La fabrication standardisée des économistes, par Cédric Chevalier

Billet invité.

J’ai fait un « research master in economics » à l’Université catholique de Louvain (UCL), essentiellement donné par les professeurs du CORE (Center for Operations Research and Econometrics), l’élite auto-instituée de la science économique académique francophone belge. A l’époque, je voulais devenir « Économiste ». C’était mon graal, je ne vivais que pour ça, j’étais obsédé. J’avais commencé une thèse en « Économie » avec un auguste promoteur Économiste. Très vite, j’ai été dégoûté par l’état de la discipline, de ses tenants, puis auto-disqualifié par mon dégoût (on ne peut performer durablement dans un domaine qu’on finit par rejeter) et probablement disqualifié par les gardiens du temple, après m’être illustré de bien dangereuse manière, … dans un débat au titre pratiquement similaire à celui-ci.

Le CORE, c’est quelque chose. De manière sociologiquement intéressante, en Économie, comme en physique, le niveau d’abstraction théorique des travaux tend à déterminer proportionnellement la hauteur de la hiérarchie académique au sein de la discipline. Malheureusement, autant la physique théorique trouve à s’opérationnaliser, parfois des siècles après mais la plupart du temps, autant la « science économique » y échoue trop souvent, même après des siècles. Ou plutôt y parvient magistralement, mais alors pour le pire, quand la théorie est plaquée sur la réalité de manière aveugle. L’échec du passage de l’abstraction au concret est sans importance. Par contre, la mise en œuvre aveugle des théories abstraites au travers de politiques économiques concrètes conduit à des désastres, dont nombre ont été analysés sur ce blog. Le CORE, c’est le terrain de jeu des micro- et macro-économistes théoriques, mais aussi des économètres, cette espèce encore plus austère d’économistes, qui a au moins le mérite d’étudier des données réelles avec des méthodes réellement scientifiques, la plupart du temps.

Lors du débat en question, nos aimables professeurs avaient invité les apprentis économistes, « PhD students » comme on dit dans le jargon, à venir faire part de leurs questions, de leurs « frustrations », par rapport la science économique, en présence d’économistes prestigieux :

Jacques Drèze, probablement l’un des économiste vétérans francophones belges parmi les plus célèbre, Mas-Collel un des chefs de file de la « Sainte Inquisition économique » d’une certaine manière, puisque son manuel « Microeconomics » est le chevalet de torture de tous les apprentis PhD économistes du monde, David Colander (seul vrai critique présent de la science économique) et une dernière personne. J’ai eu le tort de prendre le thème du débat à la lettre, et d’exprimer ma frustration. C’est là que j’ai découvert les lignes rouges à ne pas franchir pour devenir universitaire… probablement trop tard. J’ai eu le tort, comme ma plume me le permet aussi, d’être radical dans la critique orale. J’ai eu le tort de poser des questions dérangeantes aux pontes de la discipline. J’ai montré, sans  concession, qu’à partir du moment où un chercheur israélien en psychologie empirique démolissait tous les postulats de la science économique, que des chercheurs d’autres disciplines (sciences politiques) recevaient le « prix Nobel » d’économie, alors, la science économique devait sérieusement se remettre en question. Je témoignais du fait que personnellement, j’étais déçu, je n’avais pas trouvé dans le « Temple des économistes », les réponses à mes questions, ni rencontré les « héros du bien commun » que j’espérais y trouver. J’ai mis le doigt sur une série de postulats et de dogmes des sciences économiques qui nous maintiennent selon moi (et bien d’autres) dans une impasse. Mon Promoteur de thèse m’a vite reproché « de m’être fait beaucoup d’ennemis » suite à mon intervention. Moi qui croyais que l’Université était le summum de l’esprit critique, le panthéon du savoir et de la liberté de pensée ! Si j’avais eu des parents issus du monde universitaire, j’aurais certainement intégré inconsciemment ces codes de bienséance avant de me « griller ».

Un jour, durant ma formation, un macro-économiste réputé nous a avoué que pour être publié, il fallait utiliser cette formule obsolète pour modéliser la rigidité des prix, sous-entendue la mainmise des anciens chercheurs sur les revues scientifiques, même si tout le monde savait maintenant qu’une formule plus récente rendait mieux compte de la rigidité réelle des prix. J’avais de la solidarité pour cet économiste praticien de banque nationale, qui se soumettait malgré lui à la règle.

Un autre macro-économiste qui nous enseignait les théories de la croissance économique, nous interrogeait sur les causes des Trente Glorieuses, ces trente années de croissance économique ininterrompues. Après que moi et d’autres ayons émis une série d’hypothèses, il a refusé de discuter l’effet de « l’effort de reconstruction d’après-guerre », « la disponibilité de ressources fossiles abondantes », et d’autres facteurs qui ne rentraient pas dans l’équation de croissance et ses facteurs de production : travail, capital et innovation. C’était un non débat. Nos propositions mettaient manifestement en péril l’universalité de la possibilité de croissance en mettant à jour des singularités historiques et matérielles hors de propos !

A un micro-économiste vétéran à qui je demandais quelques exemples d’applications des modèles théoriques que je peinais à ingurgiter, non pas par faiblesse mathématique (j’avais un don mathématique supérieur à la moyenne de mes coreligionnaires, de leur propre aveu), mais par absence de sens à trouver dans ces équations, je ne reçus aucune réponse.

La science économique universitaire est un milieu fascinant. On peut en fait passer sa vie à écrire des modèles théoriques, des équations, qui ne passeront jamais le test de la réalité, mais qui vous feront voyager dans le monde entier, dans des tas d’universités, qui vous feront publier dans de prestigieuses revues, sans que jamais votre « Ordre religieux » ne vous interroge sur les gains pratiques et concrets dont la société des « Fidèles » a bénéficié suite à vos brillantes idées. « L’élégance des modèles » semble valoir bien plus dans ces cénacles, que l’amélioration des conditions de vie et la justice pour les citoyens.

Peu à peu, à force d’ingurgiter de « l’astro-économie » absconse, sans aucun regard réellement critique ni intérêt transformatif pour la société, je me suis découragé. Un dernier sursaut m’a fait néanmoins réussir le master. Je suis économiste. J’en suis fier de ce diplôme. Oh certes pas « Économiste », je n’ai pas le titre de docteur et je ne suis pas professeur réputé dans une unité de recherche économique célèbre. Je n’ai pas publié d’article proposant une énième variante d’un modèle fait d’équations absurdes dans une revue américaine.

J’abandonnai ma thèse sur un coup de tête et sur une opportunité et partis travailler dans un cabinet ministériel. Là, je peux me féliciter d’avoir construit des politiques, avec mes collègues et sous l’égide d’un ministre ambitieux, qui ont bénéficié, un peu au moins j’espère, à la marche de la société. Ma solide formation d’« insider », dont je reste éminemment critique, a trouvé à s’exprimer dans ma contribution à la mise en place de mesures politiques autorisant une autre science, économique en particulier, comme un rapport sur « Les sciences du développement durable pour régir la transition vers la durabilité forte » écrit par un ingénieur philosophe, comme la mise en place d’un Congrès interdisciplinaire du développement durable, coprésidé par un économiste alternatif et le Vice-Président belge du GIEC. Un fonds de recherche scientifique avait également pour vocation de favoriser les travaux interdisciplinaires s’inscrivant dans un projet de développement durable à long terme.

Mon aisance mathématique et mon regard critique sur la science économique me rendent aujourd’hui totalement insensible à l’« élégance » des modèles et des théories universitaires. Et je suis avec intérêt les développements sociaux du milieu universitaire économique, comme cette tentative d’instaurer un nouveau pluralisme en France avec une école doctorale d’Économie politique, comme ces frondes d’étudiants en économie, de plus en plus nombreuses et répandues, comme cette méfiance générale de la population vis-à-vis des économistes universitaires. Les lignes bougent fort heureusement, mais révèlent encore l’abominable domination des tenants de l’orthodoxie quasi religieuse de la science économique, comme l’ont montré le torpillage en règle de l’initiative doctorale alternative française.

Certes, la théorie des jeux, l’économétrie, la modélisation dynamique des forces macro-économiques et l’usage de la simulation informatique sont de réelles avancées, utiles, pour une science économique vraiment pertinente. Tout n’est pas à jeter. Je m’inscris en faux contre les hétérodoxes trop radicaux ou simplement incompétents. La science économique propose de très intéressantes propositions théoriques et certaines réussites pratiques. Et il faut le dire, il y a de vrais savants, généreux, intelligents, proches du réel et  proposant des politiques économiques concrètes pour la société et la planète, les gens tels qu’ils sont. Les meilleurs d’entre eux parviennent à faire le grand écart entre la radicalité de l’analyse et l’acceptation de leurs pairs. Souvent, l’intelligence de leurs travaux les rend inévitables (Stiglitz, Krugman, Piketty). D’autres, plus radicaux encore, restent malheureusement dans une ombre injuste de la portée de leurs travaux (Georgescu-Roegen en est l’exemple le plus criant). Il faut leur rendre hommage et le discrédit de la profession ne doit pas porter ombrage sur ces honnêtes hommes. La science économique est de toute manière indispensable, parce que son objet existera toujours. Ainsi en est-il des économistes. Mais pourquoi faut-il si souvent que ce soient des physiciens, des mathématiciens, des politologues, des psychologues, des sociologues, qui soient les vecteurs de la nouveauté et de la pertinence en sciences économiques, aux dépens de l’Eglise économique officielle ? Et pourquoi faut-il que les Économistes les plus « utiles » soient ceux qui ont atteint la consécration officielle de leurs pairs, dans les Canons de la Sainte économie, et qu’arrivés en fin de carrière, ils puissent enfin et seulement jouir de la liberté et créativité critique qu’ils se sont refusées toute leur vie afin de gravir les échelons académiques de la discipline en toute sécurité ? Ils sont l’exception. Car on sait qu’aucun jeune Économiste ambitieux ne prendra de tels risques en début de carrière.

Malheureusement, sans éthique sociétale, sans esprit critique et réflexif, sans culture historique, sans souci de rendre effectivement service au citoyen, sans intégration des dimensions historiques, politiques et biophysiques du Réel, l’Économiste reste trop souvent un sorte de « singe savant », extrêmement brillant, bien intentionné mais non-pertinent, voire source d’aveuglement et de maintien des rapports injustes de domination pour la société.

Au point qu’on peut s’interroger en définitive, sur son rôle sociologique réel dans cette société, sur son statut si spécial parmi l’ensemble des disciplines universitaires, qui le fait côtoyer les puissants depuis au moins 3 siècles, dont il a l’oreille.

Dans la hiérarchie sociale des élites, la « science économique » ne serait-elle que l’équivalent moderne de la divination antique et l’Économiste, le pendant du druide, de l’augure ou de l’aruspice ? Avec ce vernis de rationalité quantitative qui convient parfaitement aux dirigeants de notre époque et aux citoyens scolarisés. Ce rôle semble malheureusement tellement universel qu’on a peine à  croire qu’il disparaisse naturellement dans le siècle à venir !

Pourtant, les défis urgents de notre temps réclament une autre Économie, dont l’étymologie grecque est si proche de l’Écologie. Une économie qui tienne compte des vrais gens et de la vraie planète sur laquelle nous vivons. Une Économie qui reconnaisse l’importance de l’histoire, des rapports de force, des liens sociaux, de l’énergie et de la matière. Une Économie qui intègre les limites, de l’Homme et de la Terre, enfin ! Bref, au sens grec de ces mots, une économie écologique. Qui soit désormais une vraie science de la gestion de notre seule maison, et plus seulement la loi d’un petit nombre !

 

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