Le monde réel, par Michel Leis

Billet invité.

La stupeur doit être grande dans les instances dirigeantes européennes. Quoi ? Malgré les pressions exercées directement sur le peuple grec, malgré un engagement de nombreux dirigeants européens à voter « oui », malgré surtout une propagande intensive et un matraquage médiatique sans pareil sur les catastrophes qui ne manqueraient pas de suivre un vote « non », les voilà désavoués par le monde réel, celui des citoyens. Ceux-ci sont en première ligne de la crise, ils ont déjà multiplié les sacrifices ces dernières années, sans autre résultat qu’un fragile excédent primaire, et on voudrait leur en demander plus ! Le monde réel est à bout et les dirigeants européens n’en sont absolument pas conscients.

Une fois de plus se vérifie la vieille règle qui veut que les premières victimes de la propagande ne soient pas les personnes auxquelles elle est destinée, mais bien les personnes qui l’organisent. La religion féroce dont ils sont les gardiens et une structure bureaucratique tend à les couper du monde réel. Seules les hypothèses qui rentrent dans le cadre d’analyse dominant sont synthétisées et examinées, une oligarchie se trouve déconnectée du réel, et il arrive toujours un moment où le principe de réalité s’oppose aux constructions imaginaires. Par certains côtés, il existe des similitudes entre ce qui arrive en Europe aujourd’hui et l’effondrement de l’URSS à la fin des années 80. Les lignes rouges de l’Europe d’aujourd’hui sont symétriques de la volonté de réforme des dirigeants soviétiques, réformer encore et encore pour préserver l’essentiel : une structure de pouvoir oligarchique.

Le tout n’est pas d’avoir raison, le tout est de pouvoir faire entendre sa voix. Depuis le début des négociations, le gouvernement grec a une position cohérente : il faut une négociation globale qui doit inclure à la fois des réformes internes (une meilleure collecte de l’impôt, des efforts mieux répartis) et une restructuration de la dette. Dans l’incapacité de faire entendre sa position lors des négociations, Alexis Tsipras a joué son va-tout et il a gagné. Les lignes rouges grecques ne sont pas le résultat d’une approche sectaire ou idéologique, comme voudrait le faire croire la propagande des médias, ce sont celles de tout un peuple.

Reste que la suite ne s’annonce pas simple, englués dans leur vision déformée du monde, certains hommes politiques européens poussent au « Grexit », et on peut douter qu’ils mesurent toutes les conséquences dans le monde réel d’une telle position.

Au fond de quoi s’agit-il ? De faire rouler la dette dans des conditions supportables. Faire rouler la dette est une réalité pour tous les pays européens, les nouvelles tranches d’emprunts financent le remboursement des précédents, en plus de la fraction des déficits publics qui n’est pas couverte par un excédent primaire (un solde positif entre les recettes et les dépenses de l’Etat avant paiement des intérêts de la dette).

La dette s’envole lors d’accidents de parcours comme le renflouement des banques entre 2006 et 2013 qui s’est traduit par une hausse de 35 % de l’endettement des États, c’est vrai pour la Grèce comme pour tous les autres États. Elle s’est envolée en Grèce quand il a fallu financer plusieurs années de déficit cumulé qui avaient été maquillées avec l’aide de Goldman Sachs. Elle s’envole quand le service de la dette devient trop élevé, ce fut le cas de la Grèce en 2009 et 2010, après les révélations sur l’ampleur du déficit public réel de la Grèce.

Rendre la dette supportable en Grèce, c’est trouver un arbitrage entre abattement et allongement de la maturité pour réduire la charge du remboursement, redonner des marges de manœuvre et permettre à la Grèce de sortir d’années de récession et d’austérité qui touchent 90 % de la population grecque.

Qu’on le veuille ou non, ce sont les créanciers qui jugent de cette capacité à faire rouler la dette. En reprenant une grande partie de la dette privée après le « haircut » de 2011, les Européens ont tous les leviers d’actions en mains. Or ils ont endossé la position du créancier le plus borné qui soit : ce qui importe, ce n’est pas que la dette soit remboursée (personne n’y croit vraiment), c’est que les conditions apparentes de son remboursement soient remplies pour pouvoir continuer à la faire rouler. Cela se traduit par une cure d’austérité drastique et la recherche d’excédent primaire à tout prix. En la matière, les chiffres les plus irréalistes circulent : 3 %, 4,5 %… Même la vertueuse Allemagne n’a pas pu faire mieux que 3 % ces 10 dernières années (en 2007), autant dire que l’on est en plein délire.

En plaidant pour un « Grexit », certains hommes politiques européens n’ont pas pris conscience d’une autre réalité : la dette publique des autres États européens est financée pour l’essentiel par des créanciers privés, or la situation financière de la plupart des pays européens n’est pas brillante. La France est à -4 % de déficit primaire fin 2014, le Portugal, l’Espagne et l’Irlande présentés comme les bons élèves de la classe sont dans une situation de déficit primaire, fin 2013, la moyenne de la zone euro est à -0,1 %. Une nouvelle récession pourrait encore dégrader cette situation. Si demain les banques décident que le risque des dettes souveraines soit revu à la hausse, en particulier en faisant le constat de l’absence de solidarité européenne, alors certains pays seront rapidement dans la même situation que la Grèce : le Portugal, l’Espagne, mais aussi la France ne sont pas à l’abri. Ces pays ne sont pas en mesure de faire face à une augmentation conjointe des déficits primaires et du service de la dette. La question de la dette dépasse largement celui de la Grèce.

Les hommes politiques qui proclament à longueur de journée que la situation est sous contrôle ont à peu près la même perception de la réalité que le capitaine du Titanic qui fonce à toute vapeur pour remporter le ruban bleu dans une mer remplie d’icebergs.

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