LES ORIGINES DE L’ART ET DE LA CULTURE : le rôle des individualités, par Paul Tréhin*

Billet invité

Aux origines de notre espèce humaine au sens large, la préoccupation première fut surtout la survie dans un milieu hostile. Mais une adaptation correspondant aux conditions du milieu de vie devait suffire à ce but fondamental : tant qu’il n’y avait pas de raison de changer de mode de vie et d’exploitation des ressources naturelles, pourquoi le faire ? D’ailleurs, les premiers outils en pierre taillée appelés galets aménagés, ou parfois connus comme technique Oldowayenne, avec un seul tranchant, ont eu une durée de vie de plus d’un million d’années, soit pendant pratiquement toute la période dite du paléolithique inférieur : moins 2,6millions d’années à moins 1,6 millions d’années et même un peu au paléolithique moyen. Vers la fin du paléolithique inférieur est apparue la technique des bifaces encore appelée technique Acheuléenne, plus performante, qui a aussi duré plusieurs centaines de milliers d’années elle aussi, sans grands changements des outils confectionnés tout au long de cette période, mises à part de meilleures techniques d’exploitation des matériaux de base nécessaire à la fabrication d’outils en pierre taillée.

C’est au paléolithique supérieur que les technologies de la pierre taillée vont connaître des évolutions nombreuses et de plus en plus rapprochées pour arriver au raffinement que l’on va trouver dans les outils plus récents de l’Aurignacien, du Solutréen, du Moustérien et du Magdalénien, évolution des outils souvent en rapport avec l’apparition de diverses formes d’art. Donc il semble bien que jusqu’à une certaine période les êtres humains se soient suffisamment bien adaptés à leurs milieu avec des outils relativement simples et n’aient pas eu besoin d’en créer de plus efficaces.

Nous avons des preuves bien documentées – ici ou ici – mais relativement plus récentes, au paléolithique moyen et supérieur, de comportements d’empathie envers d’autres humains rendus vulnérables, on a par exemple retrouvé des ossements fossiles sur lesquels des fractures graves avaient eu le temps de se ressouder, ce qui suppose que les autres membres du clan ou de la tribu avaient pris soin de la personne blessée suffisamment longtemps pour que les os se ressoudent, lui apportant nourriture et protection sans que cette personne ne puisse contribuer aux charges du fonctionnement du clan. Cela exigeait donc que les membres valides trouvent des solutions pour récolter plus de fruits et tubercules et chasser plus de gibier, malgré l’absence d’un membre ne pouvant plus participer à ces activités. Par ailleurs, comme la vie restait en grande partie nomade, il a fallu inventer des solutions pour transporter cet individu sans mettre le clan en danger compte tenu de la lenteur des déplacements de la personne plus ou moins invalide. Tout cela a incité les membres du clan à inventer des solutions pour faire face à une situation difficile.

Mais on peut aussi penser qu’au-delà de la nécessaire adaptation du groupe, la personne devenue invalide ait elle-même du trouver des solutions à sa nouvelle situation, laquelle lui donnait probablement aussi un point de vue différent sur son environnement naturel et social. Comme les humains au temps de la préhistoire étaient très proches de nous sur le plan génétique et organique, il semble à peu près certain que diverses formes de handicaps aient également existé, (on a trouvé des ossements montrant des caractéristiques connues de maladies invalidantes exigeant aussi une prise en charge des individus concernés par la tribu. Mais, par le phénomène d’empathie développé dans l’espèce humaine, il est probable que ces personnes aient en effet été prises en charge et que la tribu ait consenti des efforts pour leur assurer la survie, puisqu’on a trouvé des signes de très grand âge parmi ces ossements permettant d’identifier des maladies invalidantes dont certaines congénitales et donc présentes dès le plus jeune âge. Il est probable que les clans et tribus aient essayé de les inclure au mieux aux tâches nécessaires à la vie du clan par des travaux adaptés à leurs possibilités réduites car toute compétence pouvait être nécessaire à la survie du groupe.

Dans un premier temps, nous avons principalement vu quel aurait pu être l’impact indirect des personnes atteintes de handicaps sur le groupe social forcé de s’adapter rapidement à des situations nouvelles et un peu abordé le rôle direct de ces personnes par leurs analyse spécifique du milieu physique et social dans lequel elles vivaient.

Je vais maintenant parler d’un groupe de personnes dont l’impact direct a du être très important bien que ce groupe d’individus soit statistiquement réduit en nombre.

Depuis une quinzaine d’années, j’ai étudié les compétences tout à fait remarquables de certaines personnes atteintes d’autisme que ce soit en dessin et peinture, en sculpture, en musique ou dans divers autres domaines artistiques ainsi qu’au niveau du calcul mental. Si on accepte l’idée que les homo sapiens sapiens avaient des caractéristiques tout à fait semblables aux nôtres, il est vraisemblable que des personnes avec ces compétences tout aussi remarquables aient aussi existé dès l’apparition de l’homme moderne, autre dénomination des homo sapiens sapiens, c’est-à-dire il y a environ 150.000 à 200.000 ans en Afrique. Toutefois, leur rareté dans la population fait que dans une population très faible au niveau démographique, ce genre de cas ait été quasi indiscernable et trop limité en nombre de toutes façons pour laisser des traces visibles telles que celles dont je parlerai plus avant.

Ce genre de talents tout à fait exceptionnels, dont on estime la population au maximum à quelques centaines d’individus dans le monde à l’heure actuelle, furent décrits pour la première fois en 1887 par Langdon Down, médecin anglais qui avait également décrit le syndrome qui porte son nom : Syndrome de Down, que nous appelons en français trisomie 21.

Le terme peu respectueux employé alors pour les personnes ayant des talents exceptionnels par rapport à leurs autres compétences cognitives, était et est longtemps resté celui « d’Idiots savants », ces personnes aux talents tellement exceptionnels n’ayant à l’époque été remarqués que chez des personnes atteintes de formes variées de déficience mentale plus ou moins sévères. On s’est aperçu par la suite que des personnes sans handicap mental pouvaient avoir des talents extraordinaires mais de manière encore plus rare que parmi les populations des personnes atteintes de formes variées de déficience mentale. On a donc changé l’expression Idiots savants en « syndrome savant ». Les recherches récentes montrent que plus de 50 % de personnes ayant un syndrome savant sont atteintes d’autisme. Il faut noter qu’il n’y a pas de lien entre la sévérité de l’autisme et l’existence de compétences artistiques réellement extraordinaires. Il faut préciser que les cas de syndrome savant restent tout de même très rares parmi la population des personnes atteintes d’autisme, même si cette condition y est plus fréquente que dans d’autres conditions de déficiences intellectuelles. En revanche, une proportion très significative des personnes atteintes d’autisme, évaluée entre 10 et 30 % selon les études, possède des compétences artistiques ou en calcul mental ou dans divers domaines exigeant une forte capacité de mémorisation, compétences contrastant fortement avec le reste de leurs compétences cognitives, sans toutefois atteindre un niveau tel que leurs compétences isolées deviennent remarquables par rapport à celles de l’ensemble de la population. On parle alors d’îlots de compétences : Splinter skills en anglais.

On doit également parler d’un sous groupe de personnes atteintes d’autisme au sens large, sous groupe identifié en 1944 par un psychiatre autrichien : Hans Asperger dont le nom a été utilisé pour identifier ce sous groupe : Syndrome d’Asperger, où l’on retrouve tous les signes de l’autisme sauf une apparition du langage à un âge presque normal et, où la déficience intellectuelle est peu ou pas identifiable, contrairement à l’autisme où elle est relativement fréquente. Il est à remarquer qu’aux USA, en 1943, Leo Kanner, un autre psychiatre, identifiait ce qu’il allait appeler le syndrome autistique en utilisant dans sa description du syndrome pratiquement les mêmes termes que Hans Asperger. Or ,compte tenu de l’état de guerre en 1943-1944, il est pratiquement certain que ces deux psychiatres n’avaient eu aucun échange de correspondance.

Bien qu’il y ait quelques cas de syndrome savant parmi les personnes atteintes du syndrome d’Asperger, ces cas sont en fait plus rares que dans le cas d’un autisme plus sévère, mais il s’agit là essentiellement d’un phénomène statistique lié à la prévalence relative de l’autisme et à celle du syndrome d’Asperger.

On peut trouver des exemples illustrant l’exceptionnalité des talents en question sur le site web de l’université du Wisconsin, site créé par le Dr Darrold Treffert.

Ces talents sont vraiment impressionnants, même comparés à  ceux qu’on trouve parfois dans la population non considérée comme en situation de handicap. Que ce soit en dessin et peinture, en musique, en calcul mental et même quelquefois en langues étrangères : Daniel Tamet a pu apprendre en une semaine à parler l’islandais, langue particulièrement difficile, suffisamment bien pour subir une interview à la télé islandaise… Ces talents sont toujours accompagnés de capacités de mémoire extrêmement importantes. Certaines des personnes douées de talents musicaux mémorisent en une seule écoute une nouvelle pièce musicale et arrivent à reproduire immédiatement la pièce musicale qu’elles viennent juste d’entendre. Nous avons un double phénomène : la mémorisation instantanée et l’exécution sans faute, également instantanée. Quelques-uns de ces musiciens ayant un syndrome savant connaissent plus de 10.000 pièces musicales et peuvent les rejouer à la demande sans la moindre faute. Beaucoup de ces musiciens sont des pianistes virtuoses. Un journaliste de télé sans grande compétence musicale, pour tester cette capacité de mémoire, a demandé à l’un des pianistes, Derreck Paravicini, autiste et aveugle : « Savez-vous jouer la lettre à Elise de Beethoven ? » Bien entendu, le pianiste s’est mis immédiatement à jouer le morceau de mémoire. Un autre journaliste mieux informé sur les capacités exceptionnelles de Derreck Paravicini, lui a demandé « Et si c’était Mozart qui avait composé la lettre à Elise ? Comment l’aurait il jouée ? Et là le merveilleux s’est réalisé, oui, j’emploie le terme merveilleux à dessein… Je ne connais pas de virtuose parmi les musiciens classiques, même professionnels, capables de faire cet exercice : Derreck Paravicini a joué la lettre à Elise en recréant parfaitement l’ambiance musicale mozartienne… Un peu plus tard, il a fait un exercice similaire sur un thème populaire qu’on lui a demandé de jouer à la manière d’Oscar Peterson ou de Dave Brubeck. Là aussi, Derreck Paravicini a su rendre sans faille le style des deux pianistes de jazz.

Autre compétence très étonnante : on fait écouter une seule fois à un de ces pianistes une pièce de musique classique assez complexe et dont on sait qu’il ne l’a jamais entendue, et non seulement il la mémorise à la perfection mais la rejoue instantanément avec virtuosité, sans avoir besoin de répétitions… Lors d’un reportage télévisé, après avoir joué presque à la perfection ce morceau entendu une seule foi, le musicologue connaissant les capacités de Dereck Paravicini lui a demandé s’il pouvait le rejouer un demi-ton au dessus, ce qui n’a posé aucun problème à Derreck… Les musiciens apprécieront la difficulté de l’exercice mais encore plus la qualité préservée de l’interprétation de cette pièce musicale par Derreck même après une transposition instantanée de la tonalité.

Un des chercheurs anglais dans ce domaine, Simon Baron Cohen, parle de compétences particulières pour la systématisation, compétences d’ailleurs identifiées de manière statistiquement significative chez un grand nombre de personnes atteintes d’autisme ne possédant pas par ailleurs de talents particuliers.

Or c’est exactement cela que Derreck Paravicini fait en arrivant à transformer une pièce musicale donnée en lui donnant la structure du système d’écriture de Mozart pour la musique classique ou en réinterprétant un morceau de jazz particulier en utilisant successivement les systèmes techniques de deux autres pianistes de jazz très connus.

On retrouve cette capacité à systématiser parmi plusieurs personnes ayant un syndrome savant dans le domaine du dessin : capacité à dessiner un ensemble de bâtiments d’une ville en mémorisant très rapidement la structure de la ville, avec tous ses détails.

On retrouve également la capacité à interpréter une image dans un autre style : un de ces dessinateurs autistes, Damien Eschbar, arrive à dessiner une ville donnée comme s’il s’agissait d’une image de Strasbourg ou d’une image de Marseille, ayant identifié ce qui dans un ensemble complexe de bâtiments nous fait penser à Strasbourg ou à Marseille. En gros, il a repéré le système Strasbourg et le système Marseille. 

Les compétences en calcul mental ont souvent été documentées. On les voit illustrées très fidèlement dans le film Rainman, l’exemple du nombre d’allumettes tombées d’une grosse boite et instantanément perçu est extrait d’un cas connu et décrit par Oliver Sacks dans un excellent livre, facile à lire mais très documenté : « L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau », description de nombreux cas neurologiques impliquant des compétences spéciales dont plusieurs de personnes ayant un syndrome savant.

Le lien avec les nombres semble parfois fusionnel. Notre fils, également autiste, avait appris tout seul les tables de multiplications à l’aide d’une petite calculette pour enfants appartenant à sa soeur et redécouvert seul le concept de nombre premier (un jour, il a dit à mon épouse mathématicienne de formation : « dans 1979, il n’y a rien »). Mon épouse lui demandant ce que cela signifiait, il a alors répondu : « il n’y a pas 2, il n’y a pas 3, il n’y a pas 5, pas 7, pas 11 pas 13, pas 17, pas 23 », ce qui est bien la définition d’un nombre premier.

Je me rappelle avec émotion d’une fois où nous avions rencontré les parents d’une jeune fille autiste aux USA. Nous avons parlé avec ces parents de l’intérêt de notre fils pour les nombres premiers. L’un des deux parents était professeur de physique à l’université de Williamstown, Massachusetts. Il a alors sorti une immense table de nombres premiers (c’était avant que les ordinateurs personnels ne soient largement disponibles pour ce genre d’utilisations). Là, nos deux enfants, âgés de 12 ans pour leur fille et de 8 ans pour mon fils, se sont penchés sur une double page imprimée couverte de nombres premiers. Ils semblaient être comme sous un charme étrange devant ces colonnes de nombres premiers…

Parmi les compétences exceptionnelles, on trouve souvent une mémorisation des lieux géographiques et des chemins y allant et en revenant. La mémoire des dates est aussi souvent exceptionnelle. Avec mon fils, il n’est pas difficile de retrouver les dates d’anniversaires ou de divers événements passés. Il m a un jour dit alors qu’un morceau de musique passait à la radio « Mais si, papa, tu connais ce morceau, nous l’avons entendu dans la voiture en 1974 sur la route entre Woodstock et Saugerties », région des USA où nous vivions plus de 15 ans auparavant…  On trouve parfois une acuité visuelle et auditive extrêmement impressionnante. Une amie psychologue me rapportait qu’un enfant autiste était connu pour entendre le train dans les grandes plaines du Midwest Américain plus d’une demie-heure avant les autres habitants de la ville…  Mon fils disait en voyant ce qui pour nous n’était qu’un petit point dans le ciel : tiens, c’est un Boeing 727 de la British Airways…

En revanche, d’autres domaines sensoriels sont parfois très déficitaires : réaction au froid ou à la chaleur, insensibilités parfois extrêmes, l’enfant ne réagissant pas à des sensations provoquant pourtant des brûlures au second degré. Ou ne réagissant pas à des bruits très forts mais réagissant à certains bruits faibles comme un certain type de froissement de papier d’aluminium.

Au niveau musical, on rencontre assez souvent chez les personnes ce qu’on appelle l’oreille absolue, la capacité de nommer une note musicale entendue sans avoir eu besoin d’un repère tonal de base tel que le son d’un diapason ou une note donnée jouée sur un instrument. Il faut noter que des recherches récentes ont montré que le phénomène d’oreille absolue existe plus fréquemment chez les nourrissons que chez les enfants plus âgés ou les adultes de manière statistiquement significative (Jenny Saffran 2001).

Passionné par la préhistoire depuis mon adolescence, j’avais très tôt été impressionné (qui ne le serait pas ?) par les talents des artistes de la préhistoire au paléolithique supérieur, dès la période dite Aurignacienne (Il y a environ 32.000 ans) comme dans la grotte Chauvet, et jusqu’à la fin du Magdalénien (il y a environ entre 17.000 et 12.000 ans ) comme dans les grottes de Niaux et Rouffignac, et entre les deux à Lascaux ou aux Combarelles ou Pech Merle et la grotte de Cosquer. Ces dessins, peintures et certaines sculptures avaient atteint une perfection du trait sans que l’on ait trouvé, pour le moment, de phases d’apprentissages dans le dessin à des périodes antérieures. Seules sont connues des marques non figuratives dont les plus anciennes ont été découvertes dans les grottes de Blombo en Afrique du Sud, et dont la datation approximative reste de moins 100.000 ans, ou des traces de doigts dans la pellicule de glaise qui recouvre certaines parois de grottes datées du paléolithique. Entre ces formes géométriques ressemblant parfois à des frises, ou traces de doigts dans la glaise, et leur art quasiment parfait de la représentation animale, ils n’ont a pas eu besoin de passer par une période d’apprentissage avec des dessins en bâtonnets, qui auraient pu ressembler à ceux exécutés par la plupart des enfants, pour arriver à produire un art représentatif achevé dont Picasso disait « Depuis Lascaux, on n’a rien inventé en peinture ». De manière étrange, ce genre de dessin en bâtonnets est apparu bien plus tard, il y a environ 10.000 ans, au Néolithique. On remarquera toutefois qu’alors que les dessins et peintures du Paléolithique ne représentent que rarement des scènes racontant une histoire, les dessins et peintures en bâtonnet du Néolithique comportent au contraire le plus souvent des représentations racontant une histoire ou décrivant des activités humaines telles que la chasse ou les labours, ces derniers d’ailleurs inventés seulement au Néolithique. Cette évolution n’est que très peu étudiée par les spécialistes de l’art préhistorique. Je n’ai pas trouvé d’articles ou de livres qui expliqueraient les causes de la  disparition de l’art représentatif réaliste du Paléolithique supérieur et l’apparition de l’art symbolique du Néolithique.

Des artistes exceptionnels du Paléolithique, dont on ne peut qu’admirer les compétences en matière de représentation, on ne connaît que peu de choses bien que de nombreuses hypothèses aient été avancées par d’illustres spécialistes de l’art préhistorique. Une des premières : l’art pour l’art, fondée sur l’idée du « Bon sauvage » empruntée à JJ Rousseau, vision édénique de la vie à la préhistoire, fut rapidement abandonnée. Une autre explication, le totémisme, ne résiste pas à une analyse plus poussée. Les analyses structuralistes de A. Leroi-Gourhan et A. Laming-Emperaire donnent une vision historique selon les styles qui sera bouleversée par les découvertes de l’art des grottes Cosquer et Chauvet, bien plus anciennes et pourtant tout autant achevées que celles du Magdalénien. Ces œuvres des grottes  Cosquer et Chauvet ont des styles qui n’entrent pas dans le schéma structuraliste de ces auteurs. La plus récente de ces théories interprétatives de l’art préhistorique est liée au chamanisme et aux visions entoptiques (que l’on peut observer lors de transes ou d’épisodes migraineux sévères).

L’hypothèse que j’ai émise il y a environ dix ans était présentée sous la forme d’une question : ces artistes du paléolithique supérieurs n’auraient-ils pu être des « génies » avec un talent inné pour le dessin, qui leur aurait permis de faire comme Nadia, c’est à dire de dessiner sans avoir appris ? Nadia, fillette atteinte d’autisme assez lourdement handicapée, dessinait à 3 ans et demi des chevaux dont le style n’a rien à envier aux meilleures représentations artistiques du paléolithique supérieur (Chauvet, Rouffignac, Niaux…) et même de croquis faits par Léonard de Vinci.

A peu près aux mêmes dates, le professeur Nick Humphrey de la LSE – London School of Economics –  (dont les activités dépassent largement le domaine de l’économie : Nick Humphrey était directeur du « Centre for Philosophy of Natural and Social Sciences », LSE, 2001 – 2008) avait émis une hypothèse très similaire à la mienne sans que nous ne nous soyons auparavant rencontrés.

Par-delà les similitudes d’apparence visuelle de ces deux formes d’art paléolithique et autistes doués en dessin, d’autres remarques les relient de manière assez convaincante : méthode de dessin détails par détails, observation très fine de détails, capacité de reproduire ces détails avec exactitude. Dans la grotte de Rouffignac en Dordogne, un détail sur un dessin de mammouth, dont personne ne comprenait le sens, a pu être enfin compris quand un cadavre entier de mammouth a été sorti intact du permafrost sibérien. Le détail correspondait à un minuscule élément de l’anatomie des mammouths, que les squelettes fossilisés ne permettaient pas de connaître. On trouve d’autres observations de détails tels que celui qui fait que les hiboux peuvent tourner leur tête en arrière à 180°, comme on le voit sur une peinture dans la grotte Chauvet.

Sens de l’échèle et du tout dans lesquels ces détails reconstituent l’ensemble. En apparence pas de recherche d’un public : la plupart de œuvres du Paléolithique supérieur sont créées dans des lieux très inaccessibles où peu d’hommes et de femmes préhistoriques ne pénétraient, elles et ils restaient à l’entrée des grottes. De plus, un grand nombre d’œuvres ont été réalisées dans des boyaux et diverticules extrêmement étroits ou sur des plafonds si bas qu’ils ne permettaient même pas de s’asseoir (grotte de Rouffignac, par exemple) on voit dans cette grotte un dessin de cheval quasiment grandeur nature, maintenant visible car le sol de la salle a été abaissé pour laisser passer un petit train électrique transportant les visiteurs.

Les guides font remarquer que le sol original se trouvait à environ 60 cm du plafond. Or les proportions de ce dessin de cheval sont parfaitement respectées, sans que l’artiste n’ait pu prendre de recul pour vérifier les proportions de son dessin. Chose que font souvent les dessinateurs prodiges autistes, arrivant à une représentation globale parfaitement proportionnée en partant de petits détails qu’ils assemblent l’un après l’autre. La représentation réaliste des animaux trouve son équivalent dans les représentations réalistes des immeubles ou autres éléments modernes que côtoient les dessinateurs prodiges autistes d’aujourd’hui. Dans les deux cas, le respect du détail semble un impératif de la représentation. On retrouve souvent dans les deux groupes d’artistes des superpositions de dessins comme si l’acte de dessiner était plus important que le dessin lui-même. Dans les deux cas, il y a très peu de représentations humaines et aussi très peu de représentations racontant une histoire (sauf chez certains dessinateurs autistes qui s’inspirent de bandes dessinées qu’ils ont mémorisées).

On peut également penser que le sens de l’observation des détails ait pu être fort utile dans le clan ou la tribu, de même que les capacités sensorielles perceptives d’une très grande acuité. Quel chamane ne refuserait de s’emparerer de ces compétences pour faire des analyses et même des prédictions lui assurant sa réputation d’homme infaillible : l’enfant autiste voyant ou entendant les troupeaux de bisons ou de cerfs bien avant les autres, capable de retrouver son chemin sur des indices de détails que les autres ne perçoivent pas, etc. Certains chamanes n’auraient-ils pas pu se servir des dons artistiques des ces personnes pour faire impression sur les autres membres de la tribu en leur faisant voir « les animaux qui sortent de la pierre ». C’est une autre particularité commune aux deux groupes d’artistes : la capacité de voir apparaître une figure dans un ensemble de lignes, cas documenté par diverses expériences sur les capacités cognitives des personnes autistes et qui semble apparent dans certains dessins préhistorique où les artistes ont utilisé les lignes et formes naturelles des parois des cavernes comme support à leur art : ils ont vu « le dos du mammouth » dans une bosse de la paroi et sa trompe dans une fente de cette paroi…

Maintenant que j’ai un peu précisé mes informations sur le sujet, je peux reformuler mon hypothèse : ces personnes exceptionnelles souvent classées sous le vocable de « syndrome savant » auraient-elles pu jouer un rôle dans le développement culturel et artistique de l’humanité ? Non qu’elle en aient étés seules responsables, mais plutôt quelles aient été des « explorateurs » de nouveaux domaines, dont des bâtisseurs pragmatiques auraient mis en oeuvre les découvertes ?

Il s’agit d’aborder le sujet de la diversité au sein des populations et en particulier de la place que peuvent y tenir des personnes différentes de « la norme« , entre autres les personnes dites handicapées, le handicap dans son acception la plus stricte n’étant que relatif à une position particulière dans une société elle-même particulière. Exemple typique : une personne avec une myopie très forte comme la mienne sera handicapée dans l’obtention de postes de travail nécessitant une acuité visuelle maximale, mais pas handicapée pour d’autres postes de travail où cette caractéristique n’est pas essentielle.

Quelle aurait pu être cette place au Paléolithique supérieur dans la production des premières œuvres d’arts figuratives naturalistes ?

Environ 50 % des cas de personnes ayant un « syndrome savant » sont des personnes atteintes d’autisme, les autres 50 % étant des personnes ayant une déficience intellectuelle, des personnes ayant subit des traumatismes neurologiques et quelques rares personnes sans conditions pathologiques particulières, par exemple des cas de démences où apparaissent subitement des compétences artistiques réellement exceptionnelles chez des personnes n’ayant pas fait preuve d’activités artistiques auparavant.

Notons qu’il ne s’agit pas de « surdoués » car en général ces personnes ont un ou deux talents exceptionnels (dessin, musique, calcul mental, etc.) mais ont en même temps des déficiences plus ou moins marquées dans la plupart des autres domaines cognitifs.

Vous trouverez sur mon site web un texte plus compréhensif avec des illustrations permettant de mieux comprendre l’hypothèse exposée ci-dessus. J’ai également écrit un texte qui aborde une controverse entre spécialistes de l’évolution cognitive humaine, certains chercheurs pensant qu’il y a du y avoir une évolution cognitive soudaine et importante du cerveau humain, avec l’apparition de nouvelles compétences intellectuelles chez l’homo Sapiens Sapiens aux environs de moins 50.000 ans à moins 30.000 ans avant le présent, laquelle évolution pourrait expliquer l’apparition très soudaine, à l’échèle de la préhistoire, des comportements artistiques et des nouvelles technologies de la pierre taillée plus raffinées découvertes par les paléoanthropologues. D’autres chercheurs plaident au contraire en faveur d’une évolution graduelle  des compétences artistiques et culturelles. Je développe dans ce texte mon hypothèse qui pourrait permettre de concilier les deux théories par une troisième pouvant à la fois situer l’évolution culturelle de la population dans son ensemble dans une continuité et l’apparition soudaine de nouvelles compétences par des cas isolés d’artistes que l’on qualifierait aujourd’hui d’autistes avec un syndrome savant, cette émergence de personnes avec un syndrome savant étant lié à un accroissement de la population humaine qui permet qu’apparaissent statistiquement de telles personnes.

Et sur le syndrome savant voir le site de l’université du Wisconsin dont le DR Darold Treffert est l’initiateur et le pilier… Vous y trouverez des exemples de « savants musicaux » ou dessinateurs dans la section Savants Profiles. J’espère que vous y trouverez autant d’émerveillement que j’en ai trouvé. Il ne s’agit pas d’un émerveillement condescendant du genre « c’est super pour une personne handicapée… » Non, très loin de là… mon émerveillement est profond et sincère… En tant que musicien de jazz amateur, je suis parfois ému aux larmes d’un tel talent chez ces personnes. Tout comme je suis ému à la vue des œuvres d’art préhistoriques…

Pour les sites sur l’art préhistorique vous avez un choix impressionnant sur internet…

* Père d’un jeune homme autiste possédant également ce genre de talents et ayant ensuite été à la rencontre d’autres personnes autistes avec des talents divers mais tout aussi merveilleux.

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161 réponses à “LES ORIGINES DE L’ART ET DE LA CULTURE : le rôle des individualités, par Paul Tréhin*

  1. […] une histoire derrière qui nous est inaccessible (d'autres voudraient attribuer ces dessins à des autistes, ce qui semble d'autant plus douteux que la génétique semble rapprocher les autistes de […]

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