Au printemps dernier, la revue d’anthropologie Terrain me demandait de participer à un numéro spécial consacré aux catastrophes, au titre d’« anthropologue de la crise ». Je rédigeai le texte qui suit, consacré à mon terrain dans le monde de la finance. « Terrain » décida de ne pas le publier. Je l’ai ressorti car il fera l’objet d’un exposé que je ferai demain à l’Université de Rennes, dans le cadre du séminaire de Jean-Michel Le Bot ; j’ai pensé qu’il pourrait également vous intéresser.
N. B. : a été publié depuis dans le débat N° 161, septembre-octobre 2010.
Comment France Culture peut faire de vous un trader
Mon premier emploi aux États-Unis fut un contrat de trois mois en tant que programmeur chez United PanAm Mortgage à Orange, la capitale administrative d’Orange County en Californie méridionale. On était en avril 1998. PanAm était ce qu’on appelle maintenant un établissement financier « subprime » : accordant des prêts hypothécaires à des ménages peu fortunés.
Le terme « subprime » n’était pas utilisé : on disait alors « consommateurs C et D ». C’est précisément à cette époque : aux alentours de 1998, que l’on prit l’habitude d’appeler « prime » les candidats à l’emprunt dont la cote FICO était supérieure à 620 et « subprime » ceux pour qui elle était inférieure à ce chiffre. FICO, est l’acronyme de Fair & Isaacs Company, une firme proposant une méthode qui permet aux « credit bureaus » centralisant les données relatives aux emprunts des particuliers d’attribuer à ceux-ci une note censée refléter le « risque de crédit », le risque de non–remboursement, qu’ils présentent pour un prêteur éventuel. On évoquait jusque-là en parlant des consommateurs, les catégories A, B, C et D, les mêmes que l’on applique au risque de crédit que présentent les entreprises et les États. A et B sont fiables, étant jugés « investment quality », d’une qualité propice à l’investissement, C et D étant eux qualifiés de « spéculatif ». On aurait dû se souvenir de la qualité douteuse des produits « subprime » mais un puissant effort de marketing fit en sorte qu’il n’en soit pas ainsi.
J’étais entré en finance en 1990, la conséquence d’une série de « Nuits magnétiques » que j’avais produites pour France Culture. En 1988, Laure Adler, responsable de l’émission, m’avait appelé et m’avait dit en substance : « J’ai beaucoup aimé ce que vous avez écrit sur les pêcheurs bretons (Jorion 1983, Delbos et Jorion 1984) pourriez-vous me faire une série d’émissions sur ce sujet ? ». Je lui avais répondu qu’il y avait plusieurs années que je ne m’occupais plus de pêche. « Qu’est-ce que vous faites maintenant ? », m’avait-elle alors demandé. Je lui avais expliqué que j’étais devenu chercheur en intelligence artificielle et elle avait répondu du tac-au-tac : « C’est très intéressant aussi : faites-moi donc quatre Nuits Magnétiques là-dessus ».
Les émissions ont été programmées en novembre 1988 puis furent rediffusées durant l’été 1989. C’est à cette époque là que Jean-François Casanova les entendit. Il écrivit à France Culture, expliquant que ces « Nuits magnétiques » l’avaient fasciné et demandant à en rencontrer le producteur. Je lui répondis, sur quoi il m’invita à déjeuner. Nous avons discuté de la théorie du chaos. C’était l’époque où un changement s’opérait dans le secteur bancaire : le personnel des banques était constitué jusque-là essentiellement de comptables et d’économistes. Avec l’informatisation et la nécessité de modéliser le fonctionnement des instruments financiers sophistiqués que constituaient les produits dérivés pour mieux les comprendre, la finance commençait à faire appel à d’autres compétences : ingénieurs, mathématiciens appliqués ou physiciens. J’étais un spécialiste de l’anthropologie mathématique, j’avais été ingénieur dans le cadre du projet CONNEX au laboratoire d’intelligence artificielle des British Telecom, nos conversations s’inscrivaient dans le cadre de ce nouveau climat.
À l’époque où j’étais étudiant au Département d’anthropologie sociale à l’Université de Cambridge en 1975 et 1976, nous avions un séminaire hebdomadaire intitulé le « Writing up Seminar ». Les étudiants thésards se réunissaient un soir par semaine chez l’un d’entre eux, informaient leurs condisciples de leur progrès dans la rédaction de leur thèse, et proposaient à la discussion leurs interrogations et les difficultés contre lesquelles ils butaient. L’expérience de terrain de certains d’entre nous était de qualité très douteuse et les questions que nous tentions de résoudre collectivement nous plongeaient souvent dans la perplexité. Tel, dont je me souviens, ayant mené son terrain en Union Soviétique, avait été filé en permanence et n’avait recueilli après un séjour de plusieurs années que le récit d’une série d’anecdotes : rien qu’il soit possible de considérer comme le matériau sur lequel fonder une thèse. Telle autre, se retrouvant en Indonésie au sein d’un paysage politique tendu s’était retrouvée un atout dans la rivalité entre grandes familles et adoptée comme chouchou par l’une d’entre elles. Se voyant proposer la vie de château, elle n’avait opposé aucune résistance et en avait joui pleinement. Elle se retrouvait, après plusieurs années de terrain, en possession d’une vision unilatérale et filtrée par ses hôtes – rien qui ressemble à la vision d’ensemble d’une société –, un matériau biaisé qu’elle s’efforçait sans grand succès de monter en une thèse.
Nous étions très consciencieux et avides des récits de nos aînés que nous invitions à relater ce qu’avait été leur propre expérience de terrain et je me souviens en particulier d’une soirée à mon domicile durant laquelle Audrey Richards nous raconta son séjour au début des années trente chez les Bemba de Zambie, et en particulier la visite que lui avait rendue son directeur de thèse : Bronislaw Malinowski.
À cette époque un débat faisait rage en anthropologie sur la question : qu’est-ce qu’un terrain légitime ? Mon propre terrain, en Bretagne, traditionnellement « terre de folklore » plutôt que « terre d’ethnologie », faisait sourciller. Une collection d’ouvrages très populaires à l’époque était publiée par l’éditeur américain Holt, Rinehart & Winston : des ethnologues y racontaient, souvent sur un mode humoristique, leurs aventures de terrain. D’autres ouvrages se penchaient également sur l’expérience de terrain et s’efforçaient de l’analyser sur un plan épistémologique cette fois. L’un des ouvrages appartenant à cette dernière famille : Anthropological Research : The Structure of Inquiry, à la couverture toilée rose bonbon, était connu sous le nom de « Pelto & Pelto », du nom de ses auteurs : Pertti et Gretel Pelto. Si j’ai bon souvenir, c’est dans cet ouvrage que se trouvait la remarque que la méthode princeps de l’anthropologie : l’observation participante ne pourrait jamais trouver à s’appliquer dans certains contextes. Les auteurs examinaient une variété de terrains très spéciaux – entrepris d’ailleurs le plus souvent par des journalistes plutôt que par des ethnologues – où l’un s’était fait passer pour un noir, un autre pour un prisonnier, et se posait la question des terrains dits impossibles. Comment faire, par exemple, de l’« observation participante » dans le milieu des chirurgiens, leur métier étant fondé sur une expertise très pointue et leur milieu étant fermé du fait-même de l’exigence de cette compétence rare ? L’exemple qui m’avait le plus frappé dans l’ouvrage était celui des banquiers : comment un anthropologue pourrait-il se faire accepter dans le milieu de la finance et se faire considérer comme l’un de leurs par les dirigeants d’une banque ?
Quand, après plusieurs conversations – comprenant en particulier un exposé de mes travaux à mon domicile sur mon ordinateur – Jean-François Casanova me proposa de travailler avec lui à la Banque de l’Union Européenne (groupe CIC), en capacité de trader, la remarque présente dans le « Pelto & Pelto » me restait encore en mémoire.
Même si mon expérience à venir en finance pouvait un jour se concrétiser en expérience de terrain, elle apparaissait aussi potentiellement comme un authentique changement de carrière. Bien qu’ayant été incapable de trouver un emploi en tant qu’anthropologue durant la période de six ans qui séparait la perte de mon poste d’enseignant à Cambridge (1979 – 1984) – sur laquelle je reviens plus bas – et l’offre de devenir trader, je me sentais une très grande loyauté envers mon maître Claude Lévi-Strauss et je tins à l’informer de l’offre qui m’était faite.
Lévi-Strauss fut très aimable lors de notre rencontre. Il me dit que je ne devais pas m’inquiéter : que si le choix d’une carrière devait se poser à lui au moment où nous parlions (janvier 1990), il se passionnerait davantage pour les interrogations que soulevaient les fractales plutôt que pour les questions que se posaient alors les anthropologues. Il confirmait par ces mots mon sentiment profond, sentiment forgé durant l’année au cours de laquelle j’avais participé à son séminaire (1969-1970) : que malgré ses dénégations répétées, Lévi-Strauss était le « mathématicien manqué » le plus doué de sa génération.
Un anthropologue parmi les banquiers
Au fil des dix-huit années où je fus ingénieur financier, mes collègues m’ont occasionnellement interrogé, me demandant si je les observais en ethnologue et si j’allais un jour parler d’eux comme d’une tribu au sein de laquelle j’avais vécu. Ma réponse était toujours la même et honnête dans sa formulation : qu’en dépit des occasions qui m’étaient régulièrement offertes, je ne l’avais jamais fait jusque-là.
Quand Vers la crise du capitalisme américain ? (Jorion 2007) parut, et la chose se confirma l’année suivante lorsque parurent ensuite L’implosion: La finance contre l’économie. Ce que révèle et annonce la crise des subprimes (Jorion 2008a) et La crise. Des subprimes au séisme financier planétaire (Jorion 2008b), la manière dont j’analysais ces événements dramatiques différait à ce point de celle des économistes – les rapporteurs habituels sur les questions de cet ordre – que l’on voulut déceler dans mes textes un regard particulier, que l’on appela celui « de l’anthropologue ». Les choses se brouillent un peu depuis et l’on lit de plus en plus souvent lorsqu’on me présente : « l’économiste Paul Jorion », sans doute du fait que l’« exotisme » de la qualification d’anthropologue a fini par s’user au fil des mois et que, puisqu’il s’agit d’économie, la personne qui en parle – avec compétence, apparemment – doit être reconnue comme un économiste. La publication simultanée de deux de mes ouvrages en novembre 2009, l’un consacré à l’argent : L’argent mode d’emploi (Jorion 2009a) et l’autre : Comment la vérité et la réalité furent inventées (Jorion 2009b), se présentant comme une contribution à l’anthropologie des savoirs, semble opérer encore un glissement dans les perceptions.
Le monde de la finance ne constitue pas une tribu, ne serait-ce que parce que ceux qui travaillent dans sa sphère se redistribuent immédiatement en deux sous-populations : les décideurs et les non-décideurs. Même les non-décideurs prennent bien évidemment des décisions, individuellement ou en tant que membres de comités, mais celles-ci sont de nature purement technique, visant à résoudre des problèmes d’ordre pratique, sans conséquences pour ce qui touche à l’interaction de la compagnie avec le monde extérieur. Les décideurs décident et lorsque les implications de leurs décisions empiètent sur le monde des non-décideurs ceux-ci ne manquent pas de les déplorer, les évoquant péjorativement comme des interférences « politiciennes ».
Personnellement, et quel que soit le titre relativement élevé dont on m’ait gratifié (« First Vice-President » au sommet de ma carrière), j’ai toujours appartenu au sein de la finance au monde des non-décideurs. La compétence dont on fait preuve alimente en permanence une dynamique de promotion et, recruté initialement par une compagnie en capacité de programmeur, je me suis retrouvé après quelques mois rebaptisé « business analyst » en raison de ma bonne culture en finance proprement dite. Les promotions peuvent cependant atteindre un plafond, un « glass ceiling » comme on dit en anglais : un plafond de verre, séparant précisément la classe des non-décideurs de celle des décideurs. Ce plafond est constitué d’un jugement porté – explicitement ou implicitement – sur la capacité du candidat à fonctionner au sein du monde plus secret des décideurs.
Les décideurs aiment caractériser le critère d’appartenance à leur club en termes de compétence, mon expérience de dix-huit ans m’a cependant convaincu que ce critère était en réalité d’un autre ordre : la tolérance personnelle à la fraude.
Problèmes techniques et enjeux politiques
Une fois parvenu immédiatement au-dessous du seuil correspondant au « plafond de verre », le candidat est testé : il est invité à des réunions où sont évoquées des questions impliquant des décisions d’ordre politique. Je me souviens ainsi d’une réunion à laquelle j’avais participé et où la question posée était de savoir s’il fallait ou non rétrocéder des commissions à une compagnie qui nous transférait une portion de son chiffre d’affaires, j’imagine pour qu’elle puisse rester en-dessous d’un certain seuil fiscal, ou pour qu’elle puisse maintenir un certain statut, lui permettant de continuer à bénéficier d’un régulateur coulant par exemple. La rétrocession de commissions prendrait la forme classique de la commande d’études que nul n’aurait l’intention d’effectuer ou de la sous-facturation de services. Il ne s’agissait donc pas d’escroquerie de haut vol mais de malhonnêtetés à la petite semaine. Je m’abstins de toutes remarques mais mon silence dut être interprété en soi comme une marque de désapprobation car on ne me réinvita jamais à des réunions de ce type. Mieux, quand un peu plus tard je tombai accidentellement et sans m’en apercevoir initialement sur une supercherie de grande envergure, on me licencia aussitôt. Une alternative aurait consisté à me prendre à part et à m’expliquer de quoi il s’agissait, en me faisant comprendre que mon silence allait de soi, tactique qui était utilisée avec d’autres mais que l’on rejeta dans mon cas. Le fait que mon comportement général suggérait a priori une probité sans compromis transparut à une autre occasion, dans le cadre d’une compagnie où je découvris accidentellement que les cadres supérieurs recevaient des pots-de-vin de nos clients en échange d’un traitement plus favorable que celui prévu par les barèmes, pénalisant bien entendu la compagnie qui nous employait et plus particulièrement son propriétaire. Comme dans le cas précédent, c’était une certaine dextérité dans l’extraction et l’analyse de données appartenant à la comptabilité de mon employeur qui m’avait fait découvrir ces faits. Je fus convoqué dans les dix minutes qui suivirent ma découverte et on me dit sans ambages : « Vous comprendrez aisément que le nouveau contexte nous oblige à réclamer votre démission ».
J’aurais pu choisir de faire du bruit, mais j’entendais poursuivre mon expérience au sein du monde de la finance, et toute dénonciation de ce type m’aurait transformé en persona non grata dans l’industrie. Je m’en abstins donc prudemment. Privé d’accès à des fonds de recherche depuis 1989, je consacrai chaque fois les allocations de licenciement généreuses que l’on me consentait pour acheter mon silence à rédiger un livre relatif à ce que je découvrais, mais traité sur un plan plus général. Ce fut dans le premier cas rapporté ci-dessus : Investing in a Post-Enron World (Jorion 2003), et dans le second cas : Vers la crise du capitalisme américain ? (Jorion 2007).
Le profil que j’adoptais était celui du « savant distrait », du technicien absorbé par la résolution de problèmes purement techniques et prétendument incapable de noter les enjeux politiques du cadre au sein duquel il évolue. Cela suffisait en général à ce qu’on me laisse tranquille puisque je réalisais par ailleurs les tâches que l’on me confiait (le plus souvent d’ailleurs celles sur lesquelles mes prédécesseurs s’étaient cassé les dents, ce qui me rendait indispensable malgré mon caractère atypique et assez inquiétant). Il m’arriva pourtant un jour que l’on me rappelle en termes explicites la nature des enjeux politiques et leur préséance sur la résolution technique des problèmes. L’anecdote mérite d’être rapportée car elle est éclairante en soi quant au monde financier et au rapport de force existant entre lui et ses autorités de tutelle : le régulateur étatique qui supervise, en principe du moins, son activité.
Je faisais partie à l’époque d’une équipe de consultants introduisant dans une banque européenne (la plus importante du pays en question) le protocole de gestion du risque « VaR », Value at Risk. Les autorités de tutelle avaient imposé que les banques produisent dorénavant journellement ce chiffre de Value at Risk exprimant, pour dire les choses en deux mots, sa perte maximale probable au cours d’une période donnée, vu son exposition au risque sur les marchés. Mon rôle consistait à tester le logiciel que nous installions. J’avais pour cela créé un portefeuille fictif de l’ensemble des instruments de dette que possédait la banque, dont je calculais le prix « à la main », c’est-à-dire en ayant créé un modèle de cet instrument sur un tableur, puis je comparais les valeurs obtenues à celles que le logiciel générait pour les mêmes configurations. Or ça ne collait pas : on trouvait dans les prix des produits (en amont du calcul de la « VaR ») des erreurs de l’ordre – si je me souviens bien – de 1%, ce qui sur des portefeuilles de la taille des portefeuilles bancaires était tout à fait inacceptable.
Je demandai à examiner le code (C++), ce qu’on m’accorda, bien qu’en me maudissant silencieusement. Le code était correct et il ne s’agissait donc pas d’un bug, d’une erreur de programmation. La méthodologie VaR était codée à l’intérieur d’un module inséré lui au sein d’un logiciel beaucoup plus vaste. Je me mis à examiner les chiffres en entrée dans le module VaR en provenance du logiciel général. La source des erreurs était là. Or ce logiciel était d’usage courant depuis plusieurs années, installé dans des centaines de banques de par le monde, le vendeur bénéficiant d’une part considérable du marché. Nos services étaient coûteux pour la banque hôte et l’équipe à laquelle j’appartenais était restée bloquée depuis plusieurs jours, attendant le résultat de mes investigations. La nouvelle que j’annonçais : que le problème était en amont et beaucoup plus général que nul n’avait envisagé puisqu’il affectait la valorisation de produits financiers très répandus, jeta la consternation.
Quelques jours plus tard, la banque organisait un cocktail dans un excellent restaurant de la ville. J’étais là, mon verre à la main, quand un vieux monsieur m’aborda : « Vous savez qui je suis ? » Non, je ne le savais pas. Il me dit son nom qui m’était familier : c’était celui du numéro deux ou trois de cette grande banque dont tout le monde connaît le nom. « Et moi je sais qui vous êtes : vous êtes l’emmerdeur qui bloquez tout. Il y a une chose que vous n’avez pas l’air de comprendre mon petit Monsieur : le régulateur, ce n’est pas lui qui me dira ce que je dois faire. Non, ce n’est pas comme ça que les choses se passent : c’est moi qui lui dirai quels sont les chiffres, il ne mouftera pas et les choses en resteront là. Un point c’est tout ! » Et il tourna les talons, me plantant là, moi et mon verre.
On s’interroge aujourd’hui pourquoi dans la période qui s’acheva en 2007 les régulateurs de la finance étaient assoupis aux commandes. Mon expérience m’avait offert la réponse : le rapport de force existant véritablement entre banques et régulateurs.
L’ « esprit d’équipe »
L’interprétation de mon attitude comme étant celle du savant distrait n’était cependant pas entièrement fausse puisque dans le premier cas de licenciement rapporté, il me fallut plusieurs semaines pour que l’illumination ait lieu et que je devine la nature des informations compromettantes que j’avais involontairement débusquées. Une petite enquête confirma mes soupçons. J’ai relaté cet incident dans l’un de mes livres : La crise. Des subprimes au séisme financier planétaire, je reproduis ici ma relation telle qu’elle apparaît dans le livre (Jorion 2008b : 243-246).
J’ai un jour été brutalement licencié. Mon patron immédiat m’a appelé. Il était accompagné d’une représentante de la DRH. Je les ai suivis dans un petit bureau où ils m’ont informé que la compagnie avait décidé de se séparer de moi. Je ne les ai pas crus, je leur ai rappelé que je travaillais depuis plusieurs mois sur un projet pour le P-DG et que ce projet devait être complété le lendemain-même. Ils m’ont dit : « Si, tu es licencié ». J’ai répondu : « Je ne vous crois pas ! », j’ai dit : « Pour quelle raison ? » Ils sont restés silencieux puis sont allés chercher un collègue dont ils savaient qu’il avait ma confiance et lui ont expliqué la situation, lequel a dit : « Je vais appeler Richard ! », Richard Wohl étant le numéro 2 d’IndyMac. Il est revenu, il a prié les deux autres de sortir et il m’a confirmé la nouvelle : « Paul, c’est vrai ! ». J’ai répondu : « Bon ! » et je suis parti.
Je ne comprenais pas : le projet sur lequel je travaillais était un enfant chéri de Mike Perry qui aurait voulu savoir en permanence combien de candidats à l’achat d’un logement remplissaient un formulaire de demande de prêt, combien voyaient leur demande agréée par IndyMac, combien fournissaient les documents justificatifs requis, combien voyaient leur requête acceptée et les fonds transférés au vendeur du logement ; il voulait comprendre la déperdition entre chaque phase du processus et voir aussi le temps que prenait chaque étape. Je lui avais fait cela : de manière dynamique, l’ensemble des données étant remises à jour tous les soirs et immédiatement analysées. Mike Perry voulait que l’information soit accessible sur l’Intranet de la compagnie. Nous étions prêts : le lancement aurait dû avoir lieu le lendemain du jour où je fus licencié.
Rentré à la maison, j’étais abasourdi. Il me fallut plusieurs jours avant qu’une illumination soudaine ne me fasse comprendre ce qui avait dû se passer. Je me souvins d’une conversation téléphonique intervenue la veille de mon licenciement : mon patron immédiat m’avait appelé et m’avait demandé si l’analyse de données qui serait affichée sur l’Intranet d’IndyMac pourrait être vue des membres de son Conseil de Direction. Je m’étais informé et l’avais rappelé pour lui confirmer qu’il existait une hiérarchie d’accès à l’écran qui excluait certains membres du personnel mais que les membres de Conseil de Direction auraient bien évidemment le loisir de tout voir.
À mesure que la date du lancement se rapprochait, je m’intéressais de moins en moins à l’information générée pour concentrer mon attention sur la fiabilité du processus d’analyse et d’affichage de l’information. Je me rendis compte soudain qu’il devait y avoir parmi les chiffres qui seraient ainsi publiés, une information que les membres de Conseil de Direction verraient et que certains jugeaient préférable qu’ils ne voient pas. Je me mis alors à éplucher les chiffres pour tenter de trouver où le bât blessait.
Je découvris assez rapidement où en examinant les rames de print-outs produites au cours des derniers jours. IndyMac était très fier de fonctionner comme une fédération, à savoir que les demandes de prêt que la firme accordait proviennent de sources multiples : rassemblés par de petites compagnies ou par des firmes dont le crédit immobilier était une activité annexe, ou également par des courtiers indépendants. Mike Perry aimait répéter : « Aucune de nos sources ne représente plus de 5 % de notre financement du crédit au logement ! » Or ce n’était pas le cas : l’un des correspondants représentait en fait près du quart de la production. Il était là, ressortant de manière bien visible, tandis que les autres étaient effectivement très petits par rapport à lui, très loin derrière lui en termes de chiffre d’affaires.
Le nom de ce gros correspondant ne me disait rien : un nom sans visibilité aucune. J’ai recherché la compagnie sur l’Internet et l’une des deux mentions que j’ai trouvées était dans l’un de ces documents qui ne se trouvent là que par accident : une liste de transactions entre firmes. Une adresse était mentionnée, dans un autre quartier de Los Angeles. Je m’y suis rendu. Je n’ai d’abord rien trouvé. J’ai pris l’ascenseur et me suis mis à parcourir les couloirs. Et j’ai découvert une porte où se trouvaient deux plaques de cuivre : l’une portait le nom de ma compagnie mystère et l’autre était celui d’un établissement financier très connu, qui se trouvait alors au centre de l’actualité pour une énorme affaire de pots-de-vin.
Dernière remarque à ce sujet : de quel terme désigne-t-on parmi les décideurs, cet esprit de tolérance à la fraude que je viens d’évoquer ? « Esprit d’équipe ». « L’individu en question ne fait pas preuve d’esprit d’équipe », est le langage codé utilisé dans ce monde des établissements financiers pour désigner celui qui fait preuve de probité et désapprouve les tentatives de fraude.
Une exploration systématique du monde financier
Les allocations de licenciement me permirent donc d’autofinancer ma recherche et d’écrire des livres durant ces dix-huit années. Dans un cas, mon expertise grandissante m’encouragea à approfondir ma connaissance d’un domaine que je connaissais déjà (passage d’IndyMac à Wells Fargo, en 2002, par exemple), dans tous les autres, les pertes d’emploi qu’occasionnait mon « manque d’esprit d’équipe » me permirent d’explorer systématiquement l’univers de la finance.
Je m’étais ainsi initié au trading sur les marchés à terme et à la conception et à la mise au point de systèmes automatisés de trading à Paris et à Houston au Texas de 1990 à 1994. Une crise du marché obligataire m’obligea de travailler à Londres de 1995 à 1996 dans le domaine de la titrisation ; je découvris ainsi le monde des agences de notation et les longues tractations qu’implique l’émission d’un titre. En 1996 et 1997, comme évoqué plus haut, je participais au test et à l’installation de systèmes automatisés de gestion du risque à Amsterdam. Aux États-Unis, mon premier emploi avait donc été au sein du secteur immobilier résidentiel « subprime ». Je devais travailler ensuite dans les différents sous-secteurs du secteur « prime » : « Alt-A » et « Jumbo » à Los Angeles de 1999 à 2002, « HELOC » (Home Equity Line of Credit) à San Francisco de 2002 à 2004, et « Pay-Option ARM », à nouveau à Los Angeles, cette fois de 2005 à 2007. Cette connaissance approfondie du marché de la titrisation des crédits immobiliers devait se révéler providentielle au moment où la crise des subprimes se déclencha en février 2007.
Je posais donc ma candidature à des postes dans des domaines financiers jouant un rôle-clé dans la concentration des richesses mais sur lesquels il n’existe que très peu de documentation écrite en raison du flou que leurs participants préfèrent maintenir sur la nature exacte de leurs activités. J’ai ainsi travaillé en 2004 dans le secteur « subprime » du prêt automobile où le prêteur tire parti du fait que l’emprunteur a un besoin impératif d’un véhicule mais a un lourd passif quant à sa capacité à rembourser les crédits qu’il réclame. Les sommes exigées n’ont alors qu’un rapport lointain avec la valeur objective du véhicule et résultent plutôt d’une optimisation : étant donnée la situation financière de l’emprunteur, quelle est la somme maximale que l’on peut exiger de lui au fil des mois sans l’acculer à faire défaut ? Lorsque la manœuvre échoue, le véhicule est saisi et vendu par l’intermédiaire d’une salle des ventes dont la firme est également le propriétaire. Un collègue – extrêmement sympathique au demeurant – m’avait pris en amitié et nous déjeunions tous les jours ensemble. Il m’informait du progrès d’un de ses projets chouchou : compléter nos activités par un réseau de boutiques « Payday », en français : « jour de paie ». S’adressant principalement aux immigrés, mais aussi à la portion la plus démunie de la population blanche américaine, les assistés et les militaires en particulier, les boutiques « Payday » vous prêtent des petites sommes en échange d’un débit automatique sur votre compte qui aura lieu le jour où votre paie vous sera versée. La commission perçue est faible en termes absolus, étant à la même échelle que le prêt consenti, mais elle est gigantesque en termes relatifs, représentant un taux annualisé allant de 400 % à 2.000 % dans certains cas. On comptait en 2007 que dans 75 % des cas l’emprunteur était obligé de renouveler son emprunt.
Après que j’ai quitté la firme, j’ouvris un fichier que mon compagnon de déjeuner m’avait transmis dans les toutes premières semaines de mon emploi et que, faute de temps, je n’avais pas eu l’occasion de consulter précédemment. Ma première surprise fut de constater qu’il s’agissait d’une décision de justice. Ma seconde surprise fut de découvrir dans les attendus, les noms familiers d’employés de la firme. Le jugement portait sur un trafic d’armes et faisait état de menaces dont diverses personnes avaient fait l’objet. Je découvrais ainsi que celui qui m’avait traité en ami en avait été véritablement un, ayant immédiatement cherché à m’avertir d’un risque que je courais et dont je n’avais pas soupçonné l’existence.
À l’autre pôle du mécanisme de concentration des richesses : du côté cette fois des exploiteurs et non des exploités, j’ai travaillé de 1998 à 1999 dans une firme spécialisée dans les systèmes de retraite « non-conventionnels » pour dirigeants d’entreprise. Les plans qui sont appliqués tirent parti de différentes failles dans le système fiscal américain, par exemple la non-taxation du capital des polices d’assurance. Dans une formule très populaire aux États-Unis, et récemment mise en vedette par Michael Moore dans son film : « Capitalism. A Love Story », la COLI, pour Corporate-Owned Life Insurance, assurance-vie dont la compagnie est propriétaire, une firme assure sur la vie ses employés à leur insu et sans que leur famille n’en soit informée ; quand les bénéfices tombent à l’occasion du décès, ils sont utilisés comme compléments dans les pensions des dirigeants de l’entreprise. La COLI est plus connue sous son sobriquet de « janitor insurance » : l’assurance-vie du concierge. En réponse à l’indignation du public devant de telles pratiques, une loi fut votée aux États-Unis en 2006 qui oblige désormais les compagnies à informer et à obtenir le consentement des employés pour lesquels elles contractent une assurance-vie dont leurs proches ne bénéficieront pas.
Bien sûr, dans des cas comme ces deux derniers, et malgré ma neutralité affichée, ma formation d’anthropologue et mon zèle peut-être un peu trop voyant à tenter de comprendre le fonctionnement exact de la firme générèrent la suspicion et mon emploi fut de courte durée.
La crise se profile à l’horizon
Mise à part la rédaction entre deux postes de deux livres assez techniques mais consacrés soit à des questions financières très générales (la crise du capitalisme) soit à un domaine du monde financier très éloigné du mien (la faillite de la compagnie Enron), je ne publiais durant cette période que des articles consacrés à des sujets d’une toute autre nature : ceux essentiellement dont la substance serait reprise dans mon ouvrage d’anthropologie des savoirs Comment la vérité et la réalité furent inventées (Jorion 2009b). Je tins ainsi chez moi à Pasadena en 2001, en tant que Directeur d’équipe associé du Collège International de Philosophie, une séance « hors les murs » consacrée au « Miracle grec », à laquelle assistèrent uniquement – et de manière un peu surréelle – mes collègues ingénieurs financiers chez IndyMac.
En 2003, je travaillais chez Wells Fargo à San Francisco, la banque bien connue des amateurs de westerns dont les diligences assuraient le transport de l’or de Californie vers la côte Est des États-Unis. Le grand sujet de conversation entre mon ami Oreste Monokandilos et moi à l’heure du déjeuner, était la bulle de l’immobilier qui commençait d’enfler. « Si nous avions l’argent – et si tel était notre style », soupirait-il, « nous devrions shorter l’immobilier résidentiel américain ! », c’est-à-dire faire des investissements qui bénéficieraient d’un effondrement de ce secteur. Oreste avait raison quant aux deux conditions qui faisaient défaut : le manque de fonds et l’absence de désir, mais ma formation d’anthropologue (et de sociologue) m’ouvrait un autre horizon : celui de témoin, le rôle de celui qui se trouvant au lieu même où se dessine un cataclysme, se préparerait à en faire la chronique.
Je constituai ainsi des dossiers, accumulant une énorme documentation sur la crise en gestation, rassemblant l’information qui me permettrait de rédiger entre novembre 2004 et octobre 2005, Vers la crise du capitalisme américain ? (Jorion 2007). Faute de trouver un éditeur, l’ouvrage dut attendre janvier 2007 avant d’être publié.
La chronique de la crise
Je travaillerais deux ans chez Countrywide, le plus important établissement de crédit immobilier aux États-Unis et également au monde : de novembre 2005 à octobre 2007. Comme je l’expliquais dans l’ouvrage dont je venais d’achever la rédaction, le sort du crédit à la consommation et du capitalisme américain tout entier était cependant déjà scellé.
J’occupai différents postes chez Countrywide : initialement dans l’équipe rédigeant les logiciels maison utilisés dans la salle de marché, ensuite comme chargé de la validation de l’ensemble des modèles financiers. J’appartenais en particulier au comité examinant chaque mois les chiffres qui apparaîtraient au bilan du département « banque » de la firme. Le fait le plus remarquable sans doute est qu’à l’automne 2007, alors que l’inéluctabilité de la banqueroute de Countrywide ne faisait plus aucun doute depuis plus de six mois déjà (Countrywide serait rachetée en catastrophe par Bank of America en janvier 2008), le dispositif de gestion du risque en place n’avait pas décelé la moindre dégradation de sa situation financière : un système d’alarme en cas d’incendie existait bien mais qui n’avait été équipé d’aucun détecteur ni de feu ni de fumée.
Deux illustrations rapides, parmi de nombreux autres candidates possibles, expliqueront aisément pourquoi. Voici la première : la manière dont le modèle mathématique prédisant l’évolution du prix de l’immobilier avait été conçu lui interdisait de prendre une valeur négative. Personne ne s’était avisé de tester la capacité du modèle à prévoir une baisse du prix du logement, l’opinion selon laquelle le prix de l’immobilier grimpe toujours ayant quasiment acquis le statut de « loi naturelle ». Deuxième illustration : le modèle mathématique représentant les titres créés en rassemblant plusieurs milliers de crédits individuels « subprime » en une obligation unique (Asset-Backed Security), négligeait le mécanisme interne à ces instruments de dette qui permet de puiser dans un fonds de réserve en cas de défauts massifs de la part des emprunteurs. Le raison invoquée était que le cas ne se présenterait jamais. Quand, fin 2006, les ménages américains ne purent plus rembourser leurs crédits et qu’il devint nécessaire de ponctionner ces réserves, le modèle incorporé à un tableur dut être surchargé à la main à la fin de chaque mois pour tenir compte de l’évolution dramatique de la situation. Dénonçant ces deux systèmes déficients, je serais personnellement à l’origine d’une crise au sein de la firme. Mes suggestions furent ignorées mais, auraient-elles même été prises en considération, que le résultat aurait été identique : comme je l’ai dit, il était clair dès novembre 2005, à l’époque où je commençai à travailler à Countrywide, que l’entreprise était condamnée à terme.
Bart Maser, l’un de mes collègues au département de gestion du risque de Countrywide, partageait mon intérêt intellectuel pour la crise et son déroulement et nous nous faisions bénéficier mutuellement de l’information que nous mettions à jour. Plus le temps passait durant l’année 2007, plus nos supérieurs se désintéressaient du fonctionnement de la firme pour s’occuper exclusivement de ce que j’appellerais de manière imagée : « la construction du radeau ». Mes combats d’arrière-garde relatifs à la qualité des modèles ayant cessé de retenir l’attention, le temps que je pus consacrer journellement à la collecte d’informations relatives au déroulement de la crise ne cessa d’augmenter. Le matériau qui me permettrait de rédiger mon livre suivant : L’implosion. La finance contre l’économie. Ce que révèle et annonce la crise des subprimes (Jorion 2008a), fut essentiellement rassemblé durant les trois derniers mois de mon emploi chez Countrywide. À l’époque où je fis l’objet d’un licenciement économique, en octobre 2007, mon activité quotidienne ne consistait pratiquement plus que dans le rassemblement de l’information relative à la chute de la compagnie qui m’employait. Mon travail de terrain au sein du monde de la finance prit fin le jour-même.
Un destin dans son contexte
Les pages précédentes narrent les aventures d’une personne soumise à un destin, autrement dit comme une série d’anecdotes s’enchaînant selon une logique essentiellement accidentelle, scandée par quelques rares prises de décision, telle celle de devenir un jour, l’« anthropologue de la finance ». Ce que je vais faire pour conclure est d’un tout autre ordre : je vais adopter le point de vue du sociologue et de l’historien, voire de l’économiste, et plutôt que de mettre l’accent sur le destin, je vais concentrer mon regard sur le rôle joué par la conjoncture économique et politique dans le déroulement des événements.
En 1977, je défends à l’Université Libre de Bruxelles ma thèse d’anthropologie économique consacrée aux pêcheurs de l’Île de Houat dans le Morbihan où j’ai passé quinze mois, de février 1973 à mai 1974. Je suis aussitôt nommé jeune professeur à l’ULB. Mais il y a un hic : la Comité de la hache. Pour des raisons budgétaires liées à la crise qui sévit alors, les professeurs nouvellement nommés possèdent le titre et toutes les prérogatives associées au poste mais ne sont payés que comme vacataires, au prorata des heures enseignées. Je ne m’en tire financièrement que grâce au fait que je suis concurremment inscrit comme étudiant thésard à l’Université de Cambridge (mon directeur de thèse est Sir Edmund Leach) et que je bénéficie d’une bourse de la Fondation Wiener Anspach, la même fondation qui m’a déjà permis de rédiger ma thèse sur Houat au département d’anthropologie sociale de Cambridge (le détenteur de la chaire est alors Jack Goody). En 1978, un poste de jeune professeur s’ouvre à Cambridge, je pose ma candidature et je suis nommé.
J’enseignerai à l’Université de Cambridge de 1979 à 1984. Le système est celui de la « tenure » : au bout de cinq ans, votre cas est revu et vous êtes alors soit recalé (ce qui n’est qu’exceptionnellement le cas) soit nommé à titre définitif. Nous sommes trois à être nommés simultanément en 1979, nous serons cependant recalés tous les trois en 1984, pour la raison que je vais expliquer.
Margaret Thatcher est devenue premier ministre en 1979. Les conservateurs anglais accumulent les accusations envers les sciences humaines, censées saper l’édifice social, et ont leur éradication à leur programme. Entre 1979 et 1984, le budget de notre département se voit réduit d’un tiers. En 1983, mes deux collègues et moi recevons des autorités académiques, un courrier où il nous est expliqué qu’en raison de ces coupes budgétaires, l’université devra faire un choix entre envisager notre nomination à titre définitif et abolir la chaire (c’est-à-dire le poste de directeur du département) et il nous est demandé d’avoir la délicatesse de retirer notre candidature. Nous nous consultons et décidons conjointement d’ignorer cet appel. Aucun de nous trois ne sera nommé, la chaire sera maintenue et mon dossier me sera aimablement retourné (le paquet contenant mes écrits me revient intact : nul n’a pris la peine de l’ouvrir).
Nous sommes tous les trois relativement connus : l’une se verra offrir un poste d’enseignant au sein d’un des collèges de Cambridge, l’autre, un poste de professeur dans son pays d’origine, je suis quant à moi contacté par Marshal Sahlins de l’Université de Chicago – que j’ai eu l’occasion de rencontrer – et qui me demande si je suis intéressé par un poste de professeur dans cette institution. Je réponds que oui. Nous sommes en 1983, Ronald Reagan est président depuis deux ans, il applique aux États–Unis le même programme d’éradication des sciences humaines que Margaret Thatcher en Grande-Bretagne : Sahlins m’apprend bientôt que, faute de budget, le poste n’a pas pu être créé.
Suivent pour moi, deux années de missions en Afrique de l’Ouest en tant que socio-économiste des Nations-Unies (FAO). À mon retour, je m’installe en France. Jacques-Alain Miller m’a très gentiment offert un poste d’un an au département de psychanalyse de Paris VIII (désormais à Saint-Denis). Je pose ma candidature au CNRS. Ici, je cite les chiffres de mémoire mais je ne dois pas être très loin du compte. La première année, il y a douze postes en anthropologie, je suis classé treizième, la deuxième année, il y a sept postes, je suis classé huitième et la troisième (on ne peut présenter sa candidature que trois fois), alors qu’il n’y a plus que trois postes créés, je suis classé quatrième.
Bien sûr, on retrouve ici un destin personnel et mon classement au cours de ces trois années au concours du CNRS ne doit rien ni à l’économie, ni à la politique : je suis à cette époque l’auteur le plus publié de L’homme, la principale revue française d’anthropologie (et il n’est pas impossible que ce soit toujours le cas), tout en étant un outsider, et certains me le font clairement comprendre. Quoi qu’il en soit, ce qu’il convient de souligner ici, c’est le nombre de postes qui va déclinant au cours de ces trois années.
Le destin, dont j’ai décrit ci-dessus le déroulement, embraie alors : je passe de l’anthropologie à l’intelligence artificielle, puis de celle-ci à la finance.
L’époque où ma carrière d’anthropologue aurait dû se confirmer fut donc une période durant laquelle les sciences humaines furent l’objet d’attaques incessantes et le moyen de les mettre au pas, voire de provoquer leur extinction, fut le nerf de la guerre : l’argent. Il existait alors une science humaine, officielle celle-là : la « science » économique, qui avait elle le bon goût de ne parler ni de sociétés ni de classes sociales mais uniquement de l’« homo œconomicus », un être sans enracinement social, « rationnel » au sens de bassement calculateur, sans attaches et sans engagement vis-à-vis de sa communauté, en fait, le portrait exact du sociopathe qu’Aristote avait dénoncé autrefois : « … certains sont conduits à penser que gagner une fortune est l’objectif du chef de famille, et que ce qui donne sens à leur vie est d’augmenter leur fortune de manière illimitée, ou en tout cas de ne pas la perdre. La source de cette manière de voir est qu’ils se préoccupent uniquement de vivre et non pas de vivre bien, et comme ils constatent que leurs désirs sont illimités, ils veulent aussi que les moyens dont ils disposent pour les satisfaire soient eux aussi illimités » (Aristote, Le Politique, IX).
L’« homo œconomicus » qui confondait la liberté avec le libre exercice de sa cupidité, a subi depuis le sort qu’il mérite : la faillite personnelle. La réflexion est désormais du ressort de chacun de nous et des ruines des sciences humaines annihilées par une idéologie brutale, fondée sur le slogan et une prétention sans fondement à la scientificité, renaîtra l’« économie politique », la véritable science économique qui précéda l’émergence d’une religion concoctée par les milieux financiers et qui en usurpa le titre.
BIBLIOGRAPHIE
Delbos, G. et P. Jorion, 1984. La transmission des savoirs, Paris, MSH
Jorion, P., 1983. Les pêcheurs d’Houat, Paris, Hermann
Jorion, P., 2003. Investing in a Post-Enron World, New York, McGraw-Hill
Jorion, P., 2007. Vers la crise du capitalisme américain ?, Paris, La Découverte
Jorion, P., 2008a. L’implosion. La finance contre l’économie. Ce que révèle et annonce la crise des subprimes, Paris, Fayard
Jorion, P., 2008b. La crise. Des subprimes au séisme financier planétaire, Paris, Fayard
Jorion, P., 2009a. L’argent mode d’emploi, Paris, Fayard
Jorion, P., 2009b. Comment la vérité et la réalité furent inventées, Paris, Gallimard
Pelto, P. et G. Pelto, 1970. Anthropological Research : The Structure of Inquiry, New York, Harper & Row
135 réponses à “Comment on devient l’« anthropologue de la crise »”
Texte fascinant, mais le passage ci-dessous reste un peu obscur ; quelqu’un pour l’expliciter ? Merci
« j’ouvris un fichier que mon compagnon de déjeuner m’avait transmis dans les toutes premières semaines de mon emploi et que, faute de temps, je n’avais pas eu l’occasion de consulter précédemment. Ma première surprise fut de constater qu’il s’agissait d’une décision de justice. Ma seconde surprise fut de découvrir dans les attendus, les noms familiers d’employés de la firme. Le jugement portait sur un trafic d’armes et faisait état de menaces dont diverses personnes avaient fait l’objet. Je découvrais ainsi que celui qui m’avait traité en ami en avait été véritablement un, ayant immédiatement cherché à m’avertir d’un risque que je courais »
Merci beaucoup pour ce récit renouvelé qui m’avait échappé en janvier, car j’étais occupé à rédiger le texte que je vous ai envoyé.
Vos connaissances sont immenses et votre destin décidément passionnant. Je n’ai personnellement, je vous l’ai écrit, pas de compétence dans les technologie financières, mais les fraudes et autres entourloupes ne me surprennent guère. je vous indique dans mon texte que la perversité est la nature même du capitalisme. A ce titre, il n’est pas « réformable ».
Car si on suivait l’idée de Silvio Gesell que je reformule en écrivant « signe monétaire marqué par le temps » (ou SMT), c’est bien le capitalisme qui serait atteint au coeur. C’est aussi bête que ça, et vous restez l’homme à même de mieux saisir à quel pont ce système « farceur » et pourtant si pervers tient à peu de choses. Pourrait-on évoquer la théorie du chaos où les battements des ailes d’un papillon décelenchent un tempête à l’autre bout de la planète?
Le SMT serait cela, et il me semble que votre idée de l’interdiction des paris sur la fluctuation des prix des matières premières vise bien cela, car vous voulez bien aussi « contraindre » l’argent à être bien utilisé. Or, le non usage du signe monétaire durable (le SMD) est la parade ultime et totalement mortelle du capitalisme pour obtenir la capitulation des politiques. A+, ma femme m’appelle.
[…] le rapport de force défavorable aux régulateurs dans leurs relations aux milieux d’affaires. J’ai rapporté ici en particulier un épisode auquel j’avais participé : quand un dirigeant de banque […]
Paul Jorion dit :
« Et j’ai découvert une porte où se trouvaient deux plaques de cuivre : l’une portait le nom de ma compagnie mystère et l’autre était celui d’un établissement financier très connu, qui se trouvait alors au centre de l’actualité pour une énorme affaire de pots-de-vin. »
Cette phrase me fait étrangement penser à cet article :
Samuel Rondot : Un francais domine le monde du trading
http://www.objectifeco.com/bourse/trading/article/samuel-rondot-un-francais-domine-le-monde-du-trading
Bonjour M. Jorion,
je voudrais savoir s’il existe une version anglaise de ce texte.
Merci d’avance.
[…] (je venais d’achever un projet pour le grand patron, dont il était particulièrement fier – j’ai déjà raconté cette histoire), mais cela ne m’a pas empêché de toujours penser à cette banque avec une grande tendresse en […]