Je poursuis la publication des chapitres de Principes des systèmes intelligents. J’introduis ici la notion de « connexion simple ». Elle jouera plus tard un rôle crucial dans Comment la vérité et la réalité furent inventées (2009), quand il s’agira d’expliquer le « miracle grec ». Ce qui permettra celui-ci, c’est la brisure de la symétrie qui existe dans la « connexion simple ». Cela m’apparaîtra alors que j’essaie (oui, je sais : j’ai des passe-temps curieux !) de modéliser des raisonnements de type « mentalité primitive » dans le langage de programmation Prolog : si « un jumeau est un oiseau » alors il faut automatiquement aussi permettre « un oiseau est un jumeau.
La connexion simple
Il reste un dernier cas à traiter, celui des enchaînements associatifs appelés par nous sans plus de précision, « connexion simple », les deux exemples étant « abeille »/« miel » et « fenêtre »/« verre ». Dans aucun de ces deux cas la liaison entre l’antécédent et le conséquent de l’enchaînement ne peut être assurée en français par la copule « être ». On peut dire « l’abeille fait du miel » ou « l’abeille a du miel » ou « le miel de l’abeille », et « la fenêtre est en verre » ou « la fenêtre a du verre » ou « le verre de la fenêtre ». Et ceci attire l’attention sur un fait tout à fait important pour la suite : l’usage spontané de la langue fait apparaître – en plus de l’inclusion dans une classe et l’attribution d’une propriété – des enchaînements associatifs valides beaucoup plus « flous ». Ces simples « connexions », peuvent être exprimées en français à l’aide du verbe « avoir » dans un usage de copule ou bien par le génitif « de » ; l’anglais dispose de deux formules et peut rendre le génitif par le « ‘s » connectant les termes dans l’ordre inverse à celui du français : « a bee’s honey » et « a window’s glass ».
Pour comprendre ce qu’expriment de telles « connexions simples», il est indispensable de faire un détour par d’autres langues que celles qui nous sont familières, et c’est ici que le savoir de l’anthropologue peut être d’une grande utilité. La raison en est la suivante : de nombreuses langues ignorent les relations que nous distinguons comme l’inclusion (et l’appartenance) et l’attribution, et ne connaissent qu’une relation unique dans l’enchaînement associatif : la « connexion simple ». C’est une chose très difficile à saisir pour nous qui sommes habitués à distinguer dans la langue des types différenciés de relations entre objets, et nous ne pouvons pas nous empêcher de lire la relation d’inclusion et d’attribution dans les raisonnements tenus par les représentants d’autres cultures, alors que ceux-ci ne les y voient pas, faute de les y avoir jamais vues. Il faut donc faire un effort tout particulier pour imaginer ce qu’est un univers de représentations où l’enchaînement associatif ne dénote qu’une « connexion simple » entre les mots associés.
Dans un livre consacré à la « pensée primitive », Hallpike écrit ceci :
« L’existence de termes généraux et particuliers, tels qu’“arbre” ou “chêne”, au sein du lexique d’une langue naturelle, ne signifie pas nécessairement que ces populations elles-mêmes conçoivent réellement ces termes comme dénotant des classes en relation d’inclusion. Piaget a noté qu’alors que des enfants de trois ou quatre ans peuvent comprendre qu’une pâquerette est une fleur ou qu’une femme est une personne, ils ne conçoivent pas ces relations hiérarchiques en termes d’inclusion de classe. » (Hallpike 1979 : 202.)
En évoquant les enfants, Hallpike nous rappelle que « lire » la relation d’inclusion dans les phrases que nous manipulons, requiert un apprentissage. Il semble à l’inverse que cette capacité puisse disparaître dans les « pathologies de la pensée », par exemple dans la démence sénile où les phrases prononcées par les malades restent par ailleurs syntaxiquement correctes :
« Les lois d’implication, d’inclusion, d’exclusion, etc., et même de non-contradiction qui sous-tendent en fait l’articulation des catégories grammaticales, au niveau du discours, ne sont plus respectées (par les déments). » (Irigaray 1973 : 347.)
Qu’est-ce que cela signifie pratiquement quant aux « lois de la pensée » ?
Décrivons un cas fictif : imaginons une culture qui distingue, par exemple, l’oiseau, le perroquet et l’ara – dans la mesure où il existe pour chacun d’eux un signifiant distinct dans la langue locale. L’hypothèse est la suivante : ces termes peuvent fonctionner conjointement et de manière appropriée dans le discours sans que la fonction d’inclusion s’exerce jamais. Il suffit pour cela que les locuteurs sachent pragmatiquement quels types de propositions sont valides. Il faut par exemple qu’ils sachent que « cet ara est un perroquet » peut se dire dans tous les cas, alors que « ce perroquet est un ara » ne peut se dire que dans certains cas. De même, « cet ara est un oiseau » peut toujours se dire, alors que « cet oiseau est un ara » ne peut se dire que dans certaines occasions. Enfin, « ce perroquet est un oiseau » peut toujours se dire, alors que « cet oiseau est un perroquet », ne se dira que dans certaines circonstances. Évidemment cela demande une certaine gymnastique de l’esprit, mais celle-ci n’est pas plus complexe que celle qui conduit par exemple un enfant à comprendre un jour que si une pâquerette est une fleur et qu’une fleur est un végétal, alors une pâquerette est un végétal.
On aura compris que l’usage du verbe « être » dans cette illustration suppose que la fonction de la copule est indifférenciée, c’est-à-dire que les relations d’inclusion, d’attribution, ou de simple synonymie qu’il signale alternativement dans nos langues ne sont pas distinguées : autrement dit, la copule remplit ici une fonction unique que l’on peut appeler de « connexion simple ». On pourrait penser bien sûr que ce cas fictif manque de plausibilité, mais le chinois présente cette particularité de manière tout à fait indiscutable. Dans cette langue, la fonction unique de « connexion simple » est exercée par un mot spécial, représenté dans l’écriture par l’idéogramme yeh.
Hansen qualifie yeh de « marqueur d’affirmation » (Hansen 1983 : 178), et Ryjik observe à son sujet que :
« … ce caractère entretient, entre son sens original et son emploi opératoire, le type de rapport qu’entretient la notion de “copule” […]. Il opère avec une notion de très forte jonction entre deux termes. » (Ryjik 1980 : 218.)
Hansen précise encore : « Il n’y a pas en chinois de est, pas d’expression prédicative dénotant l’identité ou l’inclusion. La juxtaposition de deux termes (ordinairement suivis de la particule yeh) constitue une phrase relationnelle grossièrement équivalente à une phrase affirmant l’identité ou l’inclusion […] La phrase pai ma ma yeh (blanc cheval cheval “est”) : “(du) cheval blanc ‘est’ (du) cheval”, est un exemple d’une telle structure de phrase. » (Hansen 1983 : 45.)
Or, ce que l’anthropologie a pu mettre en évidence c’est que cette « indifférenciation » qui donne à la copule une fonction unique de « connexion simple », de « jonction très forte », comme s’exprime Ryjik, constitue la norme dans la plupart des langues « qui ne sont pas comme les nôtres ». C’est l’exercice de cette fonction unique qui fit dire à Lévy-Bruhl que dans la « mentalité primitive » :
« … les connaissances ne se hiérarchisent pas en concepts subordonnés les uns aux autres. Elles demeurent simplement juxtaposées, sans ordre. Elles forment une sorte d’amas ou de tas. » (Lévy-Bruhl 1935 : xiv.)
Cette relation de « connexion simple » a conduit les anthropologues à considérer comme des casse-tête insolubles certaines déclarations exotiques, telles celle des Indiens Bororo disant qu’ils sont des araras ou celle des Nuer du Soudan pour qui « les jumeaux sont des oiseaux ». On comprend maintenant que dans la perspective du français, ces affirmations seraient mieux exprimées si l’on disait que « le Bororo a de l’arara » ou que « le jumeau a de l’oiseau », ou dans la perspective du chinois, « Bororo arara yeh » et « jumeau oiseau yeh », ce qui rend sans doute mieux encore l’idée de jonction ou de « connexion simple ».
La conclusion provisoire sur laquelle débouche ce chapitre est alors la suivante.
Dans les langues qui nous sont familières, l’enchaînement associatif, tel que le révèlent l’expérience d’« association induite » des psychologues et l’« association libre » des psychanalystes, reflète essentiellement les relations d’inclusion, d’attribution et de synonymie exprimées à l’aide de la copule « être », et de « connexion simple » exprimée par la copule « avoir ».
14 réponses à “PRINCIPES DES SYSTÈMES INTELLIGENTS (1989), chapitre 9 (III), réédition en librairie le 23 novembre”
Je dois avoir quelque chose du primitif, mais quand je dis « le ciel est bleu », je n’ai pas non plus l’impression d’inclure le ciel dans la classe des choses bleues.
D’ailleurs, je veux en général plutôt dire par là qu’il fait beau.
La chute est très intéressante puisqu’elle donne une raison d’être aux deux copules de base du français. Mais l’on peut aussi bien dire : « Coco a faim » et : « Coco est affamé« . De toute évidence, être sert aussi à des connexions simples.
Bonjour Monsieur Jorion,
Très interessé par la question des énoncés. Ceux-ci ne sont pas toujours inclusifs ou symétriques. Le discours de l’énonciation peut prendre la forme du syllogisme ou être un discours décitique et servir à désigner un objet dépendant d’une instance du singulier.
Cordialement, Charles-Henri Batjoens
Je me demande quand même si la description du « cas fictif » n’est pas un peu biaisée. En effet, dire que « les locuteurs [savent] pragmatiquement quels types de propositions sont valides« , ne nous dit pas s’ils basent leur validation sur une connaissance intuitive de leur grammaire, ou s’ils ont une notion du caractère « vrai/faux » de la proposition.
Quant à l’inclusion, si elle est ignorée dans certaines langues, c’est simplement parce qu’elle est ignorée en tant que concept. Pour nous, c’est un principe archi-simple et fondamental, il était donc normal qu’il en vienne à se manifester au niveau grammatical.
[…] C'est une chose très difficile à saisir pour nous qui sommes habitués à distinguer dans la langue des types différenciés de relations entre objets, et nous ne pouvons pas nous empêcher de lire la relation d'inclusion et … […]
[…] C'est une chose très difficile à saisir pour nous qui sommes habitués à distinguer dans la langue des types différenciés de relations entre objets, et nous ne pouvons pas nous empêcher de lire la relation d'inclusion et … […]
On comprend maintenant que dans la perspective du français, ces affirmations seraient mieux exprimées si l’on disait que « le Bororo a de l’arara » ou que « le jumeau a de l’oiseau », ou dans la perspective du chinois, « Bororo arara yeh » et « jumeau oiseau yeh », ce qui rend sans doute mieux encore l’idée de jonction ou de « connexion simple ».
Au risque de ma répéter rabat joie, abat joie, abat jour :
Comme le dit Plutarque :
« Une idée est un être incorporel, qui n’a aucune existence par lui-même, mais qui confère une forme à la matière informe et devient la cause de la manifestation. »
Exemple : Jésus idéal – l’homme dans la condition de Chrest, le néophyte traversant les épreuves – et ce nom était Ichtus, le poisson.
Ou encore : le nom Jes-us vient de l’hébreu Aish, « homme ». Jes (en grec Ies, Jes, l’hébreu Aish) veut dire plusieurs choses, comme le Feu, le Soleil, un Dieu ou Déité, et aussi homme. Il en est ainsi dans les écrits des écoles antérieures au système massorétique qui, plus tard, en entrant dans l’usage courant, corrobora la véritable prononciation originale.
/// » L’« indifférenciation » qui donne à la copule une fonction unique de « connexion simple », de « jonction très forte », est la norme ///
C’est un peu ce que je voulais exprimer lorsque j’exprimais hier la notion de lien faible et de lien fort dans un réseau.
Aujourd’hui en comprenant votre explication, je me mets à imaginer que les mots dans un langage Et les personnes dans un groupe peuvent coexister sans pour autant être « différencié ». Cela par la réalité de lien faible ou de lien fort ou dit autrement par la présence de connexion simple..
[…] Blog de Paul Jorion » PRINCIPES DES SYSTÈMES INTELLIGENTS (1989), chapitre 9 (III), réédition en…. […]
Je suis en train de relire « Structure et fonction en biologie aristotélicienne », Apologie du logos, Thom.
« Si l’on compare la manière dont les différentes langues humaines définissent les parties du corps humain, on constate une très grande homogénéité [même chez les chinois?]. Partout on y trouvera la décomposition tête-tronc-membres. Si l’on examine les parties de la tête, on constate la nécessité d’au moins deux types de relation: une relation d’inclusion comme nez-face, face-crâne et une relation de contiguïté comme cou-tête. […] Les relations d’inclusion recoupent, grosso-modo, l’ordre temporel de formation embryologique, […] alors qu’il [Aristote] insinue qu’à tout anhoméomère correspond quelque « fonction ». […] Ainsi donc, si les homéomères définissent la structure [puissance], les homéomères sont étroitement liés à la fonction [acte]. Les homéomères n’ont que des propriétés potentielles et n’existent qu’en vue des anhoméomères. »
Il me semble y avoir une analogie évidente (et profonde?) avec la classification des enchaînements associatifs de PJ. Ce dernier serait-il un lamarckien qui s’ignore (ou qui ne s’ignore pas)?
Rectif:
Ce sont les anhoméomères qui sont liés à la fonction.
« Ce dernier serait-il un lamarckien qui s’ignore (ou qui ne s’ignore pas)? »
Lamarckien ou « seulement » matérialiste?
« Et quand nous naissons c’est avec deux bras, deux jambes et un gros compte en banque. L’objet définit la fonction. » La survie de l’espèce.
Naissons-nous avec des jambes pour marcher? Ou marchons-nous « seulement » parce que nous avons des jambes?
Je trouve intéressant de faire une lecture du chapitre 9 de PSI en associant être à structure et avoir à fonction. PJ note que beaucoup de langues, le chinois par exemple, « n’ont pas d’expression prédicative pour désigner l’identité ou l’inclusion ». On peut en effet faire fonctionner une automobile sans connaître sa structure (ce qui n’empêche pas d’essayer de deviner cette dernière à travers la façon de la faire fonctionner). Dans cette optique la signification d’un mot, d’une phrase, n’est alors autre que sa fonction. Peut-être pas si éloigné que cela de la position de Wittgenstein pour qui la signification d’un mot n’est autre que son usage.
Je viens de découvrir sur le net un article de Louis Marin concernant « Structure et fonction dans la société primitive » de l’anthropologue Radcliffe-Brown. Radcliffe-Brown et Lévi-Strauss n’ont pas l’air de voir les choses de la même façon…
Y a-t-il une antériorité ontologique de la structure par rapport à la fonction? Ou de la fonction par rapport à la structure? Il me semble que l’on a un regard très différent sur les idées que l’on peut avoir sur l’origine du pouvoir dans les sociétés selon que l’on regarde d’un point de vue ou de l’autre.
Les langues parlées/écrites sont la plus belle conquête du vivant qui poursuit son exploration au-delà de la matière.