À propos de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes (Le Seuil 2015)

L’ouvrage de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes (Le Seuil 2015) est une lecture essentielle : les auteurs ont rassemblé, comme ils le soulignent – et à la différence de leurs prédécesseurs – les preuves de l’effondrement, non pas dans un domaine spécifique, correspondant dans la plupart des cas à la sphère d’investigation d’une discipline ou d’une sous-discipline, mais dans l’ensemble des domaines où des effets se conjuguent pour sceller l’extinction de notre espèce.

La seule chose que l’on puisse reprocher à Servigne et Stevens, ce sont leurs dénégations parfois véhémentes quant aux conclusions que le lecteur tire logiquement de ce qu’il vient de lire. Et ce sont ces dénégations, prenant parfois la forme de dénis purs et simples, dont on s’interroge si les auteurs en sont véritablement dupes, qui rendent floue la frontière entre deux options qui s’offrent à nous : « il est encore justifié de retrousser nos manches ! » et « c’est râpé ! », ce qui est évidemment éminemment regrettable car, à moins d’être un benêt accidentellement égaré dans la lecture de leur ouvrage – ce qui est peu vraisemblable – le lecteur préférerait de loin qu’on le traite en adulte : « Docteur, dites-moi toute la vérité ! », quel que soit le degré d’inquiétude qui en résulterait.

Que penser par exemple d’une exhortation telle celle-ci : « L’effondrement n’est pas la fin mais le début de notre avenir. Nous réinventerons des moyens de faire la fête, des moyens d’être présent au monde et à soi, aux autres et aux êtres qui nous entourent. La fin du monde ? Ce serait trop facile, la planète est là, bruissante de vie, il y a des responsabilités à prendre et un avenir à tracer. Il est temps de passer à l’âge adulte » (256-257).

« L’âge adulte »… oui, c’est précisément de cela qu’il est question !

Ou bien : « La fin du monde ? Ce serait trop facile… » Hmm… « trop facile », vraiment ?

J’ai évoqué ici la scène finale du film « Le dernier rivage » (On the Beach de Stanley Kramer en 1959) et du calicot qui continue de battre au vent alors que la vie a disparu de Melbourne, dernière ville survivante d’un holocauste nucléaire : « There is still time… Brother », il reste un peu de temps, mes frères. Servigne et Stevens se seraient-ils activés seulement à la confection d’un tel calicot ?

Pour avoir fréquenté les éditeurs au fil de nombreuses années, je crains que ce ne soient les « considérations éditoriales » de l’un ou l’autre dans ces sphères là qui aura interféré avec le désir légitime de franchise des auteurs, leur suggérant, par exemple, qu’un pessimisme trop marqué pourrait « affecter les ventes ».

Pour le dire sans ambages, Comment tout peut s’effondrer affirme avec emphase dans les déclarations toujours réitérées de ses auteurs que réagir à l’effondrement et vouloir le prévenir, a un sens, alors que les faits rassemblés par eux suggèrent, parfois d’ailleurs avec une évidence aveuglante, qu’il est au contraire bien trop tard pour envisager une riposte.

Ainsi, nous avons pris l’habitude de nous reprocher à nous-mêmes, c’est-à-dire à nos propres générations contemporaines d’avoir amorcé de manière catastrophique le Grand Tournant, et que, si seulement nous nous ressaisissions, nous pourrions modifier radicalement le cours des choses. Or, et bien qu’ils ne l’affirment nullement, ce qui transparaît si l’on lit Servigne et Stevens avec attention, ce n’est pas notre propre génération qui a orienté notre espèce comme un bolide sur la voie d’un pont enjambant un précipice mais dont la grande arche est béante, mais plusieurs générations avant nous, et dans le cas de personnes de mon âge : celle de mes arrière-grands-parents, voire beaucoup plus tôt encore ; ainsi : « … la question de l’épuisement (et donc du gaspillage) des énergies fossiles s’est posée dès le début de leur exploitation, autour de 1800 » (254-255). C’est à cette époque que notre destin a apparemment été bouclé et l’option « C’est râpé ! » seule serait encore de mise, nous encourageant à entreprendre sans tarder, car ce serait en fait la seule option raisonnable, le travail de notre deuil : Comment tout peut s’effondrer de Servigne et Stevens est l’épitaphe sobre d’une espèce qui a su que sa fin était proche mais n’en a pas moins continué à danser comme si la musique ne devait jamais s’arrêter.

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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