalente à 0,5% des déserts chauds, en l’occurrence celui du Sahara pour couvrir les besoins du monde en énergie. Les allemands l’ont bien compris en initiant le projet Desertec[x].
Pays de la zone franc : les exclus de la nouvelle embellie
Cependant, l’essentiel de ces progrès semblent délaisser les pays de la zone franc. Si les taux de croissance ont été en moyenne de 5,5 % en 2013 dans l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa)[xi], et de 4,6% au sein de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac)[xii], ces chiffres doivent être relativisés. L’extraversion des économies des pays de la zone franc est telle que les taux de croissance ne s’y traduisent pas en gain de prospérité mais en surcroit de pauvreté : onze des quinze pays de la zone franc figurent, selon leur indice de développement publié par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), parmi les vingt-cinq pays les plus pauvres du monde.
Au sein de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao)[xiii], -l’organisme régional mandaté par l’Union africaine pour chaperonner les politiques d’intégration économique de ses membres en Afrique de l’ouest -, ce ne sont pas la Côte d’Ivoire ou le Sénégal qui mène la dance, mais deux pays anglophones : le Nigeria a enregistré un taux de croissance de 7,4 % en 2013 (contre 6,2 % en 2012) ; le Ghana a vu sa production croître de 6 % en moyenne pendant les six dernières années et devrait atteindre 8 % en 2015, selon le rapport « Perspectives économiques en Afrique » précité.
Les avatars du Franc CFA
1. Une devise anachronique
Pour une exploitation optimale de ses colonies, la France avait regroupé toutes ses colonies en deux structures fédérales : l’Afrique-Occidentale française (AOF) et l’Afrique-Equatoriale française (AEF). Ces deux fédérations furent dotées d’une monnaie unique créée dès 1945 : le « Franc des Colonies Françaises d’Afrique » (FCFA).
Quand ces pays accédèrent à l’indépendance en 1960, ils signèrent des accords avec la France qui consistèrent au démantèlement des structures fédérales qui les unissaient tout en maintenant paradoxalement le franc CFA comme leur monnaie commune gérée par le Trésor français en contrepartie du dépôt de 100% de leurs réserves de change. Les difficultés des pays de la zone franc de leur marasme économique sont à imputer à ces politiques économiques et monétaires tronquées, dysfonctionnelles et peu orthodoxes.
En premier lieu, le maintien du franc CFA après les indépendances de 1960 aurait requis également le maintien de leur fédéralisme. Au contraire, les jeunes Etats ont tôt fait de mettre fin à ces deux fédérations en érigeant entre eux des barrières tarifaires et non tarifaires. Celles-ci ont annihilé les bénéfices du maintien d’une monnaie commune favorisant le commerce entre les Etats qui la partagent. A titre de comparaison, 60 % des échanges européens sont intracommunautaires, contre un maigre 13 % pour les pays africains de la zone franc[xiv]. Ultime incongruité : les francs CFA émis par la BCEAO ne sont pas interchangeables avec ceux émis par la BEAC, bien qu’ayant exactement la même parité. Désormais pour s’entre-échanger mutuellement, les deux monnaies doivent passer par l’arbitration de l’euro, induisant des frais supplémentaires sans cause aucune à verser dans l’escarcelle des banques et du Trésor français.
Le démantèlement des structures fédérales des deux empires français d’Afrique aurait dû aller de pair avec l’abrogation du franc CFA, chaque pays pouvant ainsi se doter de sa propre monnaie. C’est ce qui se passa dans les anciennes colonies britanniques, avec l’abolition de la livre sterling ouest-africaine et de la caisse d’émission d’Afrique de l’Ouest, en 1968, ou la dissolution de la caisse d’émission d’Afrique de l’Est en 1977. Peut-on imaginer une abrogation du traité de Maastricht qui s’accompagnerait d’une survivance de l’euro ?
Le maintien du franc CFA a créé un environnement économique impropre à toute stratégie de développement. Cette absence de perspectives dans une Afrique en pleine mutation favorise l’instabilité et les conflits. Dans un passé récent, la Côte d’Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali et la Centrafrique ont été le théâtre de violences qui ont ensanglanté la région. La France, appuyée par les Etats-Unis, a par ailleurs instrumentalisé ces crises pour renforcer sa présence militaire dans la région. Dans ce contexte, les stratégies d’intégration économique de l’Uemoa et de la Cemac étaient vouées à l’échec. Les préalables indispensables à la viabilité d’une union monétaire ont en effet été méconnus : on ne trouve aucun mécanisme de solidarité, ni marché commun, ni union politique.
2. Un taux de change fixe arrimé à l’euro
Au deuxième rang des inconséquences structurelles de la zone franc figure le taux de change fixe du franc CFA, la monnaie commune, ancrée à l’euro à un niveau abusivement surévalué[xv]. Il s’agit officiellement de préserver la stabilité de la monnaie, sa convertibilité et son libre transfert en France par le mécanisme du contrôle des changes instauré en 1993. Mais ce montage fonctionne surtout à l’avantage des compagnies françaises, qui exercent un quasi-monopole sur l’activité économique de la zone : Bouygues, Areva, Total, Bolloré, Eiffage, Orange (Sonatel), BNP Paribas (BICI), Société générale, Air France, etc. La sphère publique n’est pas en reste de leur domination. Ce sont ces mêmes entreprises qui raflent la quasi-totalité des marchés publics. Prenons au Sénégal l’exemple de la construction du tronçon d’autoroute à péage de Diamniadio. L’Agence française de développement (AFD) a prêté au Sénégal, dans le cadre de son plan Sénégal émergent (PSE), 58 milliards de francs CFA (88,5 millions d’euros) pour la construction de ce tronçon d’autoroute à péage qui va rallier Diamniadio au futur aéroport, dans la banlieue de Dakar. Le marché a été attribué à Eiffage sans appel d’offres. L’Agence Française de Développement (AFD) versera directement en France à cette société le montant du prêt que les contribuables sénégalais vont payer. Pour faire bonne mesure, Eiffage s’est vu allouer pour trente ans la mainmise sur le péage de l’autoroute. Total, quant à elle, est attributaire des stations d’essence qui approvisionnent les automobilistes empruntant l’autoroute. Ces stations d’essence accordent à leur tour des allocations de crédits de téléphones portables aux abonnés d’Orange qui s’approvisionnent en essence chez elles. Comme cela la boucle est bouclée et Eiffage, Total comme Orange ont toute latitude de rapatrier en France les bénéfices en francs CFA engrangés en zone franc. Dans un tel contexte d’extraversion des économies des pays de la zone franc, les taux de croissance économiques ne sont pas des indicateurs de source de prospérité, mais des vecteurs d’accumulation de dettes et de propagation de pauvreté.
Ce verrouillage est renforcé par l’ostracisme auquel est assujetti la Chine dont les investissements massifs ont contribué à la propulsion économique de pays comme le Kenya, l’Ethiopie, le Nigeria ou le Ghana. Il n’en a rien été dans aucun pays de la zone franc pour une raison bien simple : dans le pré-carré français, les capitaux asiatiques, particulièrement chinois, ne peuvent être investis qu’en partenariat avec Paris ou avec l’accord préalable des Comités de Politique Monétaire (CPM) en charge de la définition et de la conduite de la politique monétaire de l’Uemoa ou de la Cemac. Mais personne n’est dupe. Ce sont les représentants du Trésor Français qui siègent dans ces CPM dans lesquels ils disposent de voix délibératives qui sont les véritables maitres du jeu.
3. Des réserves de change spoliées
Suprême paradoxe : les pays de la zone franc doivent payer toutes ces facilités accordées à la France en se délestant de leurs réserves de change dans un compte d’opérations logé dans les caisses du Trésor français. Selon les chiffres publiés par la France, les réserves de change sont estimées en 2008 à 15,8 milliards de dollars pour la Cemac et 9,3 milliards pour l’Uemoa soit au total 25,1 milliards de dollars. Avec la ponction des cinquante pour cent prélevés par le Trésor français, cela signifie-t-il que les pays de la zone franc disposent d’un montant global de réserves de 50,2 milliards de dollars ? Ces chiffres seraient plus proches des estimations des sources qui les évaluent à plus de 72 milliards de dollars. Le fait est qu’en dehors des mandarins français, personne n’a connaissance des écritures du compte d’opérations qui, du reste, n’ont jamais fait l’objet d’aucun audit indépendant.
Pour faire bonne mesure, le taux de couverture de l’émission monétaire serait de 110%, alors que la convention de 1962 n’exige qu’un taux de couverture de 20 %. Cela signifie qu’en dehors de toute contrainte, les argentiers africains se priveraient de 90% de leurs réserves actuelles. Paris peut, en toute impunité, placer ces dizaines de milliards d’euros dans des bons du Trésor et des titres qui lui rapportent des rendements bien plus supérieurs au maigre 1% qu’elle verse aux africains.
La tendance générale des banques centrales est d’éviter d’accumuler des réserves excessives, du fait des pertes qu’elles entrainent. Dans la Zone Franc ces pertes proviennent du coût de la non utilisation des surplus de réserves pour financer des investissements ou rembourser une partie de la dette extérieure et réduire ainsi les paiements d’intérêts, ainsi que du coût du différentiel de rendement entre la rémunération de 1% offerte par la France et celle plus élevée des instruments dans lesquels les réserves auraient pu être investies, et du coût des déficits générés par l’appréciation de la monnaie.
Les pays membres de la zone franc, si pauvres soient- ils, se voient ainsi privés par la France d’énormes ressources financières qui auraient pu être investies dans les secteurs clefs de leurs économies (production vivrière, éducation, santé, logements et infrastructures). Le plus révoltant dans ce marché de dupes est que la France et ses banques se servent de l’épargne de ces pays pour leur concéder des prêts à des taux prohibitifs. Le comble est que les pays de la zone, non contents de se voir amputer d’une part importante de leurs revenus, sont contraints de s’endetter auprès de la Banque mondiale et du FMI aux conditions drastiques que l’on sait. En se comportant comme des victimes consentantes, lesdits pays n’ont fait que traduire une attitude éminemment freudienne des élites africaines francophones qui confine à l’auto-flagellation. Il en résulte que le Programme alimentaire mondial (PAM) doit venir à la rescousse pour nourrir des populations de pays comme le Niger, le Mali, le Burkina Faso, le Tchad ou le Sénégal, l’ancien joyau de l’empire français d’Afrique et la deuxième économie de l’Uemoa, dont les dirigeants ne se consolent pas de voir le pays classer parmi les vingt-cinq pays les plus pauvres du monde en 2015.
4. Des taux d’intérêt élevés
Au troisième rang des incongruités monétaires de la zone franc figure le niveau élevé des taux d’intérêt qui y sont pratiqués. Les banques françaises appliquent des taux d’intérêt variant de 6 % à 7% aux prêts à court terme (3mois) qu’elles accordent aux gouvernements de la zone franc pour financer leurs importations de pétrole, de denrées alimentaires, de biens d’équipement et autres. Avec un loyer de l’argent pouvant aller jusqu’à 18 % pour les particuliers et les entrepreneurs locaux, peut-on s’étonner du rôle néfaste des banques commerciales françaises dans le processus de désindustrialisation des pays-membres de la zone franc ? Ces taux faramineux contrastent avec la pratique universelle de taux d’intérêt très bas destinés à relancer une économie mondiale qui sort à peine de la crise économique et financière la plus dévastatrice de son histoire depuis la débâcle de 1929.
Les taux d’intérêt ont toujours été historiquement élevés dans la zone franc du fait du choix de la Banque centrale des états de l’Afrique de l’ouest (BCEAO) et la Banque centrale des états de l’Afrique centrale (BEAC), les deux banques centrales de la zone franc de privilégier la lutte contre l’inflation. En ne se souciant que d’accumulation de réserves et de stabilité des prix dans une zone où la demande fait cruellement défaut, la BCEAO et la BEAC se cantonnent à protéger les détenteurs de capitaux, spécialement français, au détriment de leurs autres fonctions que sont la croissance économique et le plein emploi. Ce choix est discutable : l’assomption sur laquelle il est basé, – à savoir que la hausse des prix résulte d’un excès d’offre de monnaie dans la zone franc – est inexacte. L’inflation est essentiellement d’origine importée, car liée notamment à l’évolution des couts du pétrole et des denrées alimentaires. Dans une telle conjoncture, une banque centrale avisée aurait favorisé l’octroi de crédits à bon marché aux agriculteurs locaux pour produire et contrecarrer l’insuffisance et l’instabilité de l’offre agricole locale.
Un tel système ne peut qu’engendrer des déficits budgétaires structurels, une dépendance excessive aux importations et une évasion massive de capitaux. On pourrait s’étonner que le Fonds monétaire international (FMI), gardien de la rigueur budgétaire et de l’orthodoxie monétaire, s’accommode non seulement de tels dysfonctionnements, mais les renforce par l’implantation de programmes d’ajustement structurel. En être surpris serait oublier que, de M. Pierre-Paul Schweitzer à Mme Christine Lagarde, en passant par MM. Jacques de Larosière, Michel Camdessus et Dominique Strauss-Kahn, la France a toujours pris soin de faire nommer comme directeur général du FMI des hauts fonctionnaires qui s’étaient préalablement distingués en gardiens du temple de la politique monétaire des anciennes colonies françaises d’Afrique. N’est-ce pas M. Camdessus qui a présidé à la dévaluation massive de 50 % du franc CFA imposée par Paris en 1994[xvi]?
Quelles politiques de convergence pour une monnaie ouest-africaine ?
Ces outils de la domination française permettent aussi aux élites africaines francophones de s’enrichir impunément grâce aux importations et de s’approprier des fonds publics qu’elles n’ont aucun mal à exporter vers l’Hexagone tout en menant à domicile un train de vie extravagant. Complices de l’exploitation institutionnalisée de leur pays, les dirigeants africains souscrivent d’autant plus aux règles monétaires que leurs homologues français de tous bords leur ont toujours conféré une longévité politique sans fin. Félix Houphouët-Boigny est resté président de la Côte d’Ivoire de l’indépendance du pays, en 1960, à la fin de sa vie, en 1993. La liste des dirigeants francophones indétrônables est longue : MM. Denis Sassou Nguesso au Congo, Idris Deby au Tchad, Paul Biya au Cameroun. Au Burkina Faso, après 27 ans de règne, il a fallu des manifestations de masse pour détrôner Blaise Compaoré que la France a fini par exfiltrer en Côte-d’Ivoire pour le soustraire à la vindicte populaire.
Dans ces conditions, on ne voit rien d’étonnant à ce que les pays francophones d’Afrique ne sentent pas souffler le vent de changement qui balaie le continent, mais soient au contraire le théâtre de coups d’Etat, de prédation, de corruption, de terrorisme et de trafics en tous genres.
Dans la perspective de la création d’une monnaie commune ouest-africaine à l’horizon 2020, il conviendra d’anticiper et de reformer préalablement les règles qui régissent le franc CFA afin de le rendre compétitif par rapport aux autres monnaies des différents pays de la Cedeao, particulièrement le naira nigérian et le cedis ghanéen. En tout premier lieu, l’abolition de la convertibilité du franc CFA est nécessaire à son alignement aux autres monnaies en cours dans la Cedeao dans l’exécution et le respect des critères de convergence économique qui sont préalables à la création d’une monnaie commune. Il en va de la compétitivité future des économies des pays de la zone franc dans un espace régional intégré. Aujourd’hui érigée en évidence, la convertibilité des monnaies n’a pourtant rien d’obligatoire. C’est même une hérésie pour les pays en voie d’industrialisation. La Chine, par exemple, la deuxième puissance économique du monde n’autorise pas la libéralisation de son marché des changes, et sa monnaie, le yuan, n’est pas librement convertible. Il en va de même de tous les pays émergents : Brésil, Inde, Afrique du sud, Malaisie, etc.
En second lieu, la politique du taux de change fixe est une aberration à laquelle il convient de mettre fin. Depuis l’abolition de l’étalon or et des taux de change fixes en 1972 par le président américain Richard Nixon, les cours des monnaies sont, dans leur très grande majorité, flottants. De même, la stratégie de la plupart des pays consiste à maintenir au niveau le plus bas possible le taux de change de leurs devises afin d’accroître leur compétitivité et le volume de leurs exportations. C’est dans ce cadre que s’inscrit ce qu’il est convenu d’appeler la « guerre des monnaies » entre les pays industrialisés et émergents. En toute logique, le franc CFA ne saurait faire exception. Il devrait au minimum être arrimé non exclusivement à l’euro, mais à un panier de monnaies choisies parmi celles des principaux partenaires commerciaux des pays de la zone franc (euro, dollar et yuan).
CEDEAO : Cadre idéal des reformes de la politique monétaire
Le meilleur cadre pour articuler ces réformes en Afrique de l’Ouest est la Cedeao. Malheureusement, la France la perçoit comme acquise aux intérêts des pays anglophones et privilégie l’Uemoa et la Cemac, deux organisations créées par les pays de la zone franc dans l’espoir déraisonnable d’endiguer l’influence britannique, américaine et nigériane dans ce qui est perçu comme une chasse gardée française. Il n’en demeure pas moins que la Cedeao est l’organisation mandatée par l’Union africaine pour mener en Afrique de l’Ouest les politiques de convergence économique et financière nécessaires à l’adoption d’un tarif extérieur commun (TEC). Il s’agit par ce biais de réaliser une union douanière, préalable à une intégration économique réussie. Une monnaie commune implique des politiques fiscales et monétaires convenues de manière centralisée, qui nécessitent elles-mêmes une intégration économique et politique.
La boutade en vogue dans les milieux intellectuels de Lagos (Nigeria) est que deux grandes puissances coexistent au sein de la Cedeao : le Nigeria et la France. L’ancien président du Nigeria, M. Goodluck Jonathan, l’avait bien compris. M. Pierre Moscovici, alors ministre français de l’économie et des finances, était le seul invité non africain à la septième réunion ministérielle conjointe de la Conférence des ministres africains des finances qui s’est tenue à Abuja (Nigeria) les 29 et 30 mars 2014. Cette conférence majeure avait pour thème « L‘industrialisation au service du développement inclusif et de la transformation de l’Afrique ».
Les seuls bénéficiaires du système sont les élites africaines, les banques, les compagnies et les multinationales françaises qui tiennent en otages les populations africaines sous la garde vigilante des forces françaises. Pourtant, il y a lieu de s’interroger sur les bénéfices que la France tire réellement de ce système. En dépit du contrôle quasi total – politique, diplomatique, militaire, économique et financier – qu’elle exerce dans son pré carré, son armée a dû intervenir plus de quarante fois sur le sol africain en l’espace d’un demi-siècle pour écraser toute velléité de résistance et maintenir ses alliés au pouvoir. D’anciennes puissances impériales, comme le Royaume-Uni, qui se sont débarrassées de leurs oripeaux coloniaux et paient au prix du marché leurs importations d’Afrique, paraissent en meilleure santé économique que la France qui affiche un taux de chômage supérieur à 10%, et dont la dette publique est équivalente à 96,9% de son PIB et le déficit public à 4,3 %, bien loin du plafond de 3% des critères du pacte de stabilité et de croissance de l’Union européenne (UE).
*Sanou Mbaye, économiste sénégalais, ancien haut fonctionnaire de la Banque africaine de développement, auteur de « L’Afrique au secours de l’Afrique ». (Éditions de l’atelier, Paris, 2009).
Notes
[i] Le réchauffement climatique est responsable de 300.000 morts par an et coute 90 milliards d’euros (125 milliards de dollars) chaque année soit plus de 2850 euros chaque seconde), selon un rapport publié par le Forum humanitaire mondial de mai 2009. Selon ce rapport, vers 2030, les décès au réchauffement atteindront près d’un million par an !
[ii] UNCTAD, 2009, World Investment Report 2009, Transnational Corporation, Agricultural Production and Development, United Nations, New York and Geneva
[iii] Ce rapport est le fruit d’une collaboration entre la Banque africaine de développement (BAD), le centre de développement de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), http://www.africaneconomicoutlook.org
[iv] Cf.: Etude d’Ernsté & Young « attractiveness survey Africa 2015 »
[v] Principaux organismes de rating : Standard & Poors, Moody’s et Fitch, Cf. Ibrahim Warde, « Ces puissantes officines qui notent les États », Le Monde diplomatique, février 1997.
[vi] Bolsa de Valores de Cabo Verde (Cap Vert), BSE (Botswana), Bourse de Tunis (Tunisie), Bourse régionale des valeurs mobilières (BRVM : Côte d’Ivoire, Bénin, Burkina Faso, Mali, Niger, Sénégal, Togo, Guinée-Bissau), Bourse des valeurs mobilières de l’Afrique centrale (BVMAC : Cameroun, Congo, Centrafrique, Gabon, Guinée équatoriale, Tchad), CSE (Maroc), Dar es Salam SE (Tanzanie), Douala Stock Exchange (Cameroun), EGX (Égypte), GSE (Ghana), JSE (Afrique du Sud ), Khartoum SE (Soudan), Libyan Stock Market (Libye), LSE (Zambie), Malawi SE (Malawi), Mozambique SE (Mozambique), Nairobi SE (Kenya), Namibian SE (Namibie), Nigerian SE (Nigeria), SE of Mauritius (Maurice), Swaziland SE (Swaziland), USE (Ouganda), ZSE (Zimbabwe).
L’ASEA (Association des Bourses de valeurs africaines) en regroupe 21 sur 23 (la BVMAC et la Bourse du Swaziland n’en sont pas membres).
[vii] Les marchés financiers souvent appelés bourses sont des lieux où s’échangent des instruments financiers tels que les actions et les obligations. Grâce aux révolutions des TIC les offres et les demandes des acteurs sont transmises en temps réel.
[viii] http://terangaweb.com/des-marches-financiers-en-afrique-absolument/
[ix] – « Les Fondements économiques et culturels d’un état fédéral d’Afrique noire », Cheikh Anta Diop, Présence Africaine, 2008 (réédition)
[x] Desertec, un concept éco énergétique allemand d’implantation de fermes solaires dans le désert du Sahara, est un projet d’un coût estimé de 400 milliards de dollars en vue de l’approvisionnement en électricité des pays d’Europe, du Moyen Orient et d’Afrique du nord.
[xi] Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo.
[xii] Cameroun, République centrafricaine, République du Congo, Gabon, Guinée équatoriale et Tchad.
[xiii] Cedeao: Bénin, Burkina Faso, Côte-d’Ivoire, Mali, Niger, Sénégal, Togo, Cap-Vert, Nigeria, Liberia, Sierra Leone, Guinée, Gambie, Guinée-Bissau, Ghana.
[xiv] Banque africaine de développement, “Impact des unions monétaires sur les échanges commerciaux”, juillet 2013
[xv] Un euro vaut 655,95 francs CFA
[xvi] M. Michel Camdessus fut directeur du FMI de 1987 à 2000. Lire Sanou Mbaye : « L’Afrique noire happée par le marché mondial », Le Monde diplomatique, mars 1994.
OpenAI o3 est-elle une IAG (ou AGI) ? Il semble que tous les spécialistes ne soient pas d’accord, tel François…