Billet invité
Le système capitaliste ressemble à ces caravelles assaillies de vrilles marines qui creusaient des galeries dans leur carène comme des termites. Lorsque les vrilles perçaient la surface du bois, elles occasionnaient des voies d’eau que l’on bouchait avec de l’étoupe. Au bout de trois ou quatre voyages, les caravelles étaient inutilisables car leur coque était trop vermoulue. Elles étaient rachetées à bas prix par des aventuriers coureurs de hauts risques. On pourrait aussi comparer l’économie capitaliste à un filet de pêche en fin de course qui se déchire sous le poids de la prise ou de la traction. On répare la déchirure, mais à peine on tire de nouveau sur le filet qu’il se déchire en d’autres endroits et ainsi de suite.
Cependant, la réfection de la caravelle ou du filet permet aux usagers de suspendre l’idée de changer de caravelle ou de filet. Au fur et à mesure que la situation économique se détériore, les plus démunis sont contraints de parer au plus pressé. Ils doivent impérativement corriger les défaillances du système à leur égard. Mais aussitôt la situation semble-t-elle stabilisée, personne n’est plus disposé à remettre en cause ce qu’il vient de faire. Les réformes fondamentales sont ajournées. Et pourtant, à peine une difficulté est-elle provisoirement résolue, deux autres se présentent ! On s’enfonce ainsi dans une politique de réformes au jour le jour. Faudra-t-il attendre la catastrophe définitive, et de tout perdre, pour envisager de changer d’économie ?
Mais au fait de quoi s’agit-il ? Quels sont les axiomes de base de cette économie ? La privatisation de la propriété et le profit. Même si l’on ne s’accorde pas sur de nouveaux axiomes sur lesquels construire l’économie post-capitaliste, nous savons du moins que la future Constitution doit supprimer le profit comme critère de référence de la croissance, et la privatisation de la propriété comme fondement du rapport social. Cependant, dès que l’on parle de la propriété, on provoque une forte méfiance de l’opinion qui confond propriété et propriété privée. Cette résistance est accrue du fait que se profile encore le spectre de la collectivisation, c’est-à-dire l’expropriation de la propriété individuelle, familiale ou communale. La collectivisation en effet supprime la propriété tout court qu’elle soit individuelle, familiale, villageoise, nationale au bénéfice de la propriété publique alors que tout un chacun peut mettre la main sur l’Etat et s’approprier la propriété publique à son avantage. Devant cette menace, nombreux sont les citoyens qui pour sauvegarder la propriété sous toutes les formes en lesquelles s’incarne le principe de propriété considèrent la privatisation comme un bouclier et prétendent que celle-ci peut aussi bien protéger la propriété personnelle, familiale, villageoise, nationale.
Que signifie néanmoins la privatisation de chacune de ces formes de propriété ? L’amputation de sa fonction sociale, c’est-à-dire de la raison pour laquelle la société octroie à chacun le titre de propriétaire. La privatisation rompt le cordon ombilical par lequel la propriété reçoit de la société une attribution éthique. Dès lors que le propriétaire peut exercer un droit souverain sur son bien au mépris de sa fonction sociale, y compris vis-à-vis de lui-même c’est-à-dire au mépris de la nature de la chose elle-même, il s’octroie le droit d’abus ! On est alors contraint de justifier la propriété par la force. Et l’on confond appropriation et privatisation, propriété et propriété privée. Prenons le cas le plus simple : la propriété personnelle. Toutes les communautés du monde consentent à chacun un titre de propriété sur son champ, sur son toit, et sur ses moyens de production. C’est sur la chose elle-même que se projette alors la fonction sociale qui donne sens à cette propriété. Le toit, nul n’a le droit de le brûler, les outils de les détruire, et le champ de le laisser en déshérence. Pour comprendre à présent que la propriété n’est pas le droit d’abuser de la chose elle-même mais pas davantage de réserver son usage à son seul profit, et qu’elle est au contraire conjointe à la responsabilité vis-à-vis d’autrui conformément aux prescriptions de la société, on peut prendre cette image : si sur votre champ se trouve une source, vous n’avez pas le droit de l’interrompre[1]. La propriété ne peut être réduite au droit d’abus tant qu’elle demeure la propriété tout court c’est-à-dire qu’elle correspond à sa définition dans une société civilisée. Pour rompre le caractère civil de la propriété et la dénaturer au point d’en faire un droit qui viole la fonction sociale qui lui est impartie par le consensus démocratique, il faut sacraliser l’individu contre la société et lui donner le droit d’abuser de sa propriété à l’encontre de la fonction sociale de celle-ci (brûler la maison, dénaturer la source). La césure dans l’histoire du droit où les tenants de l’individualisme l’ont emporté sur la société civile est la prise du pouvoir par la bourgeoisie capitaliste. Le droit sera dès lors orienté en faveur du pouvoir d’abuser de son bien qu’il soit un champ, un animal, voire un ouvrier jusqu’à ce que mort s’ensuive (voir l’exploitation des enfants dans l’entreprise industrielle du XIXe siècle !).
Que veulent-ils défendre ceux qui défendent la privatisation ? Le droit d’abuser que la dictature du capital a greffé sur le droit de propriété, ce qui implique une définition de la société qui nie qu’elle soit constituée par l’entraide réciproque mais affirme son contraire : qu’elle résulte d’un équilibre de forces entre les uns et les autres. Mais les autres, ceux qui défendent le droit de propriété tout court, que veulent-ils défendre sinon l’inaliénabilité de leur droit souverain sur la propriété de leurs moyens d’existence, que cette propriété soit individuelle, familiale, communale ou nationale ? Mais encore faut-il que la loi protège la définition de la propriété telle qu’elle est conçue dans une société civilisée, c’est-à-dire comme la propriété de ceux qui sont reconnus responsables de son usage. Chacune de ces propriétés est en effet ordonnée à une fonction sociale considérée comme clause sine qua non du vivre ensemble, du lien social de la cité, et confère à ses responsables un statut souverain équivalent à celui du magistrat de rendre la justice et non d’en abuser ; un statut qui donne à tous une dignité vis-à-vis d’autrui à laquelle personne ne peut renoncer sous peine de s’exclure de la société.
Alors, est-il possible de renforcer cette volonté du vivre ensemble qui fonde la cité ? Puisqu’en faisant de la privatisation un attribut de la propriété la bourgeoisie introduit une contradiction qui masque sa conception originelle, il convient de préciser celle-ci par un attribut qui fasse apparaître cette contradiction. La « propriété » en face de la « propriété privée » ne peut plus être appelée seulement propriété tout court. Pour faire apparaître la différence introduite par la privatisation, puisque celle-ci est contradictoire de la nature de la propriété, la propriété vraie doit être nommée de façon à être clairement révélée aussi par sa différence. Face à la propriété privée, on peut affirmer que la propriété est inaliénable et imprescriptible parce qu’elle est définie par sa fonction sociale selon l’accord mutuel des hommes qui veulent vivre en société. Propriété et propriété sociale veulent alors dire la même chose, mais il est utile d’employer le terme de propriété sociale face à son interprétation par la bourgeoisie comme propriété privée.
Comment donner l’avantage à cette définition sur sa définition par la bourgeoisie capitaliste ; comment permettre au citoyen de revendiquer la propriété de façon définitive ? Il est possible de surenchérir sur la Constitution qui prescrit le droit de propriété comme un droit universel et sacré en exigeant qu’elle soit aussi dite inaliénable et imprescriptible. Cela ne signifie pas que la propriété ne puisse circuler sous la responsabilité des uns et des autres mais que son droit soit réellement et non pas virtuellement imprescriptible. Admettons que vous décidiez de changer de région, vous pouvez certes changer de maison mais non pas aliéner votre droit de propriété sur une maison : vous échangerez dans ce cas maison contre maison. L’échange dans ces conditions ne peut être qu’un échange de réciprocité. De la même façon, il ne sera pas possible d’aliéner la fonction d’une source ou d’un fleuve, etc. L’inaliénabilité de la propriété interdit son abus à des fins contraires à celles qui lui sont destinées par le droit à la propriété de tous. Quant à la circonscription de la propriété individuelle, familiale, communale ou nationale, il appartient à l’assemblée de la définir. De ce point de vue, le droit positif ne contredit pas le droit naturel, il le parfait.
Qu’en est-il de l’accumulation ? Le spectre de la collectivisation provoque ici aussi la crainte du “père de famille” que le produit de son travail ne puisse plus se convertir en moyen de production pour “ses enfants”. C’est la réciprocité de filiation (le droit d’héritage) grâce à laquelle chaque génération transmet à la génération suivante ce qu’elle a reçu de la génération précédente, augmenté de sa propre contribution, qui paraît alors menacée. Et par extension toute accumulation qui permet l’expansion de la réciprocité ternaire généralisée[2] (la “réciprocité de marché”). Chacun s’imagine que la suppression de l’accumulation capitaliste mettra fin à son droit sur le produit de son travail… Pour dissocier ici aussi la notion de capital telle qu’elle s’entend dans le système capitaliste de la notion de capital telle qu’elle s’entend dans la réciprocité, on peut appeler patrimoine le capital dont doit hériter la nouvelle génération. Mais puisque la structure ternaire de la réciprocité peut aussi se traduire de façon horizontale donnant naissance au marché, il faut distinguer capital et capital, et nommer le capital nécessaire à l’investissement dans l’entreprise “capital de redistribution ou d’investissement”. Aristote a proposé cette distinction majeure entre ces deux formes d’accumulation (en grec chrématistique) : la chrématistique a deux sens, disait-il, l’accumulation du capital de redistribution et l’accumulation du capital pour le profit. On peut objecter que dans la société moderne l’accumulation pour le profit peut soutenir la redistribution afin de relancer la consommation, et par l’intermédiaire de celle-ci la production ou encore l’investissement. Mais cette objection ne tient pas : un tel recours est uniquement requis pour accroître le capital pour le profit. Cette relance n’a pas d’autre fin qu’une croissance sans limite du “pouvoir économique”.
Aristote précisait donc que les besoins humains ne sont pas sans limite. Comme pour la propriété, nous devons distinguer deux sens à l’accumulation : l’une est ordonnée aux nécessités économiques de la société, l’autre à l’accumulation pour le pouvoir. De la même façon donc que pour la propriété, il faut ajouter un attribut au terme accumulation qui corresponde au premier sens de la chrématistique, l’accumulation destinée à la redistribution, pour l’opposer à l’accumulation capitaliste. Ici rien n’interdit de préciser ou de modifier la Constitution puisque les entreprises industrielles du XIXe siècle pour lesquelles a été défini le régime de concurrence ne connaissaient pas de contraintes naturelles. Du temps où la nature paraissait infinie aux moyens dont l’homme disposait pour l’exploiter, la concurrence entre les entreprises pouvait être déclarée sans restriction, mais l’innovation technologique permet aujourd’hui d’atteindre rapidement les limites de la planète, et la croissance aveugle du capital devient destructrice du patrimoine. La liberté de l’entreprise doit être ordonnée à une finalité voulue de la société éclairée. L’entreprise doit aussi être définie par sa fonction sociale. La forme la plus douce de dépasser la liberté arbitraire serait sans doute d’imposer une limite au profit de sorte qu’au-delà d’un certain seuil de tolérance l’entreprise soit motivée par la production du bien commun plutôt que par sa destruction.
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[1] La chose s’impose de façon si naturelle que la loi est contrainte de contredire le code civil, ce qui n’empêche pas les personnes privées de violer la loi au nom du code civil exigeant à chaque fois une procédure particulière pour trancher le dilemme faute d’une base constitutionnelle.
[2] Chaque partenaire d’une relation de réciprocité ternaire peut avoir plusieurs partenaires différents de sorte que se constitue un réseau de réciprocité dans lequel chacun est le tiers intermédiaire entre deux autres, mais aussi l’incarnation du Tiers entre les autres et le siège des sentiments de liberté de responsabilité et de justice. La réciprocité généralisée est le principe moteur du Marché de réciprocité qui devient la matrice des droits des citoyens dans une société démocratique.
@Khanard, J’ai été surpris d’être sur la liste alors que personne ne m’avait sollicité. Probablement mes travaux sur l’intrication quantique…