Retranscription de Le temps qu’il fait le 30 janvier 2015. Merci à Olivier Brouwer !
Bonjour, nous sommes le vendredi 30 janvier 2015. Et aujourd’hui, je vais vous parler d’une affaire qui ne me regarde pas ! Voilà.
Hier soir, j’étais à Rennes, à l’université Rennes 2, invité par les sociologues et les anthropologues, et j’ai fait un exposé. Et à la fin, on m’a posé une question sur une affaire qui se passe en ce moment chez les économistes, et j’en ai parlé, et j’avais envie de vous en parler de toute manière aujourd’hui parce qu’il y a une tribune intéressante, par Jean-Pierre Dupuy et Frédéric Lordon, qui parait ces jours-ci dans l’Obs, qui s’appelle (je l’ai pas là), qui s’appelle si j’ai bon souvenir : « Portrait de l’économiste en nettoyeur », et ça porte sur une querelle qui a lieu en ce moment parmi les économistes.
Après la présentation, hier, à Rennes 2, il y a quelqu’un qui a demandé devant moi à l’organisateur : « Est-ce qu’il y a des profs dans la salle ? », il a dit : « Oui oui, il y a des anthropologues et des sociologues », et la personne a poursuivi en disant : « Est-ce qu’il y a des économistes ? », et là il a regardé, il a dit : « Non, des économistes, il n’y en a pas. »
Et vous savez, depuis que je suis rentré en France, c’était en mai 2009, j’ai été invité dans de très nombreux endroits. Quand j’ai dû faire le compte-rendu, la liste, pour l’université à Bruxelles, de mes interventions l’année dernière, sur 2013-2014, j’ai fait la liste et je suis arrivé à 75 invitations sur cette année-là, et je suis sûr que pour les années précédentes, de 2009 à 2013, je suis sûr que le nombre d’invitations, d’apparitions à la radio, à la télévision, d’invitations ici et là, je suis sûr que le nombre annuel était du même ordre, si pas plus élevé. Ce qui nous fait, euh, 5 fois 75, ça fait pratiquement 400 interventions. Je n’ai pas une seule fois été invité dans un département, dans une faculté d’économie. J’ai été invité absolument partout, je dirais, mais jamais par les économistes.
Il y a eu une rencontre avec un… Il y a eu quelques rencontres avec des économistes. En particulier à une émission sur France-Culture, ça s’appelait : « L’économie en question », si j’ai bon souvenir, où on m’a demandé de porter un regard critique sur ce qui se passait chez les économistes, donc on m’a demandé d’intervenir comme un observateur extérieur, pour dire ce qui semblait ne pas marcher dans leur profession. Sinon, je me suis retrouvé une fois chez Daniel Schneidermann, à « Arrêt sur image », en compagnie d’un économiste qui n’était pas un économiste, je dirais, orthodoxe, faisant partie du sérail, mais un économiste « atterré », et qu’est-ce que je n’ai pas pris comme dérouillée, qu’est-ce qu’il s’est pas fâché, qu’est-ce qu’il ne m’a pas engueulé ! La question que lui avait posé Schneidermann, c’était de lui dire : « Mais vous avez quand même entendu parler des travaux de Paul Jorion », et à ce moment-là, Monsieur Sterdyniak a explosé et, bon, je me suis essentiellement baissé, j’ai laissé passer les boulets et les obus, et voilà. Donc, une attaque, une attaque assez violente, sans doute une des plus violentes qu’on puisse voir de moi sur la télévision ! Ça doit être du même ordre, je dirais, que mon échange avec Monsieur Eric Woerth dans l’émission de Taddéï, « Ce soir (ou jamais !) », ou de la discussion avec Monsieur Brice Couturier sur France-Culture. Voilà. Mes rapports avec les économistes se limitent à ça.
Au moment où, il y a quelques années, s’est créée la Société d’Economie Politique, comme une réponse au verrouillage de la profession économique au courant orthodoxe, c’est-à-dire en fait, les gens qui font un travail, un travail, comment dire… je ne veux pas, je ne veux pas utiliser le vocabulaire qu’utilisent Dupuy et Lordon en parlant de leurs collègues ! Le mot n’est peut-être pas « injurieux », mais enfin, si, c’est à la limite, c’est à la limite pour parler de Monsieur Aghion et de Monsieur Tirole. Aghion, si j’ai bien compris l’article, est professeur au Collège de France et l’inspirateur du Pacte de Stabilité. Evidemment, quand on a ça sur les, comment dire, quand on est responsable du Pacte de [Stabilité], et de l’austérité en France, on a un bagage sérieux et assez encombrant, c’est une casserole d’envergure, et Monsieur Tirole, Monsieur Tirole a un prix Nobel d’économie pour des travaux – je ne vais rien dire de très particulier, si ce n’est que quand Madame Izabela Kaminska, qui est à mon sens un des meilleurs auteurs intervenant de manière régulière sur le Financial Times, quand elle a entendu son nom mentionné pour le prix Nobel en 2014, elle a dû aller chercher dans ses dossiers parce que c’est un nom qui ne lui disait absolument rien.
Et si vous voulez faire la distinction, en France, effectivement, entre les orthodoxes et les hétérodoxes, c’est très simple : ceux dont vous connaissez le nom, ce sont des hétérodoxes, ceux dont vous n’avez jamais entendu parler – sauf parce qu’on leur donne des prix Nobel – ce sont les orthodoxes.
Or, il se fait que les orthodoxes dominent entièrement la profession, qu’ils sont arrivés à éliminer pratiquement les autres de l’enseignement, et alors, qu’est-ce qui s’est passé ? C’est-à-dire que les autres, les hétérodoxes, ont essayé de, eh bien ils ont demandé à ce qu’on crée une autre section pour les mettre au C.N.U (Conseil National de l’Université) pour l’enseignement, voilà, qu’on crée une section particulière qui serait une section d’économie politique qui s’appellerait, si j’ai bon souvenir : « Economie et Société ».
Et alors, Monsieur Tirole, tout bardé de son nouveau prix Nobel pour des travaux qui sont d’ordre anecdotique – je n’en dirai pas d’avantage – est monté sur ses grands chevaux, il a menacé, etc., en parlant de gens médiocres qui étaient incapables de publier dans les grandes revues d’économie. Et, vous connaissez sans doute le système, ce système n’est pas propre à la « science », entre guillemets, économique, c’est-à-dire que, eh bien, c’est une coterie, c’est une clique, c’est un petit groupe, une corporation fermée sur elle-même qui décide de ce que vous allez publier ou non.
Alors, j’explique un petit peu ce système, parce qu’on m’a demandé, c’était il y a quelques années, c’était pour faire un CV, on m’a dit : « Ne mentionnez parmi vos articles que ceux qui ont été publiés dans le système « peer reviewed ». Revu (non, ce n’est pas revu, « reviewed », c’est « évalué »), évalué par des pairs. Voilà. Et alors, quand je dois faire une liste comme celle-là, eh bien, je peux faire une liste d’une dizaine d’articles que j’ai publiés entre l’âge de 25 et 30 ans, et rien par la suite. Est-ce que ça veut dire que je n’ai pas publié dans des revues importantes par la suite ? [Non], mais pas dans le système « peer reviewed ». Parce que je n’acceptais de publier dans ces revues-là que sur invitation. Quand on me disait : « Voilà, mon cher Monsieur, il nous faut absolument un article de vous dans notre numéro spécial sur tel et tel sujet », voilà.
Il m’est arrivé récemment que, même dans ce cadre-là, où j’étais véritablement invité, on est retombé sur le système « peer reviewed », et on m’a renvoyé en me disant : « Merci beaucoup pour cet article admirable que vous nous avez envoyé, mais notre comité de lecture anonyme – parce que c’est toujours anonyme, parce que ces gens n’ont aucun courage, c’est en principe pour une certaine objectivité, et je vous ai déjà parlé du type d’objectivité qui se cache derrière l’anonymat, en général ce sont des gens médiocres, simplement, qui vous donnent une note négative, parce qu’ils ne veulent pas que vous veniez leur faire de l’ombre. Voilà. Alors, deux fois, récemment, on m’a dit, « Oui, mais on voudrait quand même, notre comité de lecture vous demande quand même de faire une modification de ceci ou cela ». Et ces deux fois-là, j’ai répondu : « Ecoutez, moi je vous envoie un texte dont je considère qu’il est bien sous sa forme définitive, vous le prenez comme ça ou vous ne le prenez pas ». Dans les deux cas, ils n’ont pas pris, parce que ce sont des revues qui fonctionnent selon ce système de la coterie, de la clique, etc. C’est la même chose en science économique qu’ailleurs.
Alors, cette querelle, cette querelle, comme je l’ai dit, ça ne me touche pas. Quand j’ai proposé, c’était dans le cadre du mouvement du MAUSS d’Alain Caillé, quand Alain Caillé a lancé à la cantonade une invitation à ce que les gens fassent partie de cette Société d’économie politique qui se créait, donc je dirais un peu comme une sorte de contre-pouvoir pour l’économie dominante, et que j’ai dit avec enthousiasme, j’ai dit : « Ah oui ! mais bien sûr, moi je veux faire partie de ça ! » et que la réponse a été une réponse un peu glaçante, disant : « Oui mais tu n’es pas économiste ! », [je me suis] dit : « Bon, c’est des jeux qu’ils jouent entre eux, je ne vais pas me mêler de ça ». Voilà.
Alors, du coup, je ne me mêle pas de ça, les économistes m’ignorent superbement, je les ignore superbement également. Quand on me demande un avis sur la qualité de la science économique, je dis que ce n’est pas une science, parce qu’elle s’est mise à l’abri de la méthode expérimentale, et on ne manque pas de preuves, j’en ai quelques unes, personnellement, de mon expérience, mais sinon, si vous en voulez, lisez le livre de Monsieur Donald MacKenzie, « An engine, not a camera », et vous verrez de son enquête en profondeur à l’intérieur du système de production du savoir économique et financier, que ça n’a aucun rapport avec une science, c’est la production d’un discours dogmatique, il n’emploie probablement pas ce terme-là parce qu’il est poli, mais c’est ça. C’est ça : c’est la production d’un catéchisme par des prêtres. Des prêtres d’une religion féroce par ailleurs, puisque c’est ce qui produit des « pactes de stabilité », des programmes d’austérité et des choses de cet ordre-là. Ou alors des, bon, voilà, des diktats de gens qui reçoivent des prix Nobel d’un jury composé de gens identiques à eux-mêmes. Voilà.
Je n’ai pas grand-chose de plus à dire sur cette institution, du fait que je n’en fais pas partie, je ne fais partie ni des hétérodoxes, ni des orthodoxes. Certainement pas des orthodoxes, mais pas des hétérodoxes non plus, d’une part parce que je n’ai pas la formation d’économiste, effectivement, moi je voulais bien me joindre, je dirais, sur une base de, comment dire, de bénévolat, à une association d’économie politique, on n’a pas voulu de moi parce que je ne suis pas économiste, je ne m’en porte pas plus mal. J’écris des livres. Quand on me demande, en général, quand on m’interviewe, quand il y a un entretien à la radio ou à la télévision, on me pose la question, on me dit : « Comment est-ce qu’on va vous présenter ? » Alors moi je dis, eh bien voilà, on peut dire que je suis professeur à la Vrije Universiteit Brussel, parce qu’on m’a attribué la chaire « Stewardship of finance ». De formation, je suis économ… Je ne suis pas économiste ! Je suis anthropologue et je suis sociologue. Voilà. Et quand l’émission commence, eh bien on vous dit : « Paul Jorion, économiste ». Voilà. Quelquefois, vous avez dû entendre « anthropologue » ou « sociologue », mais sinon, la personne ignore tout mon baratin, et c’est pour ça que le lapsus m’est venu en disant : « Paul Jorion, économiste ». C’est un choix qui est fait, c’est reconnaître une compétence que j’ai, j’ai publié pas mal de bouquins dans ce domaine-là, il y en a un à paraître sur Keynes, qui est un, bon, c’est le… Vous le verrez, c’est un travail de deux ans, c’est un travail, je crois que c’est sérieux, c’est un travail sérieux, j’ai lu énormément de Keynes, j’ai réfléchi, j’ai situé ça dans le cadre. Je ne l’ai pas spécialement comparé à d’autres économistes, parce que ce n’était pas ça mon propos, mon propos, c’était de reconstituer un savoir de type « science économique », mais « science », à ce moment-là, sans guillemets, une vraie science, parce que ça existe, une science, il y a des critères pour faire de la science, et c’est un discours qui nous a rendu bien des services, il ne faut pas cracher là-dessus. Il y a des défauts dans la production de la science comme dans la production de beaucoup d’autres choses, mais c’est un discours dont l’espèce humaine peut être fière ! Le discours de la science, on a quand même quelque chose de très très beau là-dedans, même si il y a aussi, évidemment, des escrocs, même si il y a des Madoff à l’intérieur de ce système, même si on nomme au Collège de France des Madoff de l’économie.
Alors voilà, c’est ça que je voulais vous dire. Je n’ai pas un rapport, moi, à l’institution « scienceéconomique », je ne suis pas considéré comme un économiste, sauf par les gens qui me décernent ce titre, et je les remercie de le faire, parce que c’est reconnaître que j’ai une certaine compétence dans ce domaine-là, mais je ne peux pas m’empêcher de faire un commentaire sur ce qui est en train de se passer, parce que, en particulier, la chronique de Dupuy et de Lordon est un texte qu’il faut approuver. C’est une manière d’essayer de dynamiter, justement, cette ossification, cette fossilisation d’une institution. Il n’y a pas de raison que des groupes d’experts se transforment en corporation, en clique, en petit groupe qui, simplement, essaye d’empêcher l’accès à leur profession.
Alors, à mon sens, la solution à ça, ce n’est pas de créer une section parallèle, parce que voilà, Monsieur Hamon était pour, mais il est parti pour des raisons que vous connaissez – je ne crois pas qu’il soit parti de son propre mouvement, mais on l’a fait disparaître – et du coup, eh bien, ce truc est en rade, et des gens qui sont proches du pouvoir, proches de l’institution, peuvent mettre leur veto.
Voilà. C’est la seule chose que j’avais à dire là-dessus. À la semaine prochaine, au revoir.
@Khanard, J’ai été surpris d’être sur la liste alors que personne ne m’avait sollicité. Probablement mes travaux sur l’intrication quantique…