Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Dans la création d’une nouvelle richesse au sein d’un processus de production, chacun des ingrédients réunis : travail fourni, matières premières mobilisées, avances en capital, productions naturelles constituant dans les termes de Georges Bataille une « ébullition du monde », agit comme un catalyseur de l’ensemble des autres. Mais il existe d’autres éléments encore. L’un d’entre eux, mis en évidence par Adam Smith dans sa « Richesse des nations » (1776), est la division du travail, c’est-à-dire le bénéfice de la spécialisation qui permet de développer chez chacun un talent allant au-delà de ce qu’autorise une activité de « généraliste ». Un autre élément est l’effet collectif, qu’on peut encore appeler « bénéfice de la coordination », qui fut mis en évidence par Proudhon (1809-1865) ; écoutons-le :
Le capitaliste, dit-on, a payé les journées des ouvriers ; pour être exact, il faut dire que le capitaliste a payé autant de fois une journée qu’il a employé d’ouvriers chaque jour, ce qui n’est point du tout la même chose. Car cette force immense qui résulte de l’union et de l’harmonie des travailleurs, de la convergence et de la simultanéité de leurs efforts, il ne l’a point payée. Deux cents grenadiers ont en quelques heures dressé l’obélisque de Louqsor sur sa base ; suppose-t-on qu’un seul homme en deux cents jours en serait venu à bout ? Cependant au compte du capitaliste la somme des salaires eût été la même (Propriété, 1er mémoire ; cité par Gide & Rist 1909 : 337).
D’une certaine manière, cet effet collectif ou bénéfice de la coordination, que met en évidence Proudhon, ce n’est rien d’autre qu’une nouvelle forme d’« ébullition » : de ce que le monde a à offrir du fait qu’il est de la manière dont il est. Mais tout comme la propriété privée permet à certains de mettre la main sur l’« ébullition » qui découle soit de l’existence de matières premières enfouies dans la terre, soit des énergies que produisent le soleil, la pluie et le vent, et d’en tirer une rente, l’entrepreneur, le dirigeant d’entreprise, qui intervient en tant que « chef d’orchestre » ou de « metteur en scène » de l’effet collectif sur lequel Proudhon attira l’attention, met la main lui sur le bénéfice qui en découle.
Ces différents types d’appropriation de l’ébullition, c’est ce que Proudhon appelait les « aubaines » : « Ce droit d’aubaine, qui, suivant la circonstance et l’objet, prend tour à tour les noms de rente, fermage, loyer, intérêt de l’argent, bénéfice, agio, escompte, commission, privilège, monopole, prime, cumul, sinécure, pot-de-vin » (Résumé de la question sociale ; cité par Gide & Rist 1909 : 335), et dont il réclamait l’abolition pure et simple.
(à suivre…)
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Gide, Charles & Charles Rist, Histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu’à nos jours, Paris : Sirey 1909
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113 réponses à “QUESTIONS À RÉSOUDRE (IV) BÉNÉFICE DE LA COORDINATION ET « DROIT D’AUBAINE »”
Oui, mais dans la plupart des cas, il a créé ce bénéfice. Même si ce sont les autres qui lui ont effectivement permis de le concrétiser. Pour prendre l’exemple du chef d’orchestre : c’est lui qui donne sa version et donc l’intérêt d’une œuvre, pourtant déjà jouée des milliers de fois.
On peut prendre un autre exemple : vous.
Votre blog n’a de valeur que par ce que c’est vous qui l’avez créé. Vous lui avez donné cette orientation thématique, ce mode de discussion, cette originalité, etc. (je passe sur pas mal d’autres aspects pour ne pas paraitre obséquieux, mais on pourrait rajouter : l’éthique et la sincérité) .
Et c’est pour ça que votre blog est suivi et attire d’autres commentateurs.
Quelles que soient les qualités de ces autres personnes, et ils en ont (mille mercis à François Leclerc, Zébu, Pierre Sarton du Jonchay, Julien Alexandre, etc.), il est évident qu’aucun d’entre eux, même réunis, n’aurait pu atteindre un tel impact.
C’est ça être un chef d’entreprise.
Et cela n’a rien à voir avec le fait de gagner de l’argent. Il se trouve que cette activité (le blog) n’a, par nature, pas d’objectif économique, mais ce phénomène d’entrainement, de dynamique est exactement celui qui s’applique en entreprise.
On peut prendre un autre exemple qui, je crois, vous tient à cœur : le patron de pêche. Quand vous étiez sur le quai, étiez-vous prêt à partir avec n’importe qui ? Le patron de pêche est-il un esclavagiste qui se contente de gérer les emplois du temps de ses hommes et récolter le fruits de leur travail ? Il n’a pas d’expérience ? Il ne génère pas de confiance ?
Après, il y a de bons et de mauvais chef d’orchestre, certains qui réussissent d’autres qui ratent, etc. et c’est la même chose pour les chefs d’entreprise.
Et qu’on ne vienne pas me parler des dirigeants qui vivent pour leur compte en banque. Je ne les range pas dans la catégorie chef d’entreprise mais dans celle au mieux de gestionnaire et au pire de prédateurs (pour reprendre l’expression de Michel Volle).
Le problème est bien sûr qu’on met tout le monde dans le même panier.
Donc, arrêtez de croire que le chef d’entreprise est un berger qui s’occupe de gérer un troupeau de travailleurs et n’a qu’une idée en tête : les tondre. C’est une très mauvaise analyse de la situation et cela vous conduira à des conclusions erronées.
Pour moi, le vrai problème est : comment favoriser les uns et éradiquer les autres.
@ El JEm 8 mars 2012 à 00:13
Il ne faut pas oublier de citer l’intention humaniste manifeste qu’on ne peut qu’approuver et tous autres bons sentiments qu’on ne peut réprouver. C’est donc pour tout cela qu’il me semble utile de soutenir Paul Jorion, pour ce qu’il est, ce qu’il fait et ce qu’il fait faire chez les intervenants et les autres : réfléchir, raisonner si possible en étayant et en argumentant, ce que beaucoup ont tendance à oublier de faire.
La maîtrise d’œuvre d’ensemble est délicate à conduire quand on tient à ce que les avis des uns et des autres contribuent à dégager une vision d’ensemble raisonnable où tous les aspects doivent normalement et équitablement être pris en compte et justifiés dans leur acceptation autant que dans leur rejet. Quand on rabroue un avis sans être en mesure de justifier autrement que par des éléments à caractère purement démagogique, où en s’en prenant à la personne même qui l’émet, le risque de sectarisme, et de parti pris idéaliste rôdent et pourraient rapidement faire dériver.
La mission de chef d’entreprise est toujours plus importante que ce que beaucoup se figurent. C’est probablement pour cela que les mots cap, capitaine, chef, capital, capitalisme, ont fini par prendre une importance considérable sous tous les régimes politiques, mêmes chez ceux qui normalement n’auraient jamais dû les laisser prospérer.
oui, c’est ça écoutons ce que le chef a à dire… et ne critiquons pas trop les capitalistes ce sont quand même eux qui nous donnent notre pitance…
C’est probablement pour cela que les mots cap, capitaine, chef, capital, capitalisme, ont fini par prendre une importance considérable sous tous les régimes politiques, mêmes chez ceux qui normalement n’auraient jamais dû les laisser prospérer.
Fukushima : explosé monsieur le président ! Costa Concordia coulé mon capitaine et grâce à vous mon CAPitaine ! Mon dieu, tant de bêtise. On n’était pas loin de la côte pourtant, ben merde alors !
En effet, des mots des mots des mots des mots des mots et des faits : gloup gloup… CAP… ben merde alors s’est tiré au bon moment l’enfoiré.
Enfin, bien agripper la novlangue bouée de secours hein mon capitaine ? Z’en faites en miniature des tsunamis sur ce blog.