Le Monde, Emploi et robotisation : progrès ou prolétarisation ? Un choix politique, par Margherita Nasi

Un excellent compte-rendu par Margherita Nasi de mon intervention hier aux Entretiens du nouveau monde industriel, dans le journal Le Monde.

« Réjouissons-nous, nous sommes à l’aube de l’ère post-humaine », affirme Martin Rees. Pour l’Astronome royal du Royaume-Uni, le destin de l’espèce humaine est tranché : notre rôle au sein de l’évolution aura été de faire advenir les machines. La mise à l’écart de l’homme par les machines est-elle irréversible ? Mardi 15 décembre, ce n’est pas un astrologue mais un anthropologue et économiste, Paul Jorion, qui soulève la question dans le cadre des nouveaux entretiens industriels, organisés au centre Georges Pompidou à Paris et consacrés à « la toile que nous voulons ».

Si Paul Jorion cite l’hypothèse pessimiste de l’Astronome royal, c’est que la question de l’emprise des machines est désormais ancrée dans notre quotidien. « Il y a quelques années, on ne pouvait pas suivre par GPS une personne à l’intérieur d’un espace couvert. Aujourd’hui, on peut repérer un consommateur au sein de grands centres commerciaux. Au moment où vous en franchissez la porte, le téléphone pourra prendre la parole pour vous suggérer de rentrer dans un magasin acheter une paire de chaussures ».

3 millions d’emplois

L’avènement des machines se fait au détriment de l’emploi humain : les robots remplacent les humains sur les tâches manuelles, les algorithmes sur les tâches intellectuelles. Ainsi, ce sont 3 millions d’emplois touchant tout autant les classes moyennes, les emplois d’encadrement et les professions libérales que les métiers manuels qui pourraient avoir disparu d’ici à 2025 en France, selon une étude de Roland Berger.

Des chiffres pessimistes ? Bien au contraire. Le logiciel avance, et nous pourrions même sous-estimer l’ampleur de son développement. « On imagine que les tâches complexes ne peuvent pas être automatisées. Mais les tâches complexes sont celles qui sont rémunérées grassement par société, il y a donc une incitation importante à les remplacer », estime Paul Jorion, exemple à l’appui: « quand je travaillais dans la finance on m’a mis à l’écriture de logiciels pour remplacer les traders, car les traders sont très chers. Aujourd’hui sur les marchés boursiers plus de 50% des opérations sont réalisées par les machines ».

L’avènement de la robotisation, c’est donc aussi la prolétarisation de la société : « entre la personne qui mettait au point un logiciel qui ferait des opérations automatiques sur les marchés boursiers et la personne qui maintenant pousse sur bouton, la déqualification est totale ». La classe laborieuse, remplacée par la machine, ne bénéficie aucunement de ce remplacement. Car ce sont bien les classes oisives qui profitent de la machinisation, celles pour qui il est plus rentable d’employer des machines que des salariés. « Ford gagnait 40 fois plus que ses ouvriers. Aujourd’hui, le dirigeant d’une multinationale gagne 450 fois plus que le salaire moyen dans son entreprise. Cet argent vient des économies faites en remplaçant l’homme par la machine ».

« Nous avons tous un rôle à jouer »

Problème : ce sont donc les classes oisives, moins bien placées pour voir en quoi cette robotisation constitue un problème majeur, qui sont aux manettes du pouvoir, en raison de l’hyperconcentration de l’économie mondiale. Des chercheurs de Zurich se sont penchés sur les relations entre 43 000 multinationales. Leur étude a mis en évidence l’existence d’un groupe restreint de sociétés jouissant d’une grande influence sur l’économie mondiale : 147 sociétés contrôlent 40 % de la richesse totale du réseau.

C’est donc un avenir sombre que craint Paul Jorion, si nous ne prenons pas ces questions au sérieux. Notre rôle au sein de l’évolution aura alors bien été celui de faire advenir les machines. Mais s’il nous met en garde, le titulaire de la chaire « Stewardship of Finance » à la Vrije Universiteit Brussel ne se veut pas défaitiste. Pour changer la donne, il évoque la frugalité volontaire mais aussi une politisation de ces enjeux. « Quand on vous permet d’être plus proche des endroits où les décisions se prennent, ce n’est pas compliqué de faire avancer les choses. Nous devons tous nous rapprocher de ces endroits, car nous avons tous un rôle à jouer ».

L’article sur le site du Monde : Emploi et robotisation: progrès ou prolétarisation ? Un choix politique

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