Billet invité.
Le devoir universel du suicide
Cédric Chevalier nous offre un résumé lumineux de la problématique posée par la « grande dissociation ». La dissociation économique entre le revenu et le travail se radicalise depuis 30 ans avec l’avènement de l’intelligence artificielle. Le travail de la machine ne remplace plus seulement le travail de l’homme dans la dépense d’énergie mécanique mais aussi dans sa capacité essentielle de raisonner. En économie de l’échange, la machine est du capital. La mécanisation à l’œuvre implique que le travailleur manuel et le travailleur administratif reçoivent une part infiniment décroissante de la richesse produite. Le propriétaire du capital qui a pu accumuler des machines n’a théoriquement plus besoin de recourir au travail ni des autres, ni du sien pour satisfaire ses besoins.
Un immense paradoxe s’ouvre à l’homme contemporain. Il devient envisageable de produire tout ce que l’homme consomme actuellement sans que l’existence des humains soit nécessaire à l’existence des biens économiques produits. En théorie l’économie du capital est auto-normée : il est possible de transformer l’homme pour que la consommation humaine soit strictement réduite à ce que les machines contrôlées par les capitalistes peuvent produire sans humain. L’expérience de pensée de Cédric est imparable quant à sa conclusion : un seul capitaliste finira par contrôler toute activité terrestre dans la contemplation éternelle de son moi.
Même en intégrant la contrainte physique de la disponibilité limitée des ressources physiques, la vie de l’humain dans le cosmos peut se résumer à un individu unique qui sera capable de capter l’énergie libérée par l’entropie naturelle de la matière livrée à elle-même. Le paradoxe est absolu d’une humanité devenue capable de réaliser physiquement par le calcul rationnel son propre anéantissement. Le droit de se suicider n’était jusqu’à présent qu’une capacité de fait de chaque individu. Le droit de se suicider est désormais une possibilité réelle de l’humanité toute entière.
Le suicide est bien devenu un droit universel réel de l’humanité toute entière puisque un raisonnement simple à la portée de toute intelligence démontre que la substitution du capital au travail va nécessairement exclure une part croissante de l’humanité de la consommation des biens. Le système de la liberté économique absolue du capital sur le travail conduit mécaniquement les propriétaires du capital à n’agir que pour eux-mêmes comme si l’existence du travail n’était d’aucune nécessité dans le prix des échanges.
Rationalité mécanique de la déflation
La déflation que les économistes craignent et que les capitalistes constatent dans les bilans financiers des États, des entreprises et des banques, n’est rien d’autre qu’un prix nominal du capital manifestement disproportionné à la consommation réelle des biens qui font la rentabilité finale des investissements. Le prix affiché des actifs dans les comptabilités publiques et privées est radicalement survalorisé par rapport aux passifs, lesquels sont des anticipations du prix de ce qui sera effectivement consommé à satisfaire les besoins des gens qui gagnent des revenus par leur participation effective à la production.
La crise déflationniste actuelle est une perte de crédibilité des prix attribués aux dépôts, dettes et titres qui font le passif du système financier, eu égard à l’évolution réelle de la consommation anticipable. L’effacement du travail au bénéfice du capital détruit la transformation du capital par le travail. Il y a trois crises dans la déflation monétaire en cours :
- les crédits nominalement remboursables dans le système bancaire mondial ne sont plus vérifiables par la production réelle de biens raisonnablement prévisible par les lois économiques ;
- les revenus nominalement distribués au capital et au travail par le marché libre-échangiste ne permettent plus de mesurer un prix global suffisant de la demande de biens par rapport au prix anticipé de l’offre exclusivement déterminé par le capital ;
- la monétisation des revenus, des dettes et des capitaux par le système bancaire mondial ne contient plus aucune règle de rémunération du travail qui est nécessaire et indispensable au remboursement effectif des dettes et à la régénération du capital soumis à l’entropie physique.
La rationalité humaine calculable par les machines démontre objectivement et indiscutablement que l’équilibre du système tend inexorablement à concentrer le pouvoir économique dans une poignée de cerveaux mécaniquement assistés. Dans le système de l’économie libérale, l’intérêt financier de l’humain est objectivement nul. Les banques centrales ne peuvent que pratiquer un taux d’intérêt nominal nul sur leurs crédits et un taux d’intérêt réel négatif sur leurs dépôts.
Mécaniquement, le système de l’équilibre économique objectivement et subjectivement déconnecté du travail, rend sans alternative pensable le système financier libéral actuel. Ce système s’auto-justifie et s’entretient par le prélèvement désormais ouvertement pratiqué de l’intérêt négatif sur les revenus du travail déposés en monnaie et par l’intérêt nul sur les crédits aux capitalistes emprunteurs exonérés de toute obligation de remboursement réel de la productivité du travail emprunté.
Sur le plan du calcul comptable mécanisé, il faut faire croître le capital financier nominal par quoi le prix nominal du capital réel peut remplacer comptablement le prix minoré du travail rémunérant la demande humaine. A la négation du travail réellement présent dans les machines qui remplacent l’homme, correspond l’idéologie libérale de l’ordre nominaliste libertarien où la demande vraiment humaine est impérativement remplacée par l’offre mécanique. Le raisonnement objectif de la machine remplace le raisonnement du sujet humain : le calcul financier est concrètement une substitution de la réalité virtuelle à toute réalité vivante biologique spirituellement volontaire du sujet.
Postulat chrématistique : l’argent produit l’argent
Le paradoxe de la « grande dissociation » est construit sur le postulat d’une inutilité de la volonté humaine dans l’impératif de l’accumulation matérielle. Implicitement, la capitalisation spéculative du réel est le seul motif d’existence humaine. Maintenant que le raisonnement se mécanise, l’hypothèque de la volonté humaine faillible peut être levée. Le capital financier nominal croît à l’abri de tout risque. La variable humaine est objectivement éliminée. Le travail de demande des biens nécessaires à la vie du sujet, le travail de discernement des objets désirables de la volonté et le travail de connaissance de la réalité objective extérieure au raisonnement spéculatif, n’est plus la condition préalable à la régularité statistique de la croissance des nombres.
Le paradoxe est donc construit sur une réduction du travail à la dépense d’énergie qui n’aurait pas de finalité. Le sujet n’est plus apte à délibérer de ses fins par son travail. Confondre le travail des humains avec le travail des machines, est une manière de ne plus questionner l’existence de l’autre dans l’existence du moi ; une façon d’éliminer toute incertitude à la toute-puissance du moi individuel. L’interrogation de la responsabilité du « je » n’est plus un sujet ; la machine fonctionne par elle-même au service exclusif des quelques « moi » qui la contrôlent dans l’indifférence à la vérité des besoins humains.
Il faut ici poser que le calcul financier mécanique crée une virtualité parfaite ; la modélisation abstraite des prix échappe à tout échange réel de biens. La révolution libertarienne est portée par l’intelligence artificielle : le banquier a les moyens d’une liberté absolue de dicter les prix par la masse des données qu’il produit en entrée de ses algorithmes de négociation. Le transfert par la loi, de la comptabilité de prêteur en dernier ressort des budgets publics vers les banques centrales non subordonnées à la puissance des États de droit, a changé la nature de la monnaie et le motif de rémunération des vendeurs par les acheteurs.
Jusqu’à l’abandon de la convertibilité systémique du dollar en or et par conséquent d’un principe objectif de régulation des changes par les États, l’émission de la monnaie était contrôlée par la puissance publique des gouvernements souverains exécuteurs de la loi politique. En Europe occidentale, les gouvernements surveillaient la politique de crédit des banques. Les entreprises rémunérant le travail conformément au droit et à l’égalité entre le travail et la propriété, bénéficiaient d’un crédit garanti en dernier ressort sur les impôts votés par les parlements.
La libéralisation des années quatre-vingts prend prétexte de l’inefficacité relative des États à connaître les réalités de la production des biens pour rompre la subordination des crédits bancaires à une politique macro-économique de rémunération suffisante du travail. L’équilibre des rapports de force entre le capital et le travail est délibérément rompu au profit de l’offre devenant directrice de la demande par les intérêts exclusivement privés. La finalité des banques dans ce système de monétisation privée du crédit est la rémunération exclusive du capital qui garantit les crédits qu’elles accordent.
Le calcul des salaires et de la rémunération du travail est la variable d’ajustement dans une équation du capital où la solvabilité des emprunteurs ne se définit plus par le service effectif des besoins humains mais par un capital nominal suffisant pour attirer l’épargne et le capital d’investissement spéculatif. Dans le système libertarien de l’euro-dollar, la question économique fondamentale est celle de la rentabilité nominale du capital financier et non celle de l’adéquation du capital réellement investi à répondre aux besoins humains et à développer la capacité de travail qui les satisfasse.
Remettre le raisonnement sur ses pieds
Si la finalité de l’économie est la concentration du capital dans les banques pour rassurer des épargnants et des déposants qui n’ont plus besoin de désirer ni de choisir ce qu’ils désirent pour vivre effectivement, alors les machines sont la solution définitive à l’existence humaine. Non seulement les machines numériques ont des mouvements beaucoup plus rapides, précis et adaptables que les travailleurs humains, mais elles transforment n’importe quelles « data » en prix rémunérateurs pour le capital spéculatif, lequel ne contient plus aucun travail de délibération et de connaissance du réel vivant objectif. Équilibre parfait et immuable de l’existence humaine mécanisée.
Si au contraire la finalité de l’économie est un travail efficient de relation au réel et d’échange avec autrui, la machine ne peut pas remplacer le sujet humain. Hors de la religion féroce, la machine ne veut rien, ne sait rien et ne fait rien sans qu’un humain n’ait décidé de sa programmation. Le travail humain qui n’est pas un travail mécanique est justement :
- d’acheter la formulation de ses besoins,
- de vendre la production des biens qui répondent à ses besoins,
- de délibérer les équilibres de l’offre et de la demande de chaque bien productible,
- d’assurer la livraison universelle des biens à tous les humains sujets solidaires et responsables de leurs droits.
Le nominalisme libéral ne pense pas la pluralité du sujet. Pour mobiliser le vivre ensemble au service des intérêts humains, il est infiniment plus simple de capitaliser la connaissance sur quelques têtes et de dénier à la majorité la faculté de vouloir et de décider. La monnaie est la faculté collective réelle de vouloir et de décider. Dans l’économie de l’humain, il suffit que quelque chose soit désiré par un acheteur nominal vrai et un vendeur réel pour que la société politique accorde un prix à la chose en garantissant la dette en monnaie de l’acheteur au vendeur. Jusqu’à la libéralisation financière, la matérialisation du prix en monnaie requerrait une vérification publique marchande par la loi politique.
Depuis, l’avènement légal de l’euro convertible en dollar hors du contrôle des souverainetés politiques, la guerre financière de tous contre tous n’est solvable que par le capital mécanique soustrait à la responsabilité du travail. Les élites ploutocratiques ne voient par définition aucune alternative à ce système car il faudrait qu’elles se mettent à travailler au service de tous les humains. Il faudrait qu’elles reprogramment le capital mécanique et le marché politique au service du travail humain de délibération et d’invention des biens.
Rationalité humaine de la monnaie de compensation
Rémunérer le travail et l’accroissement du capital issu de l’investissement réel signifie une réindexation de la monnaie sur les transactions commerciales en lieu et place de la monnaie mécanique adossée aux algorithmes bancaires de spéculation sur le virtuel. Une transaction commerciale est un échange de biens ou de services réels conforme à la loi publique d’une société solidaire de citoyens. Une transaction commerciale est un échange de travail humain contre un prix en monnaie du bien commun délibéré universellement intelligible.
Pour qu’il y ait commerce du travail contre des biens réels, il faut des sociétés politiques qui délimitent des marchés où s’appliquent une et une seule loi matérialisée par une même monnaie qui est l’unité d’œuvre de tous les citoyens. Les machines financières sont parfaitement programmables pour :
- identifier et délimiter la responsabilité monétaire des souverainetés politiques ;
- inventorier et marquer les corps de lois appliquées par les sociétés constituées de citoyens solidaires par leur travail ;
- équilibrer le prix du remboursement des balances commerciales par le commerce public des parités de change des titres de capital monétisés ;
- assurer le bien vivre de tous les humains par la rémunération du travail de transformation de la réalité en services réels.
Une machine comptable de calcul de l’équilibre des prix de tous les biens désirables et productibles par l’humain s’appelle une chambre de compensation. Le système financier libéral actuel est une chambre de compensation sans État de droit, sans responsabilité financière réelle où la demande mécanisée de biens ne peut pas s’équilibrer par l’offre de travail effective. Ce système redeviendra liquide et solvable quand le prix de la responsabilité des banques sera de nouveau assuré par des États de droit financièrement matérialisés par des unités monétaires distinctes. Alors le capital pourra de nouveau rembourser ses dettes au travail par les fluctuations rationalisées des parités de change en capital fiscal public de garantie du bien commun.
(suite) (« À tout seigneur tout honneur ») PJ : « il n’est pas exclu du tout que je me retrouve dans la…