L’insoutenable légèreté des peuples, par Michel Leis

Billet invité

À l’issue du sommet européen, Donald Tusk, le président du Conseil européen, a défendu l’accord signé en ces termes : « Pas glamour, mais sans concession sur les valeurs fondamentales de l’Europe ». Est-ce bien sûr, Monsieur Tusk ? Ne confondriez-vous pas dans vos propos les valeurs fondamentales et la défense des intérêts particuliers ?

Pour nos parents, la construction européenne commencée dans les années 50 a été synonyme d’espoir, de foi dans des lendemains meilleurs. À l’époque, la recherche de la prospérité économique ne se cachait pas dans des termes alambiqués, il était bien question d’un Marché Commun. Mais dans le contexte des Trente Glorieuses, il semblait évident au plus grand nombre que cette prospérité bénéficierait un jour ou l’autre à tous, par la volonté politique ou par l’établissement de rapports de force plus favorables aux travailleurs.

La crise ouverte depuis les années 70 a renvoyé aux oubliettes de l’histoire cette idée de progrès partagé. Les rapports de force n’ont fait que se dégrader pour l‘immense majorité de la population qui vit sous le régime du salariat. Pas une attaque frontale, mais la montée du chômage, la substitution du capital au travail. De petites unités de l’armée des salariés sont défaites les unes après les autres : travailleurs non qualifiés, seniors, services publics… La rémunération du capital et la concentration des richesses ont raflé la mise, la prospérité économique ne profite plus qu’à une infime minorité.

La construction européenne qui s’est poursuivie durant cette période a été incapable de comprendre ce basculement des rapports de force. Intoxiquée par « la religion féroce », elle continue à défendre l’idée que la croissance est synonyme de prospérité partagée. Elle tue de fait l’idée de progrès qui était peut-être l’une des valeurs les plus fondamentales de l’Europe. Le droit européen se construit à l’anglo-saxonne : sous pression des lobbys, préservant au maximum les intérêts privés, mais établissant en contrepartie quelques règles pour défendre le consommateur, garantir les libertés, restreindre la pollution, établir un minimum de solidarité et limiter les abus les plus voyants en matière de droit social. Difficiles à mettre en œuvre, faciles à contourner, elles n’ont dans la pratique qu’une efficacité limitée.

Pourtant, ce sont bien ces dernières règles qui sont dans le collimateur. L’indispensable solidarité, la liberté d’expression, le volet social, il apparaît urgent de démanteler le peu de garanties offertes par l’Europe aux citoyens ordinaires. Si les négociations sur la Grèce, la crise des migrants ou le « Brexit » ont été largement couvertes par les médias, il ne faudrait pas oublier les remises en cause de règles sociales et de la liberté d’expression en Hongrie, et maintenant en Pologne. Les procédures européennes censées empêcher de telles dérives se révèlent inopérantes. L’Europe est à l’agonie, l’idée de progrès partagé aussi.

David Cameron s’est contenté d’une sobre déclaration: « C’est suffisant pour moi afin de faire campagne pour le oui au référendum ». Il faut reconnaître que la prudence de cette réaction n’ignore pas l’insoutenable légèreté des peuples dont ont fait preuve les Européens : en 2005, le rejet par trois pays (France, Irlande et Pays-Bas) du « Traité établissant une constitution pour l’Europe » avait sonné comme un coup de tonnerre. Un ravalement de façade et une nouvelle procédure d’adoption contournant les résultats d’élections démocratiques avaient permis de sauver la face. Pas sûr qu’une telle manœuvre soit encore possible aujourd’hui, la crispation des opinions étant beaucoup plus forte aujourd’hui qu’elle ne l’était hier.

Cette insoutenable légèreté des peuples européens prend aujourd’hui des facettes diverses. Percée de mouvements qui s’opposent à « la religion féroce » en Espagne (Podemos), en Grèce (Syriza) et au Portugal (coalition de gauche au pouvoir), soutien accordé à des partis de droite populistes au pouvoir ou dans les coalitions de pouvoir (Finlande, Danemark, Hongrie, Pologne…), basculement de l’opinion vers un discours de repli, déjà très avancé en France et en Grande-Bretagne, en train d’émerger rapidement en Allemagne.

En réalité cette insoutenable légèreté des peuples n’en est pas une. Si elle est insupportable aux yeux des dirigeants européens, elle ne fait qu’illustrer la diversité des situations d’une Europe qui a été incapable de se projeter dans le futur, de comprendre la nature des rapports de force et leurs évolutions. Dans une Europe qui n’a pas construit le progrès pour tous, les peuples qui croient avoir encore quelque chose à défendre veulent préserver leur « pré-carré » dans un égoïsme exacerbé. Ceux qui ont déjà perdu l’essentiel ont pris conscience que l’on était dans une impasse, où il était essentiel de reconstruire les solidarités : comment faire en sorte que leur message trouve un écho dans le reste de l’Europe ?

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