L’arnaque, par Michel Leis

Billet invité.

Sous l’effet d’une propagande intensive et ininterrompue depuis plus de vingt ans, il semblerait que de plus en plus de personnes soient victimes d’une arnaque à grande échelle, comme en témoigne cette conversation entendue il y a quelques jours entre deux employées au détour des allées de la supérette locale. Le sujet du moment en Belgique (comme dans beaucoup de pays) c’est la nouvelle réforme des pensions qui va porter l’âge de la retraite à 66 en 2025 et 67 ans en 2030.

Après un échange de quelques minutes pour se plaindre de ces mesures, la conversation se conclut par quelques commentaires totalement résignés :

– Bon de toute façon, il faudra bien travailler jusqu’à cet âge, il n’y a pas le choix.

– Oui, on voit très bien que l’on ne pourra pas faire autrement.

Pourtant, si elles regardent dans la supérette où elles travaillent, pas l’ombre d’un(e) employé(e) au-dessus de 60 ans en dépit de l’âge légal de la pension, fixé en Belgique à 65 ans. Si ces deux employées fréquentent les autres commerces ou supermarchés de la commune, elles ne verront pas non plus d’employé(e)s dans ces tranches d’âges. Mais plutôt que de regarder leur environnement immédiat ou les statistiques officielles européennes qui montrent un taux d’emploi des 55-64 ans inférieur à 39 % [i], elles préfèrent s’en tenir au discours officiel. Elles restent avec cette illusion qu’elles boucleront leur 45 ans de carrière nécessaire pour obtenir une retraite à taux plein, préférant ignorer que l’âge moyen de la pension est de 58 ans, que les gouvernements successifs sont incapables de créer des emplois et encore moins de faire face à la prochaine vague de montée du chômage, il est certain que sans des changements radicaux, cette situation ne va pas s’améliorer.

En réalité, le nombre de personnes qui vont obtenir une retraite à taux plein dans la plupart des pays européens va tendre vers zéro, sauf pour une catégorie très particulière, celle des cadres dirigeants d’entreprises ou du personnel politique. Ces vainqueurs du Darwinisme social exacerbé qui caractérise notre époque ne sont évidemment pas impactés par le chômage des tranches d’âges les plus élevés. Même s’ils ont fait de longues études, ils termineront leurs carrières avec le nombre d’années nécessaires, après tout, ne sont –ils pas les seuls dans la hiérarchie à pouvoir décider de leur âge de départ en retraite ? Au pire des mécanismes de retraites groupes, chapeau et autres avantages prévus pour les cadres dirigeants leur garantiront une pension confortable, sans compter les confortables systèmes de retraites du monde politique, rarement mis à contribution.

C’est ce que l’on peut constater tous les jours en fréquentant les couloirs des grandes entreprises où les rares têtes grises sont essentiellement celles des dirigeants, c’est aussi ce que confirment les rares études sur ce sujet [ii], parfois assez anciennes. Le tableau ci-dessous issu d’une étude du DARES réalisée sur l’emploi en France en 2009 montre une différence significative entre les cadres et le reste de la population tandis qu’une étude plus ancienne de l’INSEE montre une différence significative au sein de la population des cadres entre les dirigeants et le reste du personnel d’encadrement. On est encore dans un phénomène de dernier centile tel que le décrit Piketty à propos de la répartition de la fortune. Rien n’indique que les tendances soient différentes dans les différents pays de l’Europe occidentale [iii], y compris la Belgique.

Michel 01

Michel 02

Dans le monde sans pitié qui est celui du capital, l’ouvrier n’est plus en mesure de tenir les cadences ou les efforts demandés sur la chaîne, l’employé âgé qui fait face à la clientèle n’est plus au goût du jour, celui qui travaille dans les bureaux coûte trop cher avec ses années d’ancienneté, le cadre qui se fond dans la masse n’apporte rien par rapport aux jeunes qui se bousculent pour obtenir un poste tandis que celui qui essaie de mettre son expérience au service de l’entreprise n’est qu’un empêcheur de tourner en rond puisqu’il raisonne sur son expérience passée, c’est-à-dire des données forcément obsolètes aux yeux des cadres dirigeants. Au-delà du froid raisonnement des entreprises, il y a cette réalité statistique : l’espérance de vie en bonne santé se situe maintenant un peu partout en Europe en deçà de l’âge de la retraite [iv]… Et les cadres dirigeants me direz-vous ? Et bien justement, ils ont un accès privilégié à la médecine, à la nourriture de qualité et autres facteurs qui favorisent une longue vie (à la réserve près d’imprévisible accident d’avion dans les aéroports russes) en bonne santé à laquelle vous aurez de moins en moins accès.

Les assurances chômages et les mécanismes de survie couvriront tant bien que mal (plutôt mal que bien) la période entre votre dernier emploi et l’âge de départ à la pension. Pire encore, l’âge de sortie du dernier travail va tendre à s’abaisser avec la réduction massive de l’emploi, la logique du tout profit s’accommodent mal  de travailleurs qui coûtent cher et qui sont considérés comme moins productifs. La pension versée sera celle correspondant aux minimums sociaux puisque vous n’aurez pas une carrière complète.

Toutes les politiques actuelles de prolongation de la durée d’activité ne sont qu’une grande arnaque. Une arnaque met en œuvre un certain nombre de moyens pour réaliser un profit illicite. De quoi s’agit-il ? De dédouaner les entreprises de leurs responsabilités collectives, de leur permettre de payer moins d’impôts et de charges pour que leurs dirigeants touchent plus et leurs actionnaires puissent faire plus de profits. Le monde politique est complice de cette arnaque. Il y trouve son intérêt en espérant équilibrer son budget, et obtenir ainsi le soutien des groupes de pressions, des lobbys et des classes les plus aisées qui ne veulent plus entendre parler de solidarité nationale.

Dans tous les cas de figure, une infime minorité qui n’est pas concernée directement par le problème décide au nom de tous et en vue de préserver ses seuls intérêts. On a beau examiner un tel mode de décision sous tous les angles, il ne s’agit en aucun cas d’un processus démocratique, juste d’une association de malfaiteurs.

===========================================================================
[i] La France est à moins de 42 %, l’UE est à moins de 47 %

[ii] Les statistiques sont disponibles par tranches d’âges ou par niveaux de qualification, mais elles regroupent rarement les deux

[iii] Je laisse ici de côté les anciens pays du bloc de l’Est où l’effondrement des systèmes de protection sociale oblige les seniors à travailler à n’importe quel prix…

[iv] Entre 63 et 65 ans en Belgique suivant que l’on soit un homme ou une femme, un peu moins en France

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131 réponses à “L’arnaque, par Michel Leis”

  1. Avatar de Dominique Gagnot

    Note à l’intention de la modération 😉 : les 2 posts précédents sont pas très clair. Après m’être flagellé, j’ai réécrit le tout ci-dessous, et du coup les 2 précédents sont inutiles.
    Désolé 🙁

    ———————————-

    En fait ce que vous appelez « l’Arnaque » n’est qu’une évolution de la phase 2 du Capitalisme,.

    Phase 1: 1789 – 1973.
    Caractéristique :
    Les propriétaires ont besoin de toute la main d’oeuvre disponible pour maximiser leurs profits. Les travailleurs sont donc en bonne position pour négocier leurs conditions.
    D’ou progrès social quasi permanent (et 2 guerres mondiales)

    Phase 2: 1973 – 2025.
    Caractéristique
    : Du fait des progrès technique et de la libéralisation des échanges, les propriétaires peuvent réduire la classe travailleuse, et du coup freiner puis inverser le progrès social.
    Les acquis sociaux de la phase 1 sont éliminés les uns après les autres, (dont le droit à la retraite qui est en cours de suppression). Le chômage ne cesse de progresser.
    On appelle cette phase la « crise », ou « l’Arnaque ». Mais en fait l’Arnaque dure depuis 1789. Seulement jusqu’ici, nous, les occidentaux, en profitions et on trouvait ça plutôt sympa. Ce qui n’est pas le cas du reste du monde….

    Phase 3: 2025 – fin des temps
    Caractéristique:
    Les propriétaires font ce qu’ils veulent. Ils ont rompus tout lien avec les masses, durant la phase 2, discrètement grâce à l’enfumage médiatique.
    Il n’y a plus d’emplois ni d’état providence.

    Ces 3 phases sont illustrées là:

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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