ISIS/DAESH MAI 2015 : VERS UNE GUERRE MONDIALE, par Cédric Mas

Billet invité.

A la veille de fêter les 70 ans de la fin de la Seconde guerre mondiale, faudra-t-il bientôt débaptiser cette guerre en Deuxième guerre mondiale ? Cette question n’est ni une provocation, ni un retour de l’idée ridicule de choc de civilisation (dont il faut craindre le caractère de prophétie auto-réalisatrice).

J’avais analysé en octobre 2014 la rupture militaire et politique de l’irruption du Califat, proclamé par ISIS [i] sur une petite zone située entre la Syrie et l’Irak. J’avais distingué l’existence d’une « fenêtre » permettant d’étouffer rapidement ce mouvement djihadiste, dont le caractère à la fois novateur et dangereux ne fait plus aucun doute.

Force est de constater à l’analyse des évènements du premier trimestre 2015 que l’échec à saisir cette chance est complet.

Les succès tactiques remportés grâce à l’appui aérien de la Coalition alliée (bataille d’arrêt de Kobané, réouverture d’un corridor vers les monts Sindjar, etc.) sont restés sans lendemain, et loin d’être affaibli, ISIS a au contraire renforcé sa position sur le terrain, et surtout étendu le conflit largement au-delà de sa zone initiale d’influence.

En quelques mois, l’extension sur tout le globe d’un mouvement au départ très local ne peut que frapper.

Le plus gros succès a été bien entendu le ralliement de Boko Haram, mais la succession des extensions d’ISIS au-delà du territoire du Califat est impressionnante : Lybie, Tunisie, Egypte, Yemen, Somalie, Kurdistan, Tunisie, Afghanistan/Pakistan, Indonésie, Liban, Algérie, Maroc, Gaza… les ralliements et les révélations de l’existence de « supporters » ou de « soldats » du projet à la fois totalitaire et messianique d’ISIS se dévoilent partout.

De même, ISIS a largement renforcé ses positions. La perte de Tikrit et la stabilisation du front au Kurdistan ne doivent pas faire oublier que le mouvement djihadiste est en ce moment-même à l’offensive en Syrie (vers Damas, et Alep) comme dans la province irakienne d’Al-Anbar (notamment dans les secteurs de Ramadi et Falloujah), où malgré le soutien aérien des coalisés, et l’engagement de l’armée irakienne, il multiplie les succès.

Les combats pour la raffinerie de Baïji, où les forces irakiennes ont plusieurs fois repoussé les troupes d’ISIS en 2014, avant qu’en avril 2015, ISIS s’empare de la plus grande partie des installations, sont une illustration de cette offensive, qui vise aussi le barrage stratégique de Tharthar [ii].

Je signale également le succès de la prise du camp palestinien de Yarmouk [iii], à proximité de Damas et de la frontière jordanienne, qui livre un point clé à ISIS, et l’offensive lancée cette semaine dans la province d’Alep.

Et surtout, le soutien populaire apporté à ISIS va sans cesse grandissant. La coalition alliée n’a pas réussi à « couper » ISIS des populations, et malgré les exactions et le caractère totalitaire du régime mis en place par le « Dawla Islamiyya », la stratégie de « protection » des populations sunnites menacées à l’est par les Chiites (et notamment les milices soutenues par l’Iran qui ont commis des exactions dès la reprise de Tikrit), et à l’Ouest par les Alaouites et les Chiites du Hezbollah, a largement payé.

En Irak, le drame est encore plus grave puisque les tribus et groupes d’opposants sunnites à ISIS sont isolés et détruits sans que l’armée irakienne, pourtant soutenue par la coalition, ne tente quoi que ce soit pour les sauver.

Un des signes récemment relevés de ce soutien est le nombre croissant de jeunes irakiens et syriens dans les attaques suicides d’ISIS, jusque-là commises pour leur majeure part par des Djihadistes étrangers.

L’échec est donc complet :

  • le soutien des populations à ISIS augmente, renforcé par les frappes aériennes aveugles des coalisés, et les erreurs sur le terrain (emploi de milices chiites)
  • les tactiques employées permettent toujours, malgré les moyens déployés, à ISIS d’étendre son emprise territoriale
  • l’usage des médias, dont j’avais signalé l’expertise jamais atteinte pour un mouvement djihadiste, évolue sur un mode ambivalent : les vidéos barbares alternant avec les vidéos montrant la vie quotidienne, l’ordre et la paix rétablis dans les territoires sous contrôle d’ISIS
  • l’extension d’ISIS en dehors de son territoire, avec des opérations régulières lancées en Tunisie, en Egypte et surtout en Libye, au Yemen et dans la zone subsahélienne de Boko Haram, où l’on peut affirmer que de nouvelles portions de territoires basculent dans le nouvel ordre prôné par ISIS
  • une capacité de séduction inégalée qui permet à ISIS de recruter au sein même de la jeunesse occidentale désemparée (outre la France, l’Europe, le Canada, l’Australie, ISIS revendique ainsi 70 « soldats » sur 15 Etats rien qu’aux USA)

Cet échec est la conséquence directe des erreurs de nos dirigeants, qui comme pour la crise économique, refusent de prendre la mesure de la menace et se réfugient dans des solutions « classiques », toujours au moindre coût, évitant toute remise en cause, ou tout sacrifice de leurs intérêts à court terme.

Nous sommes aujourd’hui en guerre, que nous le voulions ou non, et rien n’est fait pour combattre le mal à la racine, les recettes employées étant usées et connues de l’ennemi.

Le but stratégique d’ISIS est pourtant clair : ils vont multiplier les opérations et les actes, toujours plus criminels et barbares, toujours plus proches de nous, pour nous contraindre à engager des forces au sol, dans l’espoir de nous battre en Syrie, comme les Russes ont été défaits en Afghanistan et les Américains en Irak [iv].

Au niveau opératif, ISIS a aujourd’hui deux cibles : le pouvoir des Assad en Syrie, qui est fragilisé, et ne tiendra pas longtemps sans le soutien occidental (d’où la multiplication récente des tentatives d’ouverture médiatique vers l’Occident de Bachar el Assad) et le pouvoir des Séoud en Arabie Saoudite.

Dans ce dernier cas, la prise de contrôle progressive d’un territoire au Yemen, avec le soutien de la coalition anti-houthiste mise en place par l’Arabie Saoudite elle-même, montre que le piège est en train de se refermer, d’abord sur l’Arabie Saoudite, mais aussi sur tout l’Occident impliqué dans la région (USA, France, Canada, Australie notamment) : comment combattre ISIS sans faire le jeu de l’Iran ?

Par ses frappes, l’Arabie Saoudite renforce ainsi son propre encerclement par ISIS, pour éviter un encerclement par l’Iran chiite.

L’assouplissement actuel de la position américaine dans le dossier du nucléaire iranien, a un lien direct avec l’implication en Irak de conseillers militaires, étroitement « serrés » sur le terrain par les milices chiites à la solde de Téhéran.

Plus récemment encore, il semblerait que même Israël modifie sa position à l’égard du Hezbollah, vu de plus en plus comme un « rempart » contre ISIS.

Et à Gaza, c’est le Hamas qui est directement menacé par ISIS, qui lui a lancé début mai un ultimatum.

L’irruption du Califat proclamé par ISIS et renforcé par les maladresses des acteurs du grand jeu au proche et au Moyen Orient est plus qu’une rupture aujourd’hui, c’est un bouleversement.

Face à ces objectifs connus et évidents, nos dirigeants s’enferment dans de mauvaises solutions : abandon des populations sunnites irakiennes et syriennes [v], frappes aériennes onéreuses et contre-productives sur le long terme, et soutien des dictatures.

Le cas de l’Egypte est ainsi flagrant : afin de contrer une menace islamiste réelle mais gérable, l’Occident a fait le choix de soutenir un lobby militaire qui a immédiatement mis en œuvre une répression terrible.

Or, les études les plus récentes montrent que le renforcement des mouvements terroristes repose moins sur la faiblesse de l’Etat, contrairement à ce que l’on avait cru [vi], que sur la violence de la répression.

En sacrifiant ses valeurs et ses principes démocratiques à une pseudo « realtpolitik », nos dirigeants vendent notre âme pour quelques Rafales (que le nouveau dictateur égyptien s’est empressé à être le premier à acquérir), et renforcent les djihadistes, qui recrutent aujourd’hui bien plus que leurs pertes [vii], y compris au sein même des jeunesses occidentales écœurées de ce double discours permanent entre les idéaux affichés et les bassesses réalisées.

La fenêtre des possibles, qui s’était ouverte au début des opérations de la coalition occidentale contre ISIS, et dont je relevais l’existence en octobre dernier, s’est refermée à la mi-février (symboliquement entre l’annonce de la vente des Rafales au dictateur égyptien et celle de la visite de députés à Bachar el Assad).

La guerre est là et elle est mondiale. Elle déborde du Proche-Orient pour toucher tous les conflits de tous les continents, elle transcende le conflit israélo-palestinien ainsi que la rivalité millénaire sunnite / chiite ou chrétien / musulman pour nous confronter à un nouveau projet totalitaire et messianique. Et cette guerre nous la débutons mal… comme d’habitude ! Combien faudra-t-il de victoires de nos adversaires avant que nous soyons enfin mobilisés sur les bonnes stratégies ? Nos hommes politiques pensent-ils toujours que nous vaincrons nécessairement… parce que nous sommes les plus forts ?

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[i] Le nom Daesh étant trop connoté, nous utiliserons désormais le nom plus neutre ISIS, pour « Islamic State of Iraq and Sham »

[ii] Ce barrage très important pour le contrôle des eaux douces de la région, est partiellement pris par les unités d’ISIS depuis une attaque effectuée dans la nuit du 24 au 25 avril 2015.

[iii] Ce camp palestinien a été abandonné par les forces insurgées, et les milices palestiniennes d’autodéfense ont été massacrées par les hommes d’ISIS – sans aucune des manifestations de solidarité aux Palestiniens de Gaza (il est vrai massacré eux par l’armée israélienne).

[iv] Le messianisme d’ISIS est nourri de certains Hadiths du Prophète, principalement le Hadith de Dabiq (qui est justement le nom de l’organe en langue anglaise d’ISIS et ce n’est pas une coïncidence), Dabiq étant le lieu de la bataille ultime mythique entre les Musulmans, renforcés de nombreux convertis, et les forces de l’Antéchrist, avant l’avènement d’un monde entièrement musulman.

[v] Les populations syriennes et irakiennes étaient le point faible du Califat, et elles sont les premières victimes d’ISIS, comme des troupes d’Assad ou des milices chiites, mais force est de constater qu’elles n’ont pas bénéficié du même soutien que les « chrétiens d’orient » par exemple (pour reprendre le sujet d’une polémique récente aux effets délétères évidents)

[vi] voir l’excellente étude « La menace stratégique des États faibles : quand les faits relativisent la théorie » de Sonia LE GOURIELLEC, Note de recherche stratégique n°18 – avril 2015, téléchargeable ici :

http://www.defense.gouv.fr/content/download/368632/5367386/file/NRS_n18_2015.pdf

[vii] « Les vidéos de Daesh sont un modèle de communication maîtrisée pour exploiter les failles de nos sociétés connectées, influencer nos opinions publiques et rallier de nouveaux combattants. Daesh recrute plus qu’il ne perd de soldats. » déclaration du Général GOMART, chef de la DRM lors de son audition au Sénat le 8 avril 2015 :

http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20150406/etr.html#toc6

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