Penser tout haut l’économie avec Keynes, de Paul Jorion, éd. Odile Jacob, 2015. Une note de lecture (V) : dans le chaudron du diable, par Roberto Boulant

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Billet invité.

Toute production de croyance a pour but immédiat d’escamoter le réel, en faisant passer de pures constructions idéologiques pour des évidences. Le forfait est réussi, lorsqu’en toute bonne fois, une majorité en vient à considérer comme triviales des idées qui lui ont été imposées.

Dans ce schéma, on retrouve au-dessus des ‘simples’ citoyen(ne)s, la communauté des « gardiens du Temple » : les chiens de garde bien sûr, chargés de répandre la bonne parole ad nauseam dans les médias, en décrédibilisant toute pensée alternative et en relativisant les crimes économiques. Mais aussi leurs indispensables compléments, les purs et neutres universitaires (comprendre, les économistes mainstream, grassement rémunérés par les banques et les transnationales).

Enfin, tout en haut de la pyramide, se trouvent les « maitres du Monde ». Ceux qui se moquent des subtilités de la prétendue science économique comme de leur premier million d’euros ou de dollars, mais qui comprennent tout à la corruption, aux rapports de force, et aux faiblesses des hommes.

Ceci dit, s’il faut maintenant fermer les yeux et se boucher les oreilles très fort pour ignorer l’effondrement en cours, il est tout de même nécessaire de démontrer la fausseté des raisonnements et l’ineptie des thèses, de cette prétendue « science ». Ne serait-ce que pour comprendre comment la finance, activité terne et ennuyeuse s’il en fût, s’est transformée peu à peu en arme de destruction massive pour nos démocraties.

C’est ce qu’entreprend Paul Jorion, en introduisant une notion totalement ignorée par Keynes, celle du rapport de force. Réexaminant les règles comptables, il démontre ainsi l’idéologie consistant à intégrer les salaires dans les coûts de production, alors que les profits de l’entrepreneur -par nature variables-, sont eux perçus comme une prime de risque. En clair, cela signifie que tout les surplus, une fois les coûts de production réglés, appartiennent à l’entrepreneur si tel est son bon plaisir. Et les employés dont le travail ne représente qu’un coût, n’ont donc aucune légitimité à demander un meilleur partage des richesses créées. CQFD !

Le même genre d’explication farfelue est d’ailleurs avancée par la « science » économique, dans l’importance qu’elle donne au facteur rareté pour la détermination des prix. Aux fins des fins, en poussant la logique d’un Léon Walras (l’un des fondateurs de la science économiste marginaliste) jusqu’au bout, on apprend que la rareté fait le prix tel qu’il est, parce que !

Une explication métaphysique, que Keynes lui-même ne songera pas à combattre. Aveuglé par l’institution ‘si évidente’ de la propriété privée, ce brillant esprit sera incapable de voir que la rareté n’est rien d’autre que la ponction d’une rente par un modèle de redistribution : celui des aubaines générées par la nature, et transformées par le travail des hommes. La rareté n’étant alors qu’une des résultantes possibles du rapport de force existant entre tous les acteurs. Un simple goulet d’étranglement, totalement artificiel.

Ce qu’il verra par contre, c’est que contrairement à ce que prétend la doxa, le profit n’est pas la récompense du risque. C’est même l’exact inverse, puisque par la grâce d’un rapport de force favorable, ce sont bien les riches qui réussissent à transférer la quasi-totalité du risque aux plus pauvres !

Et pourtant, au lieu d’en faire l’élément déterminant du rapport de force entre classes, au lieu d’en intégrer l’évidente dimension politique, le risque lié à l’incertitude de l’avenir ne restera pour Keynes, que l’un des ingrédients de ses fumeux « mécanismes psychologiques ».

Cependant, là où Paul Jorion s’éloigne le plus des travaux de Keynes ou de Friedrich Hayek (ceux de la doxa économique), c’est dans sa description du mécanisme global expliquant la formation des prix combinés. Dans sa réfutation du ‘prix objectif’ hayekien, dont on est bien en peine de voir autre chose qu’un ectoplasme appartenant à la même famille que la célèbre ‘main invisible du marché’. Mais également dans sa réfutation des mécanismes décrits par Keynes, notamment les mécanismes psychologiques passés à la postérité sous le terme générique ‘d’esprits animaux’.

Mais si l’aspect théorique occupe une place importante dans le livre, ce n’est jamais aux dépends de la pratique.

Et une pratique innovante ! Paul Jorion prenant comme exemples les rehausseurs de crédit des compagnies d’assurances, et les tristement célèbres Credit-Default Swap, présente ces deux catastrophes financières sous une perspective radicalement nouvelle. Celle de l’erreur grossière, dans l’interprétation de la formation du prix d’un instrument financier. Et l’on frémit rétrospectivement à l’analyse de ce qui faillit emporter dans un cas, tout un pan du secteur financier, et dans l’autre, la zone euro elle-même…

C’est ce qui s’appelle un changement de paradigme. Loin, très loin, de l’omniscience des marchés et de leurs thuriféraires nobélisés par la banque de Suède.

Ainsi, rappelons-nous que George Orwell disait que dans les temps de tromperie universelle, dire la vérité devenait un acte révolutionnaire.

Rappelons-nous que dire la vérité, surtout lorsqu’elle doit à tout prix rester cachée, a un prix.

C’est celui que Paul Jorion vient de payer en perdant sa chaire de la VUB.

Au prétexte qu’il était incapable de réciter Hamlet à l’envers, en se tenant sur une jambe.

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