Billet invité.
Dans un précédent billet, j’ai décrit et analysé à la fin du mois d’octobre 2015 l’offensive diplomatique russe à la suite de l’échec initial de son implication directe dans le conflit.
En cette fin février 2016, et alors que les évènements se précipitent et se complexifient, il n’est pas inutile de revenir sur les évolutions de la fin de l’année 2015 et les perspectives pour le premier semestre 2016.
Il est inutile de cacher que ces perspectives sont sombres pour la Syrie et surtout ses populations locales.
Rappel de la situation à l’automne 2015 :
Le 30 septembre 2015, l’aviation russe annonce qu’elle entame des bombardements en Syrie. Officiellement dirigés contre l’Etat islamique, les bombardements russes visent en réalité pour leur plus grande part la rébellion syrienne (jihadiste comme celle dite « modérée » de l’Armée syrienne libre – ASL).
Le premier objectif de Moscou est d’abord de soutenir le régime d’Assad, en mettant fin à la succession de défaites subies depuis la fin 2014 par les troupes loyalistes.
À partir du 6 octobre 2015, les forces au sol du régime lancent une succession d’offensives sur la portion la plus importante du territoire de la Syrie « utile » tenu par les rebelles. Les offensives sont déclenchées d’abord dans la plaine de Ghab (1), puis au nord de Hama (2), puis au nord de Homs (3).
Pour contrer cette succession d’offensives, la rébellion syrienne (principalement les groupes rattachés à l’ASL) a été équipée en abondance de missiles antichars filoguidés qui font un carnage contre les blindés et tanks du régime, particulièrement dans la plaine au nord de Hama où après une semaine de lente progression, les rebelles contre-attaquent, reprenant le terrain perdu et même parfois repoussant les unités au-delà de leurs lignes de départ.
Les Américains et leurs alliés ont mis en place un système exigeant de vérification des groupes auxquels ils ont fourni des missiles (principalement de type TOW) la preuve qu’ils les ont utilisés. Les vidéos se multiplient donc afin de prouver que ces armes n’ont pas été livrées aux groupes jihadistes. Signalons immédiatement qu’en réalité, les jihadistes, dont les groupes rattachés au front al Nosra (Al Qaida) sont étroitement mêlés sur le terrain à la rébellion de l’ASL dite « modérée ».
Le décompte de ces vidéos montre que sur le mois d’octobre, 140 missiles ont été lancés, ce qui implique la destruction de plus d’une centaine de blindés, dont de nombreux tanks.
Malgré l’engagement intensif de l’aviation, et le lancement dès le 07/10 de missiles de croisière, cette première séquence est donc un échec pour la Russie, les troupes loyalistes n’ayant obtenu que des gains très réduits à un prix très élevé.
Il semble que les Russes espéraient emporter la décision par un engagement limité et fortement médiatisé, renversant le moral des deux camps et remettant le régime sur le chemin de la victoire militaire. Les rebelles, grâce au soutien matériel des Occidentaux et de leurs Alliés (Turquie, Qatar…) ont su prendre les contre-mesures pour bloquer ce premier effort.
Pire, à l’occasion de ces combats, l’ASL démontre à ceux qui doutaient même de son existence sa réalité, marquant des points grâce à ses succès sur les groupes jihadistes, qui vont donc se mêler encore plus étroitement encore aux groupes qualifiés de « modérés ».
Les changements de stratégie des Russes :
Très rapidement, dès la mi-octobre, la Russie modifie sa stratégie et engage une action globale particulièrement pertinente dans quatre domaines complémentaires :
- Une offensive diplomatico-médiatique pour mettre la pression sur les USA et leurs alliés afin qu’ils réduisent leur soutien aux groupes rebelles en jouant sur l’imbrication étroite des jihadistes, dont les forces d’Al Qaida en Syrie (front al Nosra) au sein de l’ASL
- Une reprise en main des forces loyalistes, qui ont démontré leur incapacité à gagner au sol : les conseillers russes reprennent en main les unités et modifient les tactiques ; les assauts sont désormais lancés par l’infanterie avec des bulldozers blindés, et les blindés restent en arrière en appui-feu afin de limiter leur exposition aux missiles antichars.
- Un renforcement des effectifs d’infanterie grâce aux milices, principalement chiites, levées et armées par l’Iran pour défendre le régime de Damas : déjà déployés à l’est de Damas (Hezbollah) et à Alep, les milices chiites d’obédience iraniennes (recrutées en Iran mais aussi en Iraq ou parmi les réfugiés Afghans) sont renforcés par des unités IRGC (les Pasdaran) et des groupes du Hezbollah, et sont engagées sur tous les fronts ; elles apportent aux forces loyalistes diminuées un apport vital en nombre.
- Un changement de ciblage de sa campagne aérienne :
La campagne aérienne russe est au départ concentrée sur des cibles militaires (dépôts, camps d’entraînement, transports, QG, assassinats de leaders…), mais elle va être étendue à d’autres cibles. Les forces aériennes sont augmentées puisque les Russes comptent désormais plus de 55 jets, auxquels il faut ajouter l’engagement de leurs bombardiers stratégiques à partir de bases dans le Caucase. Les hélicoptères sont rapprochés du front vers Homs (une troisième base sera installée à l’est de Homs directement contre l’EI).
À partir du mois de novembre, les frappes russes visent sans états d’âme des cibles civiles, et plus particulièrement les équipements nécessaires à la vie quotidienne des populations : hôpitaux, centrales électriques, eau potable, écoles et boulangeries. Plus largement, l’aviation russe s’associe à l’aviation syrienne pour bombarder avec des bombes à sous-munitions particulièrement meurtrières les habitations des villes. Même les campements de fortune en pleine campagne, et loin de tout objectif militaire, des civils fuyants les villes détruites sont attaqués.
Les premières frappes aériennes russes contre des hôpitaux sont notées à partir du 15/10 (une par jour cette semaine-là dont le 16/10 contre l’hôpital al-Hadder, l’un des plus importants au sud d’Alep). Ces frappes n’ont pas été dénoncées comme celle de l’hôpital MSF de Kunduz en Afghanistan (le 03/10), ce qui montre la puissance des groupes d’agit’prop pro-russes (il est vrai que les frappes saoudiennes contre des hôpitaux au Yemen sont aussi passées sous silence dans les médias).
Avec le recul, le plan russe vise donc à priver les rebelles de leurs bases populaires, en transformant les zones de résistance en déserts démographiques. Les groupes rebelles sont privés de leur ressource humaine, tandis que le flot des réfugiés vers le Liban et la Turquie augmente encore. Les réfugiés fuyant vers les pays voisins puis l’Europe accentuent la pression pour une solution négociée et rapide, pour laquelle la Russie est incontournable.
Le 20/10, Bashar el-Assad effectue un voyage surprise à Moscou pour rencontrer Poutine. Ce voyage sur un appareil russe est organisé dans l’urgence, et nous saurons plus tard quel a été son impact sur les opérations. Il est possible que les Russes aient eu des difficultés à « convaincre » Damas de la nécessité de réorganiser ses forces sous une supervision étroite russe, et de changer de stratégie sur le terrain.
Malgré quelques contretemps ponctuels, cette nouvelle stratégie va déboucher sur un succès complet.
Les effets de la nouvelle stratégie russe en Syrie :
D’abord, si les USA ont autorisé la livraison de missiles antichars, aucune arme antiaérienne, comme des missiles sol-air n’a été livrée aux rebelles. Ces missiles, beaucoup plus fragiles, seraient pourtant l’arme idéale pour annuler les effets de la supériorité aérienne des loyalistes. Mais les risques d’escalade si des appareils russes étaient abattus (et leurs équipages tués ou capturés par des jihadistes) par des missiles américains (comme le fameux Stinger) ont amenés Washington à définir une « ligne rouge » qui a privé les rebelles des moyens de lutter face aux moyens engagés par la Russie pour défendre le régime de Damas.
De plus, les USA annoncent le 12/10 la création d’une nouvelle force syrienne multiconfessionnelle, les FDS (Forces Démocratiques Syriennes ou SDF -Syrian Democratic Forces), étroitement liées aux Kurdes, et qui bénéficie immédiatement d’un flot de livraison d’armes.
Cette création est confirmée sur le terrain dès le 15/10, mais le lien entre les Kurdes du YPG et les FDS font qu’à l’époque il est difficile d’y voir une véritable force capable de peser sur le terrain.
Les FDS sont composées à cette date de milices très variées, assemblées autour du YPG qui fournit le gros des forces : YPG, YPJ, Syriac Military Council (MFS), Al- Sanadid Forces, Jaysh al-Thuwwar Raqqa, Burkan al-Firat, Syrian Arab Coalition, Shams al-Shamal, et Jahbat al-Akrad.
Outre une large majorité kurde, on compte un groupe assyrien, syriaque et turkmène et aussi quelques Sunnites. Cette alliance correspond d’abord à des « partenariats » anciens sur le terrain, comme par exemple Shams al-Shamal (groupe de milices qui a déjà combattu à Hassaké du côté des Kurdes, mais qui émane du Liwa al-Tawheed, qui a combattu l’YPG aux côtés de l’EI). Mais il y a aussi des ralliements plus récents comme la milice Jaysh al-Thuwwar, qui faisait partie de l’ASL et combattait à la fois l’EI et les forces loyalistes, avant de quitter l’ASL par opposition aux jihadistes d’Al Nosra et d’Ahrar al-Sham (groupe de rebelle jihadiste très puissant salafiste soutenu par le Qatar).
Le flot de matériel livré par les USA est donc réparti entre les SDF et l’ASL.
L’action diplomatique et médiatique russe bénéficie de l’effet des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, comme des compromissions de plus en plus flagrantes de l’ASL avec les jihadistes les plus extrémistes, dont le front Al Nosra, qui imposent par exemple la Sharia dans les zones contrôlées autour d’Idlib ou dans la région d’Alep.
Les pressions diplomatiques russes sont efficaces puisqu’elles provoquent un arrêt des fournitures de missiles antichars aux groupes de l’ASL en décembre 2015 (sur un délai que l’on peut évaluer à plus de 4 semaines, qui va se révéler décisif). Alors que pour le mois d’octobre plus de 140 missiles antichars ont été tirés par les groupes de l’ASL, ce chiffre tombe à 73 en novembre, et 49 en décembre surtout au début du mois (il n’y aura même aucun missile du 1er au 12 janvier 2016).
Sur le terrain – nouvelles offensives autour d’Alep :
Il faut revenir en arrière pour décrire les opérations autour d’Alep : au mois d’octobre, apparaissent les prémisses d’une offensive dans le secteur par les forces loyalistes.
Cela commence le 09/10 lorsque l’EI attaque et repousse les rebelles, avant de céder le terrain conquis (dont l’académie militaire) face à une attaque des troupes loyalistes. Puis dès le 10/10, l’unité d’élite du régime de Damas, la brigade Tigre, entame sa progression vers la base aérienne de Kweires encerclée depuis deux ans. Enfin au sud d’Alep, les Chiites lancent plusieurs coups de sonde dans les défenses rebelles, qui sont repoussés.
Mais c’est le 16/10 qu’est déclenchée la grande offensive au sud d’Alep, annoncée depuis plusieurs jours. Les stratèges russes et iraniens ont effectué là une concentration de forces importantes : outre les forces loyalistes, l’Iran aurait amené à Alep plus de 7000 combattants :
- Al-haydareyeen Iraqis Forces (2.000 combattants),
- Fatimids Afghan forces (2.000 combattants),
- the Iranian Revolutionary Guards Corps (2.000 combattants)
- et un corps d’élite du Hezbollah (1.000 combattants).
Ces forces sont soutenues par les frappes aériennes russes et un appui d’artillerie très important, et s’élancent sur plusieurs axes vers l’ouest et le sud.
Jusqu’au 31/10, les offensives au sud d’Alep et vers Kweires progressent lentement.
Pire, à partir du 26/10, l’EI lance ses propres offensives : une coupe la seule route terrestre reliant encore Alep à Hama isolant les forces du régime à Alep, et une autre prend provisoirement al-Safirah, menaçant de prendre à revers les troupes d’élites de Damas qui progressent vers Kweires. Les forces aériennes russes s’engagent alors intensivement, tandis que les milices iraniennes contre-attaquent, suspendant temporairement leur effort contre les rebelles, afin de rétablir la situation (le QG rebelle d’Alep est détruit par un raid le 28/10).
L’offensive surprise de l’EI dans le secteur de Hama a été coordonnée avec une attaque des rebelles jihadistes. Ce fait, passé relativement inaperçu à l’époque, montre aux Occidentaux qu’il existe des risques sérieux de collusion entre les rebelles jihadistes, alliés à l’ASL soutenue par les USA, et l’EI.
Une fois la situation rétablie, les forces pro-Assad relancent leur effort au sud d’Alep. _C’est entre le 31/10 et le 03/11 que le front rebelle au sud d’Alep s’effondre. Les forces loyalistes conquierent rapidement un terrain important (il s’agit en majorité de milices chiites iraniennes, très peu de forces syriennes sont présentes dans le secteur contrairement à l’offensive vers Kweires qui est principalement syrienne).
(une carte montrant la percée effectuée le 03/11).
Le poids des effectifs et du soutien en artillerie et en frappes aériennes a amené une rupture du front. La route principale M5 qui relie Alep–Idlib–Hama–Homs et Damas, est menacée puis temporairement coupée le 13/11 (à hauteur d’une ferme ICARDIA).
Au même moment, le siège de la base de Kweires est levé par les forces syriennes. Cette base aérienne au nord était assiégée depuis 2 ans, et le sauvetage des forces encerclées qui la défendaient a un immense impact moral pour les partisans du régime d’Assad. L’EI qui encerclait la base est définitivement repoussé le 16/11, tandis que rapidement des appareils syriens se posent sur la base pour marquer symboliquement la victoire (et rendre caducs tous les espoirs d’une No-Fly zone sur le nord de la Syrie, espoirs encore nourris par l’Allemagne par exemple).
Au sud d’Alep, les rebelles se sont repris à partir du 21/11 et lancent une contre-offensive qui n’abouti à rien d’autre qu’à stabiliser le front.
Le 8 décembre, une nouvelle offensive est lancée (la 3ème) par les forces pro-Assad qui aboutit à un nouveau succès avec la prise de la ville stratégique de Khan Tuman au sud d’Alep le 20 décembre.
La zone au sud d’Alep est celle où le régime a remporté à la fin de l’année 2015 son plus grand succès, avec la conquête de plusieurs centaines de km2 de terrain, et une vingtaine de villages, la plupart vides et ruinés.
Des évènements internationaux importants autour du conflit :
Plusieurs évènements à signaler autour du conflit qui vont peser sur l’évolution de la situation Syrienne au début de 2016 :
D’abord les attaques de l’EI à Paris du 13/11, qui comme cela a été précisé, vont amener la France à modifier substantiellement sa position diplomatique : jusque-là mobilisée d’abord pour faire chuter le régime de Bachar el-Assad, Paris évolue en faisant de l’EI sa priorité, quitte à laisser en place le dictateur syrien, surtout qu’il reste solidement soutenu par l’Iran et la Russie (qui bloquent depuis la fin 2013, avec une régularité constante toute résolution de l’ONU défavorable à Damas).
Le 24/11, les Turcs abattent en vol un Su-24 russe, causant la mort d’un pilote russe, l’autre étant récupéré rapidement. Un hélicoptère est détruit par les rebelles lors des opérations de sauvetage (il s’agit des premières pertes des forces aériennes russes en Syrie).
La tension augmente immédiatement entre la Turquie et la Russie, ce qui aggrave les risques d’extension du conflit.
Cet incident va amener les Russes à se rapprocher des Kurdes du YPG, qui s’étaient déjà alliés aux forces du régime (lors de combats sporadiques dans Alep ou à Hassaké), ce qui nous le verrons aura des effets directs sur les évènements de février 2016.
À cette occasion, les USA vont clairement se désolidariser de la Turquie, qui se retrouve isolée et contrainte à faire profil bas.
Enfin, le 2 janvier, l’Arabie exécute un dignitaire chiite, ce qui est vécu comme une provocation par l’Iran et déclenche un incident diplomatique majeur entre Téhéran et Riyad après l’incendie de l’ambassade d’Arabie saoudite en Iran.
Le début de l’année 2016 :
Malgré des échecs répétés depuis octobre 2015, les opérations n’ont jamais cessé dans le secteur de Lattaquié, et ont même été relancées après l’incident aérien turco-russe du 24 novembre, mais les forces loyalistes piétinent. Le terrain très montagneux favorise la défense, et les rebelles, bien soutenus par les Turcs, contre-attaquent régulièrement.
Reprises en main par les Russes, et renforcées par des milices iraniennes, les forces loyalistes relancent leur offensive à la fin décembre, avec la capture définitive des monts Jabal Al-Nuba. Mais la progression reste bloquée par la résistance rebelle dans la ville de Salma, qui fixe tout le front. La ville tombe le 13/01 et à partir de cette date, la progression est rapide, les rebelles étant repoussés vers la Turquie ou Jisr al Shoughour.
C’est en réalité l’ensemble de la zone rebelle au nord de la Syrie qui commence à craquer, soumise aux bombardements incessants de l’aviation russe. Les civils fuient partout tandis que les groupes rebelles se divisent, alors qu’ils sont affaiblis par le tarissement brutal de l’approvisionnement en armes provenant des USA.
Au début de l’année 2016, l’aviation russe donne l’ascendant tactique et l’initiative stratégique aux forces loyalistes contre les rebelles, tandis que l’EI observe la situation sans pouvoir en profiter.
Les populations souffrent tragiquement de la guerre et le flot de réfugiés continue de transformer le pays en désert démographique. Les civils dans les zones rebelles fuient en masse, mais les réfugiés viennent aussi des zones tenues par les loyalistes. Aux bombes lancées des avions s’ajoutent les roquettes (dont des roquettes thermobariques russes), les armes à sous-munitions dont les effets sont terribles, ainsi que les attentats aveugles aux véhicules piégés qui frappent aveuglément les villes tenues par le régime.
Au sud de la Syrie, où les rebelles tiennent aussi une zone entre le Golan et la frontière jordanienne, les forces loyalistes progressent aussi (prenant par exemple Sheikh Maskin). Au centre, les enclaves rebelles à l’est de Damas comme au nord de Homs subissent les coups portés par les forces pro-Assad, même si les gains restent pour l’instant limités.
L’action internationale se borne à tenter de ravitailler les nombreuses enclaves des deux camps, assiégées et affamées par des belligérants de plus en plus impitoyables, alors qu’un hiver rude s’installe dans la région.
Le premier succès stratégique au nord d’Alep :
Le 1er février 2016, les forces pro-Assad lancent une offensive foudroyante au nord d’Alep pour lever le siège de la zone de Nubl et al-Zahra, assiégée depuis 2 ans. Contrairement aux autres offensives, cette opération est lancée avec des troupes syriennes réorganisées et étroitement encadrées par les Russes (toujours renforcées par les milices iraniennes qui fournissent le nombre qui manque à l’armée de Damas).
Attaquant une plaine bombardée en permanence depuis 4 mois, le succès est immédiat. Dès le 3 février, le siège est levé et ce sont les rebelles qui sont coupés en deux : une partie repoussée vers le sud et une partie prise au piège dans ce qui devient la poche d’Azaz.
Le 4 février, profitant de la faiblesse des rebelles, les Kurdes de l’YPG et les rebelles du FDS lancent, avec l’appui aérien russe (et le soutien matériel US) une offensive qui capture la partie nord de la poche d’Azaz.
Le 8 février, la base aérienne de Menagh tombe aux mains des Kurdes qui menacent bientôt Azaz. La Turquie s’engage le 13 février en commençant des bombardements d’artillerie lourde depuis la frontière sur les positions kurdes, afin de protéger le dernier bastion rebelle, tandis que des dizaines de milliers de civils sont bloqués à la frontière.
La situation au 20 février :
Sur le terrain, la situation semble se stabiliser. Il faut s’attendre à de nouvelles offensives des forces pro-Assad qui profitent de la supériorité aérienne et numérique, pour reconquérir le terrain.
Malgré les engagements et les déclarations des uns et des autres, les efforts dirigés directement contre l’EI sont encore réduits : les pro-Assad élargissent la zone autour de Kweires, cherchant à menacer al-Bab (ils viennent d’annoncer avoir encerclé des forces de l’EI au sud-ouest de Kweires, mais ce n’est pas confirmé à ce jour). Les Kurdes du YPG et les FDS ont obtenu des succès dans le nord de la Syrie, avec la prise du barrage de Tishrin à la fin décembre 2015, et menacent Manbij sans parvenir à progresser.
Aux dernières nouvelles, les Kurdes et les FDS ont lancé une nouvelle offensive dans le secteur de Hassaké contre Saddadi, qui est une position stratégique essentielle pour l’EI puisqu’elle coupe l’une des liaisons entre la Syrie et Mossoul.
De même les forces pro-Assad tentent avec un encadrement étroit et les premières troupes au sol russes engagées, de progresser vers Taqba.
La prise de Saddadi ou Taqba aurait pour effet de couper en deux les possessions de l’EI, isolant une portion importante des forces jihadistes et surtout fermant le dernier passage avec la Turquie.
(carte des perspectives stratégiques au nord – via @evil_SOC)
Perspectives et questions pour 2016 :
La Russie a atteint ses objectifs à court terme, mais les moyens utilisés : bombardements aveugles contre les civils, emploi de milices chiites étrangères… peuvent lui aliéner durablement les populations.
A terme, il n’est pas sûr que le succès militaire remporté depuis novembre parvienne à rétablir le pouvoir de Damas sur la Syrie.
Loin d’être le bouleversement stratégique définitif décrit par certains, les succès actuels remportés par Damas, grâce à de gros investissements de Téhéran et de Moscou, restent fragiles et relèvent plus d’une « oscillation » : la série de succès limités qui profitaient à un camp s’est inversée à la manière d’un courant alternatif. De telles oscillations ont déjà eu lieu dans le conflit depuis 2011, sans que la guerre ne cesse.
Il est probable – mais non certain – que les intérêts stratégiques de la Russie et de l’Iran vont continuer à correspondre durablement, permettant aux deux pays de déployer leurs efforts dans une cohérence qui fait défaut du côté des Occidentaux et de leurs alliés locaux.
En revanche, la complaisance russe à l’égard d’Israël (qui frappe avec régularité les forces syriennes sans opposition des Russes), et le soutien aux Kurdes (dont l’agenda est différent de celui de Damas), risquent de ne pas être tenables longtemps.
Enfin, la Russie suit cyniquement une stratégie cohérente depuis le début, même si cela l’amène à des actions blâmables du point de vue de l’éthique ou du droit international (pas moins de 27 hôpitaux ont été détruits par les avions russes). Reste à savoir si la défense de ses intérêts économico-stratégiques passent inéluctablement par le maintien au pouvoir de Bachar el-Assad. Il n’est pas impossible qu’une fois avoir assuré sur le terrain ses intérêts, et pris une place incontournable en Syrie, Moscou soit amené à sacrifier le dictateur afin de créer les conditions d’un désengagement militaire nécessaire pour éviter un enlisement coûteux.
Les Etats-Unis mènent une stratégie peu lisible, avec notamment les combats en cours entre deux factions qu’ils ont armés et entraînés (FDS contre ASL). Mais en réalité, les évènements de février 2016 ont permis de résoudre une équation qui était devenue insoluble : celle du soutien d’une rébellion de moins en moins « modérée » aux yeux des Occidentaux, l’ASL étant de plus en plus étroitement imbriquée avec des groupes jihadistes dont ceux d’Al Nosra.
Constatant leur échec avec l’ASL, trop divisée et trop fortement liée sur le terrain avec les jihadistes, ils ont abandonné un soutien encombrant pour basculer leur effort vers une nouvelle force qu’ils ont réussi à faire émerger, les FDS, qui rallient les groupes de l’ASL véritablement « modérés ».
Les opérations en février 2016 au nord d’Alep ont ainsi eu pour effet de « séparer le bon grain de l’ivraie », en isolant les jihadistes et tous les groupes « rebelles modérés » trop proches d’eux, qui sont sacrifiés sans hésitation s’ils ne se rallient pas aux FDS.
C’est ainsi qu’en s’entêtant aveuglément à exiger l’extension du cessez le feu convenu entre USA et Russie (et pour l’instant lettre morte) aux groupes jihadistes affiliés à Al Qaida, l’ASL est piégée dans une situation impossible : renoncer au soutien occidental et mourir, ou se retourner contre les rebelles jihadistes (qui sont plus forts qu’elle), et mourir aussi…
En clair, les USA ont habilement utilisé les Russes pour détruire les éléments indésirables de la rébellion, en sacrifiant une partie des forces qu’ils ont entraînées.
Mais cette oscillation présente un inconvénient : remplacer dans le rôle de « l’allié encombrant », les jihadistes adeptes de la Charia (voire affiliés à Al Qaida) par les Kurdes du YPG, dont les Turcs ne veulent pas.
Plusieurs questions sont donc posées, qui vont déterminer l’avenir :
Les USA ont-ils les moyens de forcer les Turcs à accepter un succès YPG – FDS ?
Il est probable que c’est le cas, mais le plus dur reste à faire face à un gouvernement turc mis sous forte pression. La Turquie a annoncé vouloir intervenir au sol pour combattre les Kurdes du YPG, mais avec le soutien des USA. Elle aurait alors l’appui des Saoudiens et Qataris. Elle peut décider à tout moment de mettre sa menace à exécution, par exemple en profitant de la période électorale qui s’ouvre à Washington. La confrontation directe avec la Russie serait de plus en plus difficile à éviter avec d’énormes risques de déflagration majeure aux portes de l’Europe.
Il n’est ainsi pas innocent que les monarchies du Golfe annoncent leur intention de livrer aux rebelles des précieux missiles sol-air.
Les FDS seront-ils légitimes dans un pays qu’ils n’ont pas défendu pour « remplacer » l’ASL ?
Combien de temps Kurdes et rebelles FDS s’abstiendront-ils d’affronter les forces pro-Assad ?
Il est intéressant de relever que les groupes rebelles sunnites qui se rallient au FDS sont opposés aux pro-Assad. L’alliance objective sur le terrain avec les forces loyalistes a donc peu de chances de tenir longtemps. Il n’est pas innocent que Damas qualifie aujourd’hui les milices kurdes du YPG (alliés au FDS) d’unités gouvernementales.
Toutes ces questions sont déterminantes pour la suite de la guerre en Syrie. Dans tous les cas l’avenir dépendra surtout de la capacité des différents camps à lutter avec succès contre l’EI, ennemi de tous mais dont la force de résistance n’a pas été sérieusement entamée à ce jour.
En attendant, les populations syriennes sont les seules victimes de ce conflit dont la durée est rallongée par des interventions extérieures qui ne font que commencer. La Syrie est en train de devenir un désert démographique, mais aussi un terrain d’essai, mis à profit par toutes les puissances exportatrices d’armes (à commencer par la Russie et les USA) pour effectuer des démonstrations « grandeur nature », au plus près des clients potentiels.
En conclusion, le flot des réfugiés syriens (dont une majorité de femmes et d’enfants, livrés seuls aux dangers des réseaux vers l’Europe) n’est pas prêt de se tarir, entraînant avec lui des risques de déstabilisation de tous les pays frontaliers, et d’extension d’une guerre qui n’est plus seulement une guerre civile, mais bien une guerre régionale.
Avertissement :
Les cartes présentées à titre d’illustration peuvent donner une image fausse de la situation sur le terrain. Les fronts ne sont pas continus, et les terrains sont rarement contrôlés en permanence comme peut le laisser penser l’emploi de couleurs « à plat ». En réalité, chaque groupe concentre ses moyens dans les villages, le long des routes ou sur des positions d’importance (dépôts, carrefour, etc). La situation est donc très fluide et les fronts sont « poreux ». Pour autant ces cartes permettent de visualiser les grandes tendances des opérations.
Enfin, les analyses sur la situation syrienne sont toutes frappées d’une obsolescence programmée très brève, eu égard aux enchaînements rapides des évènements. Ce billet a été écrit le 20 février à 17 heures, et il présente donc une analyse à cet instant, sans présumer de ce qui peut suivre.
1) On peut utiliser des bombes nucléaires pour stériliser l’entrée d’abris souterrains (au sens galeries bien bouchées, comme au sens…