Le magazine bimestriel belge Imagine, demain le monde m’avait confié il y a deux ans une chronique. Mon billet pour le prochain numéro été refusé aujourd’hui même. J’ai rappelé à sa rédaction qu’un tel refus équivalait à une rupture de contrat. Voici le billet incriminé.
Deux questions se posaient à moi au moment d’entreprendre la rédaction de Le dernier qui s’en va éteint la lumière : fallait-il, premièrement, tenter de prouver que la menace d’extinction était réelle ou bien considérer que le lecteur savait déjà que tel était le cas ? fallait-il ensuite galvaniser le lecteur sur le mode chanson scoute : « Retroussons nos manches, hardi ! », ou bien lui présenter un choix : soit nous nous retroussons les manches, soit nous nous faisons une raison et nous nous préparons psychologiquement au deuil que nous devrons entreprendre de notre propre espèce.
J’ai préféré considérer ma lectrice et mon lecteur comme des adultes, et j’ai donc choisi la seconde option pour chacune des questions : oui ma lectrice et mon lecteur n’ignorent pas que la menace d’extinction du genre humain est réelle et, oui également, ils sont à même de garder la tête froide devant une question comme celle-ci et d’examiner posément les options qui s’offrent à nous.
Mais il y avait un présupposé à ma manière de voir les choses qui m’était passé inaperçu : il s’agissait du « nous » sous-entendu dans « retroussons nos manches » et il m’a été révélé le 23 mars lorsque je me suis retrouvé face à la sociologue française Dominique Méda dans un débat organisé à Paris par la revue Kaizen, sur la question du travail. Nous imaginions elle et moi que la seule réponse possible à la menace d’extinction du genre humain était nécessairement collective : grâce à un effort concerté de tous, or nous nous sommes retrouvés devant un auditoire qui s’est rapidement mis à nous conspuer malgré les différences considérables dans notre manière de voir les choses – à notre grande surprise de l’un et de l’autre.
Un propos que j’ai tenu a tout particulièrement irrité une dame dans la salle, qui avait alors bondi de son siège : ma remarque que les règles comptables constituent une véritable « constitution » pour notre vie quotidienne, déterminant par exemple que pour toute nouvelle richesse créée, le travail est censé constituer un « coût » qu’il est impératif de réduire au maximum, alors que les dividendes des actionnaires et les bonus extravagants de certains dirigeants d’entreprise sont des « parts de bénéfice », régies par le principe sacro-saint de les maximiser.
« On s’en fiche du ‘cadre’ ! », m’invectivait-elle, avec l’approbation d’une grande partie de la salle. « À quoi ça sert de parler du capitalisme ? », « On est là pour discuter de solutions comme dans le film Demain ! ». Le film Demain, pour ceux très rares qui ne le connaîtraient pas, met l’accent sur des initiatives individuelles comme l’usage du vélo pour les déplacements dans la vie quotidienne, les jardins potagers ou les monnaies locales.
Constatant que toute suggestion d’une approche collective dès problèmes qui se posent à nous était anathème pour une grande partie de mon auditoire, je voulais au moins poser la question du caractère généralisable (le fameux « impératif catégorique » de Kant) ou non des approches individuelles voire individualistes prônées par les abonnés de Kaizen : « Que se passerait-il si tous le monde allait à vélo ? », « Est-il envisageable que chacun ait un potager ? ». Mal m’en a pris : les huées redoublèrent !
Je ne pouvais ignorer plus longtemps qu’il existe des personnes pour qui la survie de l’espèce pourra être assurée par la simple coexistence d’efforts individuels. Or pour moi il s’agit là d’une illusion dangereuse : nous constituons une espèce sociale qui n’a dû son salut jusqu’ici qu’aux manifestations de la solidarité entre ses représentants. Nous ne connaîtrons jamais un monde du « chacun pour soi » à la Mad Max : l’extinction – si nous ne lui faisons pas barrage – toucherait de la même manière petits et grands. Espérons seulement que les « survivalistes égoïstes » ne viendront pas mettre des bâtons dans les roues de ceux qui participeront à l’effort commun pour réaliser le sauvetage de l’ensemble des passagers du « Vaisseau spatial Terre » !
Excellent !